samedi 13 décembre 2025

La magie de la Nuit avant Noël de Rimski-Korsakov à l'Opéra de Munich

Le diable (Tansel Akzeybek) et sa suite infernale

Au temps de l'Avent, les opéras allemands mettent souvent Hansel et Gretel à l'affiche. L'opéra populaire d'Engelbert Humperdinck inspiré du conte des frères Grimm est traditionnellement joué durant les fêtes de Noël. Cette année, la Bayerische Staatsoper n'a pas dérogé à la tradition, mais a renchéri en proposant La Nuit avant Noël (Ночь перед Рождеством), l'opéra de Nicolaï Rimski-Korsakov, qui en rédigea lui-même le livret au départ du conte éponyme de Nicolas Gogol dont il reproduit très exactement la trame. Cinquième des opéras de Rimski-Korsakov, qui en composa quatorze, cet opéra fantastique en quatre actes et neuf tableaux,  fut représenté au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg le 10 décembre 1895. La  grande première bavaroise de cet opéra noëlesque qui n'avait jamais été monté à Munich se devait d'avoir lieu au mois de décembre. 

Avant d'aborder l'extraordinaire voyage musical auquel nous convie l'opéra, la lecture du conte de Gogol peut s'avérer utile. Nicolas Vassiliévitch Gogol, romancier et poète russe d'origine ukrainienne, était issu d'une ancienne famille cosaque ukrainienne de la Poltava, une région de la Petite-Russie qui à l'époque faisait partie de l'empire russe. Gogol s'était notamment consacré à la collecte du folklore ukrainien. En 1830 et 1832, il publia les deux volumes des Soirées du hameau près de Dikanka, des recueils de nouvelles entre comique et fantastique, sous le pseudonyme de Panko-le-Rouge, un apiculteur fictif collectant des contes populaires. Ses nouvelles ont contribué à installer la culture populaire ukrainienne dans le corpus littéraire. Gogol nous y a laissé nous laisser un tableau de genre fidèle de son Ukraine natale, avec toutes les croyances naïves de ses habitants nourris du folklore ukrainien et des mythes slaves, avec leurs divinités païennes, leurs démons et leurs sorcières. À noter que le conte de Gogol avait déjà inspiré trois opéras avant celui de Rimski-Korsakov : Tchaïkovski avait donné Vakoula le Forgeron, dont la première eut lieu au Mariinski le 6 Décembre 1876, Nicolas Soloviev composa un opéra éponyme, qui fut joué avec un certain succès dans un théâtre privé de Saint-Pétersbourg, et un troisième, en dialecte petit-russien, dû à Mykola Lissenko, qui fut populaire à Kiev et à Kharkov.

 

La Nuit avant Noël se déroule au temps de la Koliada, douze nuits magiques qui combinent la fête païenne du solstice d'hiver et la célébration de Noël orthodoxe. Ce sont les nuits les plus longues de l'année et en cette fin du 19ème siècle, le pays était souvent balayé par les vents glacials et les blizzards.
Durant cette période, la frontière entre le monde des humains et le royaume des êtres ténébreux s'amenuise considérablement. Rimski-Korsakov mêle avec brio contes et folklore slaves, comédies villageoises satiriques et univers oniriques surréalistes, juxtaposant les traditions chrétiennes de Noël à des figures et rituels païens. Il relie Noël au cycle solaire, créant un monde où coexistent les chants de la koliada ukrainienne (semblables aux chants de Noël chrétiens), les cloches d'église, les diables, les sorcières, les divinités de la nature et la lutte entre les esprits de la lumière et les ténèbres lors du solstice d'hiver – la « naissance du soleil ». Ici, humains et êtres surnaturels se rencontrent. 

Le livret

Le livret nous raconte avec force détails comment Solokha, qui était un peu sorcière, voulut un soir de réveillon empêcher son fils Vakoula, lequel cumulait le métier de forgeron et l'art du peintre, de se rendre chez sa bien-aimée Oxana. La sorcière s'entend  avec le diable pour dérober pendant l'espace d'une nuit la lune et les étoiles, un marché qu'il accepte volontiers, d'abord parce qu'il est toujours content de faire des niches aux habitants de la terre, ensuite parce qu'il veut se venger de Vakoula, qui l'a peint dans l'église du village en le représentant sous une forme humiliante. Une nuit noire s'installe que la tempête de neige ne parvient pas à blanchir.

Pazjuk (M.Turunen) et Solokha (E.Semenchuk)

Vakoula pénètre chez Oxana; les jeunes filles du village arrivent en cortège, en chantant, et apportent les cadeaux qu'elles ont recueillis chez les villageois pour qui elles ont chanté la Koliada, antique chanson païenne en l'honneur de la divinité, Koliada, et qui est devenue par assimilation un chant de Noël. La fière Oxana, arrogante et outrecuidante, n'accepte pas les avances du forgeron. Elle examine les cadeaux qu'ont reçus ses amies et admire surtout une jolie paire de souliers. Pour se moquer des prétentions de Vakoula, elle lui déclare qu'elle l'épousera s'il lui rapporte une paire de souliers de la tsarine. 

Diacre Osip Nikiforovich (Vsevolod Grivnov) et Solokha (Ekaterina Semenchuk)

Au second acte nous nous retrouvons chez la mère du forgeron qui a repris l'aspect d'une simple paysanne. Elle se prépare à recevoir la visite des chanteurs de Noël. Mais bientôt les hommes les plus importants du village, pris dans la tourmente neigeuse,  viennent se réfugier chez Vakoula, qui ne leur a jamais refusé ses faveurs.  Paniqués à l'idée d'être découverts, ils consentent à se cacher dans des sacs de charbon vides, que la mégère met à leur disposition. Le diable, qui a pris place parmi les visiteurs, s'introduit aussi dans un sac. Le forgeron rentre chez lui et il est très étonné de voir tant de sacs de charbon alignés dans la salle le jour de Noël. Furieux, il les charge tous sur son dos et les dépose dans la cour. Désespéré de voir qu'Oxana ne veut pas de lui, il quitte le village, emportant pour tout bagage le plus petit des sacs, qui se trouve être celui où est enfermé le diable.

Oxana (Elena Tsallagova) et (Vakoula Sergueï Skorokhokov)

Le troisième acte nous apprend comment Vakoula a facilement obtenu la soumission du diable en le menaçant d'une croix, il l'oblige à se transformer en cheval ailé et à le transporter au palais de la tsarine. Ici le compositeur a donné libre carrière à sa fantaisie et nous représente la chevauchée du forgeron dans les airs sur son coursier improvisé, se dirigeant vers la résidence de la tsarine, puis l'accueil que lui fait Catherine II, touchée par sa requête naïve, qu'elle satisfait, et le retour triomphant de Vakoula, par la même voie aérienne, à son village. Oxana est ravie de retrouver le forgeron, qu'on croyait mort, et lui assure qu'elle l'aurait accepté pour mari, même sans le cadeau des souliers de la tsarine. Le père d'Oxana convoque ses amis pour les fiançailles et ceux-ci prient le fiancé de leur raconter comment il a pu se procurer les souliers de la tsarine. Mais Vakoula répond qu'il ne fera ce récit qu'à un certain Panko-le-Rouge (Gogol). Ce qui  permet à Rimski-Korsakov de ce pour terminer son opéra par la glorification du grand écrivain. 

La première munichoise

Barrie Kosky est un conteur né, tout à fait dans son élément dans cet opéra patchwork " qui tient à la fois du conte de fées et d'une nouvelle populaire qui raconte l'histoire d'une communauté villageoise populaire, une histoire spirituelle et religieuse, l'histoire d'une communauté, d'un village… Mais au final, c'est une histoire d'amour. C'est le cœur de l'œuvre. "

Le public s'installe et déjà la scène grouille de villageois qui semblent se trouver dans une salle de spectacle en hémicycle, dont l'architecture nous a fait penser au théâtre du Globe à Londres et dont les murs sont tapissés d'un papier peint aux motifs géométriques dans le goût des années 60/70. Cette grappe humaine en attente d'un spectacle crée un effet de miroir, un reflet scénique des spectateurs dans la salle. L'accès aux galeries supérieures du cirque se fait au moyen de grandes échelles. La scénographie et le décor et les lumières sont dus au talent de Klaus Grünberg.

La veille de Noël, le diable se réjouit, les ténèbres l'emportent sur la lumière. Un Monsieur Loyal apparaît avec un beau costume rouge et un chapeau haut-de-forme. Quand il salue, il ôte son couvre-chef. Une paire de cornes orne son crâne, c'est le diable en personne qui s'est déguisé en animateur de cirque. Il montera bientôt décrocher la lune et collecter les étoiles, il faut que la nuit soit noire. Le diable n'est pas seul, il est au centre d'une troupe de diables satellites qui virevoltent autour de leur maître. 

Bientôt un puissant blizzard plonge le village dans la tourmente. Ce n'est pas un phénomène météorologique naturel, les flocons de neige ne tombent pas, ils remontent de bas en haut. Les notables du village, le sacristain, le bourgmestre et Tchoub, le père d'Oksana, se précipitent chez Solokha pour échapper à la tempête neigeuse. Ce sont de grasses personnes que le costumier Klaus Bruns a transformés en  baudruches gonflées de leur importance sociale. Barrie Kosky a fort bien rendu l'esprit du livret en fricotant une commedia dell'arte burlesque à la sauce slave. Une sorcière avec son balai qui une fois revenue sur terre s'avère être une appétissante veuve joyeuse, un diable décrocheur de lune, et plus avant une tsarine qui descend des cintres comme une déesse ex machina juchée sur un trône porté par un aigle bicéphale argenté et pourvue de jambes démesurées dont les pieds sont chaussés de souliers scintillants. Les jambes sont en fait postiches, elle en fera cadeau au forgeron, tout heureux de pouvoir en offrir les souliers à sa belle. Le spectacle du bouillon de culture villageois est foisonnant, avec de vastes tableaux populaires magnifiquement agencés et constamment agrémentés par les chorégraphies et les voltiges acrobatiques conçues par Otto Pichler. Barrie Kosky et son équipe confirment leur réputation de magiciens de la scène.

Vladimir Jurowski et l'excellent orchestre rendent brillamment la verve joyeuse et la suite de « tableaux symphoniques mouvants » (le propos est extrait de l'Histoire de la musique de Jules Combarieu) où se déploie la plus riche imagination de Rimski-Korsakov. La composition comporte de nombreux effets imitatifs, picturaux et comiques, la musique évoque la tombée subite de la nuit, le sifflement de la tourmente, l'angoisse des villageois plongés dans les ténèbres et cherchant leur chemin à tâtons. La musique décrit le déroulement de la nuit fantastique avec la danse des astres, le passage d'une comète, la chute d'étoiles filantes, puis la danse infernale de la troupe des diables, la chevauchée aérienne, enfin paraît l'étoile du matin, le soleil se lève sur la neige scintillante et on perçoit l'écho des chants religieux du jour de Noel. La musique crée un monde d’images où tout paraît neuf. Le compositeur a notamment puisé son inspiration dans le réservoir des traditions littéraires et musicales du folklore ukrainien qu'Aleksandr Roubets avait collationnées et publiés en 1872 dans un recueil de 260 chansons, dont d'autres grands compositeurs comme Tchaïkovski et Moussorgski se sont également servis. " Pour moi, avance le chef d'orchestre, c'est l'une des partitions les plus poétiques de tous les temps. Elle regorge de chants folkloriques, tous ukrainiens, de véritables chants folkloriques ukrainiens, qu'il intègre avec un tel art qu'on a l'impression qu'il les a composés lui-même."  Vladimir Jurowski nous transmet sa passion pour cette mosaïque  musicale aux accents gracieux et poétiques qui n'avaient jusqu'aujourd'hui jamais retenti au Théâtre national de Munich. Le choeur de l'opéra, préparé par Christoph Heil, semble se jouer des difficultés polyphoniques de la partition, et fournit un chant à l'homogénéité et aux accents admirables.

Barrie Kosky et Vladimir Jurowski  ont eu à cœur de donner au texte russe des tonalités ukrainiennes (de prononciation et de vocabulaire) que les chanteurs, pour beaucoup russophones, ont aisément intégrées et qui sont sans doute audibles pour le public qui pratique ces langues. Le ténor pétersbourgeois Sergey Skorokhodov est le moteur de l'action, on le retrouve dans tous les duos importants, avec Oxana, Solokha ou avec le diable. La voix est puissante, mélodieuse dans les deux jolies romances, le phrasé impeccable. Doté d'un timbre lumineux et d'une projection impeccable, la soprano russe Elena Tsallagova donne une interprétation contrastée, nuancée et sensible de l'orgueilleuse Oxana, notamment dans ses deux cavatines, dont l'une est empreinte d'un sentiment de mélancolie touchante alors que la belle enfant croit que son prétendant est mort et qu'elle fait preuve de repentir pour son outrecuidance première. La mezzo-soprano biélorusse Ekaterina Semenchuk interprète avec beaucoup d'humour la sorcière et mégère Solokha, un rôle aux aspects variés qui lui va comme un gant et qu'elle ponctue de graves magnifiques. La basse russe Dmitry Ulyanov campe un solide Tchoub avec des graves éblouissants. Remarquable exception dans cette distribution dominée par les russophones, le ténor berlinois d'origine turque Tansel Akzeybek livre un diable au chant étoilé, un pauvre diable soumis aux injonctions de la croix et qui est le dindon de la farce. Le rôle de la tsarine est interprété par la mezzo-soprano Violeta Urmana, une grande dame du chant lyrique à la voix chaleureuse d'une majesté impériale.

La découverte de l'opéra de Rimski-Korsakov avec sa brillante orchestration, ses beautés mélodiques, sa verve, son humour et sa bonne humeur, est un ravissement tout à la fois musical et théâtral, interprété par un orchestre et un plateau brillantissimes.

Distribution du 10 décembre 2025


Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Barrie Kosky
Scène et lumières Klaus Grünberg
Costumes Klaus Bruns
Chorégraphie Otto Pichler
Chœur Christoph Heil
Dramaturgie Saskia Kruse

La tsarine Violeta Urmana
Le chef du village Sergueï Leiferkus
Tschub Dmitry Ulyanov
Oxana Elena Tsallagova
Solokha Ekaterina Semenchuk
Vakoula Sergueï Skorokhokov
Panas Milan Siljanov
Diacre Osip Nikiforovich Vsevolod Grivnov
Pazjuk Matti Turunen
Le diable Tansel Akzeybek
Une femme au nez bleu-violet Alexandra Durseneva
Une femme au nez ordinaire Laura Aikin

Orchestre d'État de Bavière 
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Figurants et acrobaties de l'Opéra d'État de Bavière
Ballet de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La magie de la Nuit avant Noël de Rimski-Korsakov à l'Opéra de Munich

Le diable ( Tansel Akzeybek) et sa suite infernale Au temps de l'Avent, les opéras allemands mettent souvent Hansel et Gretel à l'a...