Kirill Petrenko, qui présida aux destinées de la musique de l'orchestre et de l'opéra bavarois de 2013 à 2019, est revenu à Munich pour trois soirées pour y diriger le deuxième concert d'Académie de la saison, un retour comme chaque fois attendu avec beaucoup d'impatience. Au programme, le premier concerto de piano de Johannes Brahms, avec en soliste le pianiste Daniil Trifonov, et la quatrième symphonie de Piotr Tchaïkovski. Deux oeuvres dont les sonorités évoquent le fatum, le destin irrévocable de l'être humain.
Concerto pour piano n°1 de Johannnes Brahms
Johannes Brahms n'avait que 20 ans lorsqu'en 1854 il s'attela à la composition de son premier concerto pour piano, une oeuvre dans laquelle le jeune compositeur décrit ses angoisses et ses espoirs les plus intimes. Avec cette œuvre gigantesque en ré mineur, il a repoussé toutes les limites que le public, attaché à l'équilibre classique, pouvait imaginer lors de la première hanovrienne en 1859. Une soirée prestigieuse avec Joseph Joachim au pupitre et le compositeur au piano. La première munichoise de 1874, dirigée par Hermann Levi avec également le compositeur en soliste, fut tout autant acclamée.
Le pianiste virtuose Daniil Trifonov, qui fait ses débuts avec l'Orchestre d'État de Bavière, est aujourd'hui l'interprète idéal de ce concerto. Il arrive à Munich auréolé d'une fameuse réputation : en 2010/11, il a remporté des médailles dans trois des concours les plus prestigieux au monde, le troisième prix du Concours Chopin de Varsovie, le premier prix du Concours Rubinstein de Tel Aviv, ainsi que le premier prix et le Grand Prix du Concours Tchaïkovski de Moscou ; en 2016, le magazine Gramophone l'a nommé Artiste de l'année ; la même distinction lui fut décernée en 2019 par Musical America. Son troisième album en tant qu'artiste exclusif de Deutsche Grammophon a remporté le Grammy Award 2018 du meilleur soliste instrumental classique. En 2021, le gouvernement français l'a fait Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres. Daniil Trifonov se produit régulièrement en soliste avec des orchestres, notamment avec l'Orchestre philharmonique de Berlin, il est également actif comme compositeur. Lors de leur concert du Nouvel An 2024, il a interprété à Berlin le Concerto pour piano n° 2 de Brahms sous la direction du chef d'orchestre Kirill Petrenko. Ces deux titans de la musique travaillent en parfaite complicité.
Dès l'ouverture, on est frappé de l'importance que prend l'orchestre dans la composition. Le concerto a la forme d'une symphonie concertante pour orchestre et instrument principal, avec des tendances très marquées pour l'orchestration. L'oeuvre est solidement architecturée, la puissante partie orchestrale témoigne d'une maîtrise parfaite au regard de laquelle la partie pour piano révèle une polyphonie étonnante. L'exposition des thèmes est d'une remarquable variété, ils sont tour à tour graves, mélancoliques et passionnés. Dans le premier mouvement Maestoso, l'orchestre développe une puissance, une grandeur héroïque, et le piano lui-même n'intervient qu'en des formes très symphoniques. L'Adagio, dont la mélodie est lumineuse et les harmonies délicieusement fondues, dégage une poésie intense et profonde. On y découvre des développements méditatifs, pathétiques, un mélange unique de candeur et de mélancolie. Le Rondeau final, au rythme très travaillé, se maintient dans une allure des plus énergiques.
La précision de la direction de Kirill Petrenko, très attentif aux tempi, magnifie tous les aspects de la partition. Dans la fougueuse ouverture, le chef laisse la place à de courts moments de silence, qui soulignent encore la violence du propos. Il détaille ensuite l'adagio avec une lenteur consciente qui en souligne la désolation rêveuse et le charme, et en rend la profonde expression.
Daniil Trifonov fait preuve d'une maîtrise technique phénoménale, il semble se jouer des innombrables écueils que présente l'exécution des trilles avec une virtuosité qui laisse pantois d'admiration. Dans l'Adagio, la délicatesse de son toucher dresse avec une extrême sensibilité ce que le compositeur, amoureux platonique, avait qualifié de "doux portrait" ("sanftes Porträt") de Clara Schumann. Aux applaudissements, Daniil Trifonov exécute de rapides saluts d'une nervosité timide avant d'aussitôt disparaître pour revenir dans son élément offrir en rappel un morceau pour virtuose, une fugue étourdissante aux accents modernes du compositeur russe Sergueï Taneïev (1856-1915).
Quatrième symphonie de Tchaïkovski
Tchaïkovski a composé une musique narrative qui raconte les émotions de l'âme. Pour sa quatrième symphonie, il a laissé entendre ce qui l'avait inspiré lors de la composition : «C'est le destin, cette force fatale qui empêche l'aspiration au bonheur d'atteindre son but, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la tranquillité ne soient pas complets et sans nuages, qui plane comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête et empoisonne sans cesse l'âme. Cette force est invincible, et on ne la vaincra jamais » – mais il ne faut pas non plus cesser de la combattre. « Il n'y a pas une seule mesure dans cette symphonie, ma symphonie, que je n'aie profondément ressentie et qui ne soit l'écho de mes sentiments les plus intimes. », écrira-t-il rétrospectivement.
La Quatrième Symphonie dépeint avec force le combat de l'homme contre les forces inexorables du destin. Au coeur de la symphonie se trouve un être humain, tourmenté et souffrant dans un combat inégal sous les coups du sort, présenté comme un adversaire invincible. Cherchant une issue, l'homme tente de s'évader dans les souvenirs et les rêves, d'échapper à la solitude et aux pensées pesantes, et trouve du réconfort dans la joie du peuple. Le drame de la première partie contraste avec le trio suivant : le protagoniste se rassérène au contact du chant russe (deuxième partie), de la nature russe (troisième partie) et la danse russe (la joie du final).
La Quatrième Symphonie a été créée avec le soutien affectif et financier de Nadejda Filaretovna von Meck, avec qui le compositeur entretint une abondante relation épistolaire. Dans cette correspondance, le compositeur parle de la Quatrième Symphonie comme de « notre symphonie ». La rencontre de la richissime mécéne, veuve depuis 1876, avait été une voie de salut pour Tchaïkovski qui en 1877/78 travaillait en parallèle sur son opéra Eugène Onéguine et sur sa quatrième symphonie. Son mariage avec une étudiante follement éprise du compositeur n'avait été qu'une couverture pour dissimuler son homosexualité, mais cette solution s'était avérée désastreuse. À cela venaient s'ajouter les inquiétudes liées à la guerre qui opposait l'Empire russe et ses alliés à l'Empire ottoman.
Un thème en forme de fanfare apparaît plusieurs fois sous une forme inchangée dans la symphonie. Ce thème est celui de la force du destin mentionné plus haut, il intervient à plusieurs reprises dans l'action du premier mouvement dont il déforme progressivement les thèmes principaux. Le mouvement lent évoque la douceur et la tristesse de la rêverie. Le troisième mouvement avec ses instruments à cordes pincées, puis dans la partie centrale avec des instruments à vent ,évoque « des images étranges et incohérentes », issues de l'imagination, tandis que dans l'atmosphère festive et populaire du final, le bonheur inaccessible des autres est évoqué. – « mais le destin implacable réapparaît et nous rappelle le présent ». En bref, explique le compositeur, sa symphonie est essentiellement « une imitation de la Cinquième de Beethoven ; plus précisément, je n'ai pas imité ses idées musicales, mais son concept de base ».
Dans une lettre du 5 (17) décembre 1878 adressée Nadejda von Meck, Tchaikovski développait le programme de sa symphonie :
L'introduction est le cœur de toute la symphonie et sans aucun doute son thème central. C'est le destin, cette force implacable, qui nous empêche d'atteindre le bonheur, qui garde jalousement le fait que le contentement et la paix ne sont jamais complets ni purs, qui plane comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes et empoisonne sans cesse nos âmes. Elle est invincible ; on ne peut la vaincre. Il faut s'y soumettre et se réfugier dans un désir stérile (Moderato con anima). Le sentiment inconsolable, désespéré, s'intensifie et devient plus tourmentant. Ne vaudrait-il pas mieux se détourner de la réalité et se tourner vers les rêves (mesures 115 et suivantes) ? Oh, joie ! Enfin, un doux rêve est apparu. Une silhouette humaine bienveillante et lumineuse passe en voltige et nous fait un signe de la main (mesures 135 et suivantes). Quel bonheur ! Que le premier thème, si indésirable, est loin maintenant ! Peu à peu, les rêves ont complètement envahi l'âme. Tout ce qui paraissait d'abord sombre et morne a été oublié. Le voilà : le bonheur ! Mais non ! Ce n'étaient que des rêves, et le destin nous en arrache (mesure 193 et suivantes). Ainsi, la vie entière est un va-et-vient incessant entre la dure réalité et des visions fugaces, des rêves de joie (...).
Le deuxième mouvement (...) exprime la mélancolie qui m'envahit le soir, seul, épuisé par le travail (...). Mille pensées me traversent l'esprit (...), des moments heureux (...), mais aussi des instants de désespoir. Tout est déjà si loin ! C'est à la fois triste et doux de se perdre dans le passé !
Le troisième mouvement (...) est faite d'arabesques capricieuses, d'images fugitives qui errent dans l'imagination après un verre de vin (...). L'âme n'est ni heureuse ni triste. On ne pense à rien. On laisse libre cours à son imagination, et, pour une raison inconnue, elle se met à surgir d'étranges images (...). Ces images décousues (...) n'ont rien à voir avec la réalité ; elles sont étrangères, confuses et sans lien les unes avec les autres.Quatrième mouvement : Si l'on n'a pas de raison suffisante de trouver le bonheur en soi-même (...), il faut se mêler aux autres, voir comme ils s'amusent, comme ils se laissent aller à la joie. Quelle image de l'allégresse populaire des fêtes ! (...) et pourtant, le destin implacable ressurgit et nous ramène au présent. Mais on reste indifférent aux autres (...). Oh, comme ils sont joyeux ! Il faudrait se reprocher et se dire que tout n'est pas triste dans le monde (...). Il faut puiser son bonheur dans la joie des autres ! C'est ça, la vie !
Kirill Petrenko insuffle cet esprit à l'orchestre par une direction d'une précision adamantine menée avec une extraordinaire énergie qu'il exprime avec une engagement corporel athlétique, un corps tout en tension qui s'élève parfois sur la pointe des pieds. Les différents pupitres de l'orchestre suivent avec une unisson exemplaire. Ainsi des cuivres dès l'ouverture dans le thème obstiné du destin, ainsi du pincement des cordes, le pizzicato ostinato du troisième mouvement. Les solos sont remarquables, comme par exemple celui du hautbois dans l'andantino in modo di canzona, dont la tristesse mélancolique est relayée par les ensembles de l'orchestre.
Une soirée grandiose, produit de la confluence synergétique de trois titans, l'orchestre, Kirill Petrenko et Dinill Trifonov, un concert accueilli par un public tendu dans l'écoute et qui fut salué par une standing ovation enthousiaste et reconnaissante.
Crédit photographique © Geoffroy Schied
Sources diverses dont le programme du Bayerisches Staatsorchester
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