vendredi 22 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in La Sylphide, Souvenir d'Adieu 
(6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845)

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'Henri d'Alméras a consacré en 1911 à Marie Taglioni. Nous le faisons suivre d'une critique article que Théophile Gautier écrivit en 1838 à propos d'une reprise de la Sylphide, dans lequel. rendant grâce à l'une et à l'autre, il compare les talents de Marie Taglioni à ceux de Fanny Essler, qui reprit le rôle-titre (Pour lire la première partie, cliquer ici. / Pour lire la deuxième partie, cliquer ici / Pour lire la troisième partie, cliquer ici).

Marie Taglioni in La Vie parisienne sous le règne de Louis-Philippe d'Henri d'Alméras (1861-1938), Albin Michel (Paris), 1911, pp. 276 et svtes.

    Marie Taglioni était née en 1804 à Stockholm, où son père Philippe Taglioni, était maître de ballet au théâtre. Elle avait débuté en 1822 avec un succès immense sur le théâtre de Vienne, dans un ballet mythologique : Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsichore. Elle jouait le rôle de la jeune nymphe. 
   De 1822 à 1826, elle avait dansé à Vienne, Sttutgart, Munich. Le 23 juillet 1827, elle débuta à l’Opéra dans le ballet de la Vestale et dès ses premiers pas, elle effaça, elle relégua au second plan Montessu, protégée par le directeur M. Lubert. 
  Cependant, Marie Taglioni n’était ni jolie, ni bien faite. Elle avait de longs bras de faucheux, des jambes trop maigres et la poitrine enfoncée, ce qui lui donnait une démarche et une attitude disgracieuses. Lorsque son père l’avait conduite tout enfant au professeur de danse Coulon : « Que diable voulez-vous que je fasse, avait dit celui-ci, de cette petite bossue. » 
  Cette petite bossue, au visage banal, réussit à force d’études et d’ambitieuse ténacité, à devenir la première danseuse de son temps. De 1827 à 1832, chacun de ses nouveaux rôles fut pour elle un nouveau triomphe (1). 
    En 1832 (2), elle créa le ballet de la Sylphide (14 mars) et quelques jours après ce quatrain, interprète de l’unanime admiration, courait Paris : 

Pourquoi ce long regret sur vos ailes perdues, 
O Sylphide aux souris caressants et vermeils ? 
Essuyez au plutôt vos larmes ingénues : 
Une aile est inutile avec des pieds pareils. 

    Cinq ans plus tard, le 22 avril 1837, se termina la carrière de la Taglioni à l’Opéra. On ne devait plus l’y revoir qu’à d’assez longs intervalles et en représentation extraordinaire. 
   Elle avait épousé en 1835 le fils d’un pair de France, M. Gilbert des Voisins. Celui-ci, pour les sommations à ses parents, s’était adressé à un avocat célèbre, qui lui avait dit : « Je consens à vous assister dans cette affaire, mais à condition que vous me continuerez votre confiance pour le procès de séparation. » Ce procès n’eût lieu que neuf ans plus tard. La séparation fut prononcée par le tribunal de la Seine le 21 août 1844. 
    Depuis son triomphe de la Sylphide, en 1832, les caprices de la Taglioni augmentaient en même temps que sa réputation. Elle inventait sans cesse de nouveaux prétextes pour ne pas jouer. Le plus fréquent était les engelures. Elle en avait même au mois de juillet. Véron lui attribue l’invention du mal au genou, du mot sinon de la chose, car la, chose elle-même, on peut affirmer sans crainte d’erreur, qu’elle est fort ancienne.
    « Lorsque je quittai l’Opéra (3), dit-il, Mlle Taglioni avait encore une dernière année d’engagement à faire avec M. Duponchel. Presque immédiatement après ma retraite, elle déclara un mal au genou ; on convoqua tous les médecins et chirurgiens ordinaires et extraordinaires de l’Opéra : mes amis de Guise, Roux, MM. Marjolin et Magendie ; la consultation fut longue et sérieuse ; il n’y avait au genou ni gonflement ni rougeur ; mais, au moindre toucher la physionomie de la danseuse exprimait la douleur la plus vive. Pendant que les chirurgiens discutaient avec chaleur sur les névroses, sur les gaines des tendons, M. Magendie et moi nous ne pouvions nous empêcher de rire dans notre barbe. Mlle Taglioni resta plusieurs mois sans danser. Trois ou quatre ans après, mon ami Adam fut appelé comme compositeur à Saint-Pétersbourg. En entrant dans l’appartement de Mlle Taglioni, qui était alors première danseuse au Théâtre-Impérial, il vit accourir dans ses jambes une charmante enfant. « À qui donc cette jolie petite fille ? » Mlle Taglioni lui répondit en riant : « C’est mon mal au genou (4). » 
    Son engagement à l’Opéra devait finir le 25 avril 1837. Duponchel ne le renouvela pas. En apprenant cette grave nouvelle, les Taglionistes s’agitèrent. Les habitués de la loge infernale décidèrent que pendant la dernière représentation de la danseuse, le 22 avril, des gens apostés réclameraient la tête de Duponchel et que de la loge on jetterait sur la scène une tête en carton qui reproduisait très exactement les traits du directeur. Tout était prêt et l’exécution allait avoir lieu, lorsqu’un aide de camp envoyé par la reine Amélie, qui assistait au spectacle, ce soir-là, demanda de sa part qu’on s’abstint de cette manifestation. Il y avait alors une tête (et pas en carton) qui allait tomber, ou du moins on le craignait, celle de Meunier, condamné à mort pour avoir tiré sur Louis- Philippe. Le roi fit grâce à Meunier, les habitués de la loge infernale firent grâce à Duponchel, et aucune des deux têtes ne tomba. 
    La Taglioni reparut à l’Opéra en 1838, en 1840, en 1844. En 1 841, fatiguée, vieillie, elle dansa cette scène de l’ombre, à propos de laquelle Alfred de Musset avait écrit sur son album :

Si vous voulez ne plus danser, 
Si vous ne faites que passer,
Sur ce grand théâtre si sombre, 
Ne courez plus après votre ombre, 
Et tâchez de nous la laisser (5).

    Retirée dans sa villa du lac de Côme près de Mlle Pasta, elle s’y ennuyait. Paris lui manquait. Elle y revint sous le second Empire pour s’y occuper de l’éducation chorégraphique et des débuts d’Emma Livry, en qui elle espérait se survivre. L’Opéra lui offrit un banquet aux Frères-Provençaux, le 2 décembre 1859. Ce fut sa dernière heure de gloire. 
    La Taglioni était encore dans tout l’éclat de sa réputation, lorsque la direction de l’Opéra, lassée de ses caprices, lui opposa une redoutable rivale. 
    Il y avait en 1834 au Théâtre-Royal, à Londres, deux danseuses, deux sœurs, Thérèse et Fanny Essler. On disait que celle-ci, la plus jeune, avait inspiré au duc de Reischtadt une profonde passion. C’était une légende inventée par Mery, pieusement recueillie par quelques journaux allemands, et que ne démentait pas trop la ballerine, parce qu’elle flattait sa vanité (6). 
    Véron apprit que, mal payées, peu connues, elles étaient médiocrement satisfaites de leur situation. Il alla à Londres pour leur offrir un engagement à l’Opéra de 410.000 francs par an. Elles hésitaient. Pour les décider, il les invita à dîner à Clarendon’s hôtel où il était descendu, et, au dessert, un valet apporta sur un plateau d’argent pour une centaine de mille francs de bijoux, de diamants et de perles. Elles se contentèrent de prendre une épingle et une bague d’une quinzaine de louis, mais l’engagement fut signé.     Le 10 septembre 1831, Fanny Essler débuta à l’Opéra dans la Tempête, ballet en 2 actes composé pour elle par Adolphe Nourrit et Coralli, et mis en musique par Schweitzhoeffer (7). Son succès, un peu retardé par ce que son genre offrait d’imprévu, s’affirma dans le Diable boiteux (8), le 1er juin 1836. Elle osa, ce soir-là encore, malgré des résistances et des préjugés qu’elle devinait, être elle-même. Elle parut sur la scène vêtue d’une basquine bordée de pompons, d’un jupon relevé de passequilles, avec un peigne d'écaille dans les cheveux et une mantille assujétie par deux roses, et des castagnettes à la main. A la danse aérienne, idéaliste, de la Taglioni, dans un nuage de gaze et de mousseline, elle osa substituer une danse ardente, passionnée, réaliste, une danse de femme et non de nymphe, celle qu’avaient vainement tenté d’acclimater à Paris. [...]

(1) En 1828, dans la Belle au bois dormant, en 1829, dans la Tyrolienne de Guillaume Tell, en 1830, dans le Dieu et la Bayadère (lorsqu’à la fin de la représentation le régisseur Salomé s’avança pour nommer les auteurs Scribe et Halévy, le public l’interrompit pour réclamer la réapparition de la danseuse), en 1831, le 22 novembre, dans le ballet de Robert le Diable, où elle jouait le rôle de l’Abbesse. 
(2) Le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, directeur des Beaux-Arts, avait imposé, sous la Restauration, aux danseuses, un large pantalon qui dépassait la jupe. En 1832, la Taglioni adopta la jupe courte, le tutu, et le maillot collant, costume employé désormais pour tous les rôles et contre lequel Théophile Gautier, au nom de la couleur locale, protesta, en 1839, à propos d'un ballet donné par des Indiennes. En 1840, à la Porte Saint-Martin, Lola Montés (pour ennuyer, dit-on, un amant qui avait rompu la veille avec elle, mais le public, lui, né s’ennuya pas) dansa sans maillot. Ce fut un grand scandale. On obligea Lola Montés à quitter le théâtre et elle partit pour l’Allemagne où l’attendaient des aventures extraordinaires et qui n’eurent avec l’art dramatique que de très lointains rapports.
(3) En 1835. 
(4) Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 302.
(5) Sur la première page d’un de ses livres qu’il lui envoyait, Victor Hugo avait écrit cette dédicace : 
« À vos pieds, à vos ailes ! »
(6)  Elle avoua cependant un jour à Véron qu’il n’y avait rien de vrai dans cette histoire, V. Mémoires d'un Bourgeois de Paris, t. IV, p. 257.
(7) Thérèse Essler débuta le 1 er octobre dans Gustave III ou le Bal masqué, opéra en 5 actes, de Scribe et d’Auber, dont la première représentation avait eu lieu le 7 février 1833. 
(8) Ballet en 3 actes, de Berat de Gurgy, Adolphe Nourrit et Coralli, musique de Casimir Gide.

Alfred-Édouard Chalon, op.cit.

Théophile Gautier, Reprise de la Sylphide in La Presse du 24 septembre 1838 (extraits).

    L'Opéra, il faut le dire, manque de ballets et ne sait à quoi employer son armée de danseuses et de jolies figurantes ; il paraît que la littérature des jambes est la plus difficile de toutes, car personne n'y peut réussir ; les Mohicans malgré les coiffures en citrouilles creusées, les tabliers en plumes, les tomahauks, les couteaux à scalper, les maillots saumon et tout le luxe de couleur locale que l'on y avait déployé, n'ont fait qu'une courte apparition sur le théâtre la Volière a paru beaucoup trop enfantine et quelques détails gracieux n'ont pu racheter la faiblesse de l'ensemble ; la Chatte métamorphosée en femme, bien que le livret eût été écrit par Charles Duveyrier poète de Dieu et glorificateur de la face du père, bien que les décorations et la mise en scène fussent d'une magnificence curieuse et toute chinoise, n'a obtenu qu'un succès languissant que le talent de Mlles Elssler et Nathalie Fitz-James n'ont pu parvenir à raviver; les reprises de la Fille mal gardée, de la Somnambule, du Carnaval de Venise n'ont eu qu'un intérêt de comparaison sans influence sur la recette et puis comme dit Joshua, le geôlier de Marie Tudor, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l'on fait la guerre et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans ; femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien sottes ; ce qui est vrai des femmes et des opinions l'est encore bien plus des ballets. des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    À voir ces vieilleries qui ont charmé nos pères et dont les airs roucoulés par les orgues à tous les carrefours, ont bercé notre première jeunesse, il vient au cœur une espèce de sentiment doux et mélancolique, comme lorsqu'on fouillant dans quelque recoin de tiroir poussiéreux vous retrouvez des jupes gorge de pigeon, des dentelles jaunies, un éventail désemparé, avec une romance de Jean-Jacques Rousseau d'un côté, et une bergerie a la gouache de l'autre, reliques oubliées d'une grand-mère ou d'une grand-tante morte depuis longtemps. Mais ce sentiment tout poétique, quoiqu'il ne soit pas sans douceur, ne suffit pas à remplir une salle d'Opéra ; d'ailleurs le délabrement des décorations entièrement passées et rompues à tous leurs plis, ne permet pas d'exhumer ces momies de ballets qui ont peut-être été il y a quelques vingt ans des corps frais et jeunes, de charmants, visages au joyeux sourire, mais qui auront toujours pour nous quelque chose de ridicule, de suranné et de paternel.
    Il n'y avait donc à l'Opéra qu'un ballet, le Diable Boiteux, ballet très amusant et très spirituel de M. Burat de Gurgy, dont S. M. le roi de Prusse a été si content qu'il a envoyé à l'auteur une magnifique épingle représentant un diable boiteux avec un ventre de diamant, des yeux d'escarboucles et des pieds de rubis, mais ce ballet a eu cinquante représentations et il serait temps de laisser reposer ce succès et de montrer la belle danseuse sous d'autres aspects et d'autres costumes quoique l'on redemande toujours la cachucha avec la même fureur, il ne faudrait pas cependant applaudir exclusivement le babil des castagnettes et la pétulance espagnole, et si courue qu'elle soit, une pièce seule ne forme pas un répertoire.
    Depuis longtemps il était question de faire reprendre les rôles de Mlle Taglioni, la Sylphide, la fille du Danube, par Mlle Fanny Elssler; les Taglionnistes criaient au sacrilège, à l'abomination de la désolation ; l'on eût dit qu'il s'agissait de toucher à l'arche sainte ; Mlle Elssler elle-même, avec cette modestie qui sied si bien au talent, craignait d'aborder des rôles où son illustre rivale s'était montrée si parfaite, mais il ne fallait pas qu'un charmant ballet comme la Sylphide fût rayé du répertoire par des scrupules exagérés ; il y a mille manières de jouer, et surtout de danser une même chose, et la prééminence de Mlle Taglioni sur Mlle Elssler est une question qui pourrait parfaitement se contester.
    Mlle Taglioni, fatiguée par d'interminables voyages, n'est plus ce qu'elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c'est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l'haleine manque, la sueur perle sur lé front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent ; tout à l'heure c'était une vraie sylphide, ce n'est plus qu'une danseuse, la première danseuse du monde, si vous voulez, mais rien de plus. Les princes et les rois du nord, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié l'ont tant applaudie, tant enivrée de compliments, ils ont fait descendre sur elle tant de plaies de fleurs et de diamants, qu'ils ont alourdi ces pieds infatigables, qui, pareils à ceux de la guerrière Camille, ne courbaient même pas la pointe des herbes ; ils l'ont chargée de tant d'or et de pierreries, la Marie pleine de grâces, qu'elle n'a pu reprendre son vol, et qu'elle ne fait plus que raser timidement la terre, comme un oiseau dont les ailes sont mouillées.
    Mlle Fanny Elssler est aujourd'hui dans toute la force de son talent, elle ne peut que varier sa perfection et non aller au-delà, parce qu'au-dessus du très bien il y a le trop bien, qui est plus près du mauvais qu'on ne pense ; c'est la danseuse des hommes, comme Mlle Taglioni était la danseuse des femmes, elle a l'élégance, la beauté, la vigueur hardie et pétulante, la folle ardeur, le sourire étincelant, et surtout cela, un air de vivacité espagnole tempérée par sa naïveté d'allemande, qui en font une très charmante et très adorable créature. Quand Fanny danse, on pense à mille choses joyeuses, l'imagination erre dans des palais de marbre blanc inondés de soleil et se détachant sur un ciel bleu foncé, comme les frises du Parthénon ; il vous semble être accoudé sur la rampe d'une terrasse, des roses autour de la tête, une coupe pleine de vin de Syracuse à la main, une levrette blanche à vos pieds et près de vous une belle femme coiffée de plumes et en jupe de velours incarnadin; on entend bourdonner les tambours de basque et tinter les grelots au caquet argentin.
    Mlle Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d'ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l'écorce d'un chêne aux yeux d'un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s'y méprendre à ces fées d'Ecosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d'or pour ceinture.
    Si l'on peut s'exprimer ainsi, Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, Mlle Fanny Elssler est une danseuse païenne. Les filles de Milet, les belles Ioniennes dont il est tant parlé dans l'antiquité, ne devaient pas danser autrement.
    Ainsi donc, Mlle Elssler, quoique les rôles de Mlle Taglioni ne soient pas dans son tempérament, peut sans risque et sans péril la remplacer partout ; car elle a assez de flexibilité et de talent pour se modifier et prendre la physionomie particulière du personnage.
    L'épreuve de vendredi a montré que Mlle Elssler n'avait pas trop auguré de ses forces en attaquant le répertoire de sa redoutable rivale.
    Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux sujets de ballets que l'on puisse rencontrer, il renferme une idée touchante et poétique, chose rare dans un ballet et même ailleurs, et nous sommes charmé qu'il soit remis au théâtre ; l'action s'explique et se comprend sans peine et se prête aux tableaux les plus gracieux, de plus il n'y a presque pas de danses d'hommes, ce qui est un grand agrément.
   [...] Le costume de Mlle Elssler était d'une fraîcheur ravissante ; on aurait dit qu'elle avait coupé sa robe dans le crêpe des libellules et chaussé son pied avec le satin d'un lys. Une couronne de volubilis d'un rose idéal entourait ses beaux cheveux bruns, et derrière ses blanches épaules palpitaient et tremblaient deux petites ailes de plumes de paon, ailes inutiles avec des pieds pareils
    Le nouvelle sylphide a été applaudie avec fureur ; elle a mis dans son jeu une noblesse, une grâce, une légèreté infinies ; elle apparaissait et s'évanouissait comme une vision impalpable, vous la croyiez ici, elle était là dans le pas avec sa sœur, elle s'est surpassée elle-même ; il est impossible de rien voir de plus parfait ni de plus gracieux ; sa pantomime, quand elle est prise par son amant dans les plis de l'écharpe enchantée, exprime avec une rare poésie le regret et le pardon, le sentiment de la chute et de la faute irréparable, et son long et dernier regard sur ses ailes tombées à terre est d'une grande beauté tragique.
    Au commencement de la pièce il est arrivé un petit accident qui n'a pas eu de suite, mais qui nous a alarmé tout d'abord ; au moment où la Sylphide disparaît par la cheminée (singulier chemin par une Sylphide), Mlle Fanny, emportée trop rapidement par le contrepoids, a heurté assez violemment du pied le bois du chambranle.
   Heureusement elle ne s'est fait aucun mal, mais nous prenons occasion de ceci pour nous récrier contre les vols qui sont une tradition du vieil opéra. Nous ne trouvons rien de bien gracieux à voir cinq à six malheureuses filles qui se meurent de peur suspendues en l'air par des fils de fer qui peuvent fort bien se rompre ; ces pauvres créatures agitent éperdument leurs bras et leurs jambes comme des crapauds dépaysés et rappellent involontairement ces crocodiles empaillés que l'on pend au plafond.
    À la représentation au bénéfice de Mlle Taglioni, deux sylphides restèrent en l'air ; l'on ne pouvait ni les descendre ni les remonter toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d'une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n'a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre bien entendu) s'avança sur le bord du théâtre et dit « Messieurs, personne de blessé. Le lendemain les deux sylphides de second ordre reçurent un cadeau de la vraie sylphide. Il arrivera probablement bientôt quelque anicroche de ce genre.

THÉOPHILE GAUTIER

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici. Lors de la première, le vendredi 22 novembre 2024, Ksenia Shevtsova danse la sylphide et Jakob Feyferlik James. Les deux représentations suivantes, le samedi 23 et le dimanche 24 novembre 2024, seront interprétées par Laurretta Summerscales et Julian MacKay ainsi que Madison Young et Jinhao Zhang.

jeudi 21 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Troisième partie

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte que Jules Janin y a consacré en 1845. (Pour lire la première partie, cliquer ici. / Pour lire la deuxième partie, cliquer ici).

Jules Janin (Saint-Etienne 1804 - Paris 1874) fut un écrivain et célèbre critique dramatique français. Il fut élu à l'Académie française en 1870. Il écrivit des articles pour divers quotidiens ou hebdomadaires français. Après 1831, il entra au Journal des Débats où il publia ses critiques pendant quarante années. En 1844, il participa à l'ouvrage Les Beautés de l’Opéra dans lequel il publia sa Notice sur la Sylphide (1).

 Notice sur la Sylphide par Jules Janin

    Un jour, poussé par la fantaisie, la seule muse qui l'ait trouvé docile, notre ami Charles Nodier s'en va visiter les montagnes de lF'Écosse.
   Charmant voyage d'un bel esprit oisif et rêveur, qui s'inquiète fort peu de savoir ce que va dire la Revue d'Édimbourg ! Pâle et douce image d'un poète insouciant qui croit avoir tout fait pour la gloire et surtout pour la joie intérieure, quand d'une course aux pays lointains il rapporte moins que rien, un conte, un rêve, une ballade. Nodier, en effet, rapportait de son voyage en Écosse l'histoire de Trilby : Trilby, c'est le bon génie du foyer domestique, c'est le diable amoureux qui se rencontre dans toutes les mythologies ; c'est le rêve du printemps quand se glisse furtivement, dans la maison réjouie, le premier rayon du soleil ; c'est le rêve de l'hiver, à l'heure solennelle où la famille se presse, grelottante, autour de l'âtre enflammé ! Avec Trilby, le conte charmant de Nodier, un autre artiste, un malheureux artiste, mort d'une façon si tragique, Nourrit lui-même, a composé le ballet de la Sylphide pour le théâtre de l'Opéra, et du ballet de Nourrit, mademoiselle Taglioni a fait son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre de la légèreté et de la grâce !
    Trilby et la Sylphide, c'est la même ballade ; qui dit l'un, dit l'autre. Trilby, c'est le chant du poète ; la Sylphide, c'est le cadre du tableau ; mademoiselle Taglioni, c'est la poésie, c'est l'image, c'est l'idéal.


    Dans une rustique maison de l'Écosse, à l'heure matinale où chacun dort et repose, le crépuscule de la première heure du jour remplit la maison doucement éclairée ; la fenêtre est fermée au vent du matin ; au coin d'une vaste cheminée, Gurn le montagnard est endormi du profond sommeil d'un berger qui a travaillé toute la journée précédente. James, esprit moins grossier, rêve tout haut d'une belle vision qui l'obsède ; il voit en songe une forme aérienne, une tête au doux sourire, au doux regard. —Ce beau rêve, c'est l'image amoureuse, c'est la fée des campagnes florissantes, c'est le démon de la cabane. Où est-elle? que fait-elle? qu'es-tu devenue, la belle image flottante de mes rêves d'amour ? Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un rêve, la forme légère danse en effet autour du jeune homme endormi ; « elle bondit avec une joie d'enfant dans les flammes, » dit Nodier ; et dansant, elle parle ainsi, la folâtre : « Les fleurs que tu trouves sur ton passage, c'est moi qui vais les dérober pour toi à nos campagnes enchantées ; les songes qui te plaisent le mieux, moi seule je te les envoie. — Beau jeune homme, pourquoi dormir ? il faudrait aimer un peu le follet de la chaumière ! »
    Tel est le rêve, et enfin la Sylphide a touché de sa lèvre tremblante le front du beau jeune homme ; ce baiser, c'est le réveil. James est debout! Ô bonheur ! Il a senti la lèvre amoureuse, il a entendu le bruit du baiser ! Son front brûle encore ! — Mais qu'est-elle devenue, l'ombre amoureuse ? par quel sentier invisible a-t-elle disparu, l'image charmante ?
   Cependant tout se réveille dans la cabane, on frappe à la porte, c'est la fiancée du jeune homme, fraîche et parée, qui vient dire bonjour à son jeune cousin. Ce jour, en effet, est un grand jour : James et la belle Effie seront mariés tout à l'heure. Les parents sont d'accord, les jeunes filles sont parées ; il y aura fête et gala sur la montagne, et déjà les danses commencent. Par le ciel ! pourquoi être si triste, maître James ? Vous voilà donc amoureux d'un rêve ?
    Sous le baiser de la lèvre idéale, votre front est resté brûlant et soucieux. Dansez donc et soyez gai, dansez et laissez-vous aimer de votre cousine Effie ; dansez, et fi du rêve ! En vérité, laissez-vous faire ; si vous voulez des baisers, vous en aurez, et aussi de tendres paroles, et dans votre main vous aurez une main vivante, non pas une ombre. Ainsi se parle le jeune Écossais à lui-même ; et le voilà, en effet, très occupé de la brune Effie ; il est gai, il est vif, il est amoureux! — Oui, mais dans cette ronde formée, si la robe blanche vient à passer, si le frôlement de l'aile jalouse vient à se faire entendre, si le regard triste et touché du lutin familier brille comme une flamme mouillée, soudain maître James quitte la main d'Effie, il se précipite à la suite du démon qui l'appelle, il ne voit plus que la Sylphide, il la suit de l'âme et du regard ! —
    Les gens de la noce se disent : Il est fou !
   La fiancée se répète tout bas : « Il est amoureux d'une fille invisible! » Elle pleure, et pourtant elle l'aime encore, l'ingrat et le trompeur !
    Resté seul, James appelle à son aide la vision évanouie : ce n'est pas un rêve, elle existe, il l'a vue, il l'a touchée ; elle l'appelle, elle est là, là du côté d'où vient le jour; elle se cache dans les fleurs du jardin. — Alors un grand bruit se fait entendre ; un coup de vent ouvre la fenêtre à demi brisée. — Qui vient d'entrer? c'est la Sylphide ! — Elle a été apportée par le vent printanier ! Elle se détache, blanche et suave jeune fille, de la fenêtre entrouverte ; elle est triste, elle a pleuré, elle a tout vu, elle a vu le triomphe d'Effie et le mariage qui s'apprête ; pauvre fille de l'air, à peine si ses deux ailes battent d'une seule aile.
    Et cependant la voilà qui se laisse attirer aux douces paroles du jeune homme ! Elle obéit au charme qui l'attire ; elle marche comme l'oiseau vole, elle est tremblante ; elle arrive, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les nymphes, d'un pas doux et léger. Était-elle, en effet, assez charmante et gracieuse et naïve ? Elle arrivait sur la pointe du pied, elle se balançait gracieuse, jetant son corps tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous la voyez, elle vous échappe, coquette, malicieuse, naïve, nymphe et lutin, tout l'esprit du rôle ; le récit et l'analyse n'ont que faire en tout ceci ; Charles Nodier lui-même, l'écrivain charmant et railleur, n'est plus rien, comme poète, à côté de mademoiselle Taglioni ; il n'a plus qu'à admirer, à applaudir.
    Ce qui fait le charme de ce petit drame, c'est que la fiction est habilement mêlée à la vérité ; l'idéal tient de très près à la vie réelle; le héros appartient également à la fille de la terre et à la fille des nuages. Une affreuse sorcière aux longs cheveux blancs, à la bouche impie, à la main osseuse, visage ridé et méchant, gâte quelque peu ce frais ensemble; mais le moyen de raconter une chronique de l'Ecosse, et de se passer de la sorcière ? C'est la sorcière qui jette les mauvais sorts, c'est elle qui ouvre la porte aux mauvais rêves, c'est elle qui dérange toujours quelque chose au bonheur des gens heureux ; quand elle passe, la fleur s'affaisse sur sa tige, l'oiseau arrête son chant commencé ; la jeune fille pâlit, le jeune homme le plus hardi veut en vain cacher sa pâleur ; la jeune mère, d'un geste convulsif, presse son enfant sur son cœur : elle est l'ennemie acharnée de la beauté, de la jeunesse. La sorcière n'a jamais été jeune, elle est née à soixante ans, l'âge des femmes de lettres ; elle apporte avec elle l'effroi et la vengeance ; elle se venge de celles qui sont belles, qui sont aimées, de celles qui aiment. Elle est la première qui ait dit à la pauvre Effie : « James, ton jeune fiancé, ne t'aime pas. » Puis elle est partie laissant ce doute cruel dans ce jeune cœur.
    Gurn le butor, le jaloux, l'autre amoureux d'Effie, quand une fois il a bien dormi, ne s'occupe plus qu'à chercher les moyens d'accabler son rival. Il est perfide et fin, il est sournois ; il guette le je ne sais quoi qui va venir ; il est plus clairvoyant qu'Effie elle-même, car de ses gros yeux stupides, mais jaloux, il découvre la légère Sylphide ; il prend ce bel oiseau ailé pour une femme de la terre ; il l'a vue recevoir un baiser, et il s'en va pour avertir la fiancée.
   « Accourez, accourez tous, une femme est là, brillante et parée ; elle m'a vue, elle s'est cachée dans le fauteuil de la grand-mère, sous le plaid du jeune homme. » On accourt ; Gurn est triomphant, James est troublé.
    Effie, d'une main tremblante, soulève le plaid qui cache sa rivale. Ô bonheur! le fauteuil, est vide ! le démon est parti.
    Effie, indignée, accable Gurn de ses mépris, elle rend à son ami ses grâces les plus charmantes, elle est toute prête à l'épouser, elle est heureuse et confiante. Allons, que rien ne trouble ces noces heureuses ! que la fête recommence de plus belle ! Gurn est un méchant qui a menti, un jaloux qui veut tromper Effie ! Il n'a rien vu, il ne sait rien, James n'est amoureux que d'Effie ; reprenez vos danses interrompues. Et, en effet, la danse recommence. Effie est heureuse, James est triste ; Effie s'abandonne à la joie d'avoir un mari, à dix-huit ans, James s'étonne, il hésite, il regarde, il voudrait percer le nuage ; il attend celle qui doit venir, et cependant l'heure approche, il faut marcher à l'autel, il faut donner, à la jeune Effie, l'anneau du mariage. C'est alors, il est temps, que reparaît la Sylphide, invisible et présente, invisible pour tous, excepté pour celui qu'elle aime.
    À cette vue, James oublie toutes choses : plus de mariage, plus de noces, plus d'Effie, la fantaisie l'emporte, la Sylphide est la plus forte. Elle fuit, James la suit à perdre haleine ; l'un et l'autre disparaissent dans le lointain, emportés par la même passion. Charles Nodier vous raconte cela mieux que nous ne saurions faire. « La jeunesse seule a pour « vous le charme de la beauté ; c'est pour elle que vous m'avez quittée, fantaisie de mon sommeil que je n'ai « fait qu'exprimer. »
    Telle est la première partie de ce récit fantastique; l'imagination peut en revendiquer sa bonne part; mais cependant cela ne dépasse pas les limites convenues. Laissez-vous conduire, suivez la fille de l'air dans ses demeures que couvre un vert feuillage.


    Il fait nuit, la nature est en deuil, l'oiseau funèbre prolonge sa plainte monotone; la lune se couvre d'un nuage sanglant. Dans l'endroit le plus sombre de la forêt, à l'entrée de l'obscure caverne, la sorcière accomplit ses incantations magiques; elle accourt, non pas seule, mais suivie de toutes les vieilles du sabbat, et ces horribles femmes s'abandonnent à leur horrible joie tant qu'elle peut aller.
    « Telles sont les fêtes que se donnent les sorcières à certaines époques des lunes d'hiver. Ce sont des rires glapissants et féroces, des éclats de voix singuliers, des chants qui paraissent appartenir à un autre monde, tant ils sont grêles et fugitifs. Ces femmes sont vêtues de tristes haillons souillés de cendre et de sang. Mais enfin, quand l'œuvre de ténèbres est accomplie, se montre dans le ciel rasséréné l'aube matinale, et les horribles vieilles se répandent comme la fumée blanche, emblème du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les nuages du ciel! »
    — Horrible est le beau, agréable est l'horreur. Volons à travers le brouillard et l'air impur ! Ainsi parlent les sorcières de Macbeth.
    Les sœurs du Destin se sont prises par la main, elles vont sans cesse parcourant les terres et les mers, et ainsi tournent, tournent, tournent trois fois. — Trois fois le tigre a miaulé, trois fois le hérisson a gémi. — La sorcière s'abandonne à son incantation magique : œil de lézard, pied de grenouille, langue de chien, fiel de bouc, nez de Turc, et, comme dit Macbeth : - Eh bien ! hideuses vieilles du mystère, des ténèbres et de l'heure de minuit, que faites-vous là? — Une œuvre sans nom!
    — A la fin, l'horrible vieille obtient, de ses enchantements, un talisman de mort, — une écharpe rose à faire envie à toutes les filles de la terre.
    Que sait-on ? c'est peut-être bien une moralité cachée, c'est un enseignement qui pourra profiter aux jeunes coquettes de vingt ans. Hélas! en effet que de jeunes cœurs ont été perdus pour moins que cela, une écharpe ! Que de misères représentent un collier de perles, une escarboucle, une plume flottante, un colifichet d'une heure ! Faites votre profit de cette moralité, jeunes filles qui venez à l'Opéra !
    « Peu à peu, à mesure que vient le jour (c'est toujours Nodier qui parle), les vapeurs du lac élargissent les « losanges flottantes de leurs réseaux de brouillard ; celles « que le brouillard n'a pas encore dissipées se bercent sur l'occident, comme une trame d'or tissée par les fées du lac pour l'ornement de leurs fêtes. C'étaient de petits nuages humides où l'orangé, le jonquille, le vert pâle, luttaient, suivant les accidents d'un rayon ou le caprice de l'air, contre l'azur, le pourpre et le violet. Tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom.

   
 « Alors arrive la reine majestueuse de ces rivages; elle sort de ces grottes enchantées où l'on marche sur des tapis de fleurs marines, à la clarté des perles et des escarboucles de l'Océan. »
    Quand elle reparaît cette fois, la Sylphide n'est pas seule, elle conduit par la main ce jeune homme dont elle a été si longtemps l'hôte invisible. Certes, le chemin est difficile, le roc est escarpé, le précipice est profond, à peine si l'épais brouillard qui nous enveloppait tout à l'heure s'est dispersé, chassé par un rayon du soleil. Il faut marcher d'un pas timide sur ces pentes glissantes, sur lesquelles les chasseurs du chamois auraient peine à se bien tenir. Mais notre jeune homme est résolu à tout braver, il obéit à la main qui le guide, où va la Sylphide, il ira ; il est à elle, pour la suivre il a tout oublié, tout quitté, il est son amant, il est son esclave : « Attache-moi comme ton esclave, comme ton hôte, esprit vagabond du foyer domestique, toi qui as rempli mon sommeil d'illusions si douces et si charmantes ; ou du moins, si je n'ai pas de place dans tes domaines, mon amour aérien, rends-moi le foyer d'où je pouvais t'entendre et te voir, la terre modeste de la cendre que tu agitais le soir pour éveiller une étincelle, le tissu aux mailles invisibles qui court sur les vieux lambris, et qui te prêtait son hamac flottant dans les nuits tièdes de l'été. — Reviens, reviens dans ma cabane ; s'il se peut, je ne te dirai plus que je t'aime, je n'effleurerai plus ta robe, même quand elle céderait, en courant vers moi, au courant de la flamme et de l'air. — Je te nommerai tout bas, personne ne m'entendra. —Tout ce que je veux, c'est de te savoir là et de respirer un air qui touche à l'air que tu respires, qui a passé si près de ton souffle, qui a circulé entre tes lèvres, qui ait été pénétré par tes regards ! » Ainsi parle le poète, ainsi danse la fille de l'air ! La fête est grande dans la forêt enchantée ; les sylphides aux blanches ailes traversent l'espace comme autant de colombes amoureuses ; c'est fête partout, dans les arbres, sous les arbres, dans l'eau limpide; nul ne dirait que, tout à l'heure encore, les horribles sorcières s'abandonnaient, en ce lieu, à leurs incantations magiques.
    Autour de la Sylphide, voltigent d'une aile timide et cadencée les sylphides ses sœurs ; l'air est rempli de suaves mélodies, la campagne étend sous leurs pas son tapis de verdure. Heureuse et coquette, et quelque peu épouvantée de son triomphe, la Sylphide s'abandonne à ses poses les plus charmantes. Il fallait voir Mademoiselle Taglioni, dansant le pas du second acte ! Ce pas là était son chef-d'œuvre. Pas une femme ne le danse et ne le dansera, comme elle le dansait. Nous avons vu, dans ce rôle presque impossible, Fanny Elssler toute animée du succès de la Cachuca, Fanny Elssler n'a jamais pu danser le pas du second acte ! — Une belle jeune fille de la Norvège, une enfant de la même patrie, mademoiselle Lucile Grahn est la seule qui ait indiqué, après la Sylphide, le grand pas de la Sylphide. Madame Flora Fahri, élégante et dansante italienne, a pris à mademoiselle Taglioni ce qu'elle a pu lui prendre ; elle a laissé à qui de droit, le pas du second acte.
    Et comme mademoiselle Taglioni était charmante, courant sur les fleurs sans les courber, cueillant les fleurs du rosier, ou découvrant dans le vieux chêne le nid de l'oiseau! « Cet hôte des étés, le martinet, nous annonce que l'haleine des cieux les cherche avec amour. Partout où ces oiseaux nichent et se voient fréquemment, l'air est toujours limpide et pur. »
    Puis tout d'un coup, lorsqu'elle s'est bien montrée dans toutes ses grâces légères, disparaît la Sylphide. — Elle fuit, mais pas si vite qu'on ne puisse l'atteindre, ou du moins qu'on ne puisse entrevoir sa robe flottante et le petit bout de son aile cachée dans le vert feuillage du chêne. —
Puis, quand elle est disparue, quand elle est rentrée là-haut dans son domaine, l'amant de chanter sa complainte amoureuse :
« Où est-elle? Qu'est-elle devenue, la fugitive ? L'amour que j ai pour toi n'est pas une affection de la terre, et tu ne sais pas combien il y a d'amour hors de la vie, et combien cet amour est calme et pur! » Pourtant James est inquiet, il est troublé; il voudrait pouvoir retenir sa douce vision ! Alors reparaît la sorcière, le génie du mal ; l'horrible vieille tient en sa main fiévreuse le tissu funeste auquel ont travaillé d'une main haineuse toutes les sorcières de l'Ecosse, et même celles qui disaient à Macbeth : — Tu seras roi, Macbeth !
— Hélas ! n'écoute pas la sorcière, malheureux ! jette loin de toi ce tissu funeste ; attends que revienne la Sylphide, elle reviendra ramenée par l'amour. En effet, la voilà, tout là-haut dans le nuage, au sommet de l'arbre, sur la pointe de l'herbe qui pousse et qu'elle touche sans la courber ; elle se moque de toi, mon amoureux ; elle te défie de la suivre dans ses domaines aériens ! C'est un défi charmant ; ce sont des câlineries impossibles à raconter. Il y faut mettre bien de la malice et de la grâce : un peu de jeunesse et de beauté n'y saurait nuire ; que le décorateur soit habile à la façon de Ciceri ou de Feuchères, que le musicien s'abandonne à ses inspirations plus charmantes ; le musicien de la Sylphide, nom terrible et difficile à prononcer : Schneitzhoffer. Il a écrit, à propos de cette touchante élégie, de très beaux airs sur lesquels la danse va toute seule. — Cependant, cachée dans son nuage, la Sylphide se rit des efforts de son amoureux. Elle s'amuse de ses inquiétudes, de son dépit ; elle ressemble à la Galathée qui se cache dans les saules du rivage. —Précaution inutile ! On saura bien la prendre au piège ; jeune fille, on saura bien te forcer à revenir sur la terre comme une simple mortelle, ou tout au moins comme fait l'alouette voltigeante, sur le miroir qui s'agite en scintillant. Voici donc la ruse que James imagine. Il fait semblant de ne plus s'inquiéter de la nymphe fugitive ; il n'y pense plus; il va deçà, de là, sans lever les yeux vers le nuage ; en même temps il tire de son sein l'écharpe vomie par l'enfer. — Fraîche écharpe d'un rose vif, frêle tissu printanier qui porte la mort. — En effet, le charme a réussi ; la Sylphide sera prise au piège. Agaçante, agacée, elle arrive, d'un pied mutin, d'un regard curieux, d'un geste timide. — Plus d'une fois l'écharpe échappe à cette main si légère. — 0 malheur! ô maudite soit la sorcière qui a jeté ses haines dans ce frêle tissu ! — Cette écharpe brillante, c'est la mort ! Posée sur cette fraîche épaule, l'écharpe ravage et tue, les deux ailes de la Sylphide tombent, arrachées par une force surnaturelle ; elle-même, la précieuse vision, elle s'affaisse comme fait la fleur que le soc de la charrue a couchée dans le sillon. À peine a-t-elle le temps de dire un dernier adieu, d'adresser un dernier sourire à l'homme qu'elle a tant aimé : — elle meurt pleurante et pleurée ! Elle quitte à regret cette double fête de la terre et du ciel. Elle renonce, non pas sans larmes, à ce jeune homme tant aimé, enfant des montagnes d'Écosse, qu'elle avait entouré de ses tendresses invisibles. Peu de drames sont plus touchants, peu de drames sont plus vraisemblables. — La réalité, dans les arts de l'imagination, se compose de tout ce qui nous trouve crédules. Si vous nous savez plaire et nous tenir attentifs par quelque récit bien inventé, abandonnez à elle-même la fantaisie, laissez la folle du logis agir en maîtresse souveraine, et ne vous inquiétez pas du reste. Voilà le grand mérite des contes bien faits, plus ils sont impossibles et plus nous sommes tentés d'y croire. Les Mille et une Nuits, ce rêve tout éveillé de
l'Orient, il y faut croire et surtout si vous entourez de miracles visibles la lampe merveilleuse d'Aladin. Le poème de Nodier, ce gai Trilby, il faut y croire et surtout quand une belle jeune fille de vingt ans viendra prêter, à cette histoire la grâce et la poésie de sa bienfaisante jeunesse. Le malheur, c'est d'être obligé de raconter ces belles choses à ceux qui les ont vues, peut-être même à ceux qui les ont sous les yeux ; oui, ce soir, dans une belle loge à l'Opéra de Paris, ou à la Scala, ou bien au théâtre Saint-Charles, ou à Pétersbourg, dans la salle resplendissante de toute la puissance impériale.—Allez donc lutter avec le drame étincelant que chacun peut toucher des yeux et du cœur ! Achevons cependant le récit commencé ; c'en est fait, James reste seul sur la terre; son beau rêve lui échappe à jamais, sa douce vision a disparu pour ne plus revenir. — Les sylphides ont emporté leur sœur expirée comme une fleur brisée avant le soir. 
    Quand la Sylphide a disparu dans les airs, la réalité se montre de nouveau. — Là-bas dans le lointain, au son des cloches, au cri joyeux de la cornemuse, Gurn triomphant, conduit à la chapelle du village la jeune Effie déjà consolée. Pauvre James ! et pourtant qui voudrait te plaindre ? Il faudrait plaindre aussi le poète, l'amoureux, le rêveur, le jeune homme, toutes les âmes en peine de l'idéal.
  On parlera longtemps encore de mademoiselle Taglioni la Sylphide, car ces deux noms sont inséparables, et la Sylphide restera comme sa création la plus charmante. Depuis tantôt quinze belles années de succès et de triomphes, ce beau petit récit que mademoiselle Taglioni racontait si bien, nous était une fête toujours nouvelle, la fête des yeux plus que des sens, la fête heureuse et riante, qui ne laisse après elle ni un regret ni un désir. L'Écosse entière a applaudi la Sylphide ; Naples el Pétersbourg, Londres et Stockholm, le Midi et le Nord, les glaces et les fleurs. Jamais concert d'éloges plus unanimes ne s'est élevé sur les pas d'une artiste plus aimée ; mais aussi jamais artiste plus complète ne l'a mieux mérité dans aucun art. Mademoiselle Taglioni est la fille éclatante de la Norvège ; mais c'est Paris qui l'a vue naître, c'est là qu'elle a rencontré ses poses, ses grâces, ses idées les plus charmantes ; c'est à Paris qu'elle a composé ses plus beaux drames : La Révolte au Sérail, la Fille du Danube, la Belle au bois dormant, la Sylphide, sont des créations parisiennes. Pour mademoiselle Taglioni, dans ce chef-d'œuvre qu'on appelle Guillaume Tell, Rossini, quand Rossini s'abandonnait encore à l'inspiration qui est en lui, a composé la jolie chanson et la jolie danse :

Un bel oiseau ne suivrait pas 
Tes pas !

et elle était aussi légère que cette scintillante musique. Pour mademoiselle Taglioni, Meyerbeer le terrible, dans son troisième acte de Robert le Diable, a composé le pas ravissant de cette ombre en peine qui achève la défaite du héros. — Elle seule elle a touché à l'idéal de la passion, elle a fait de la danse un art chaste, même dans son emportement. Naguère encore, quand elle s'est montrée pour ne plus revenir, l'avons-nous vue assez légère, assez charmante, assez sylphide !
    En vérité, il n'y avait qu'elle au monde qui dansât ainsi. Elle était si pâle, elle était si chaste et si triste. En même temps on savait si bien qu'elle était à l'aise, là-haut, sur nos têtes, et qu'elle n'aurait pas de vertiges ! C'était une danse toujours nouvelle, une grâce toujours nouvelle ; nul effort, nulle gêne, tout cela lui venait comme le chant vient à l'oiseau; et quand elle s'arrête enfin, quand elle descend de ce deuxième ciel où elle était si bien, c'est qu'elle ne veut pas nous fatiguer à la suivre plus loin que le nuage rose dans lequel elle se perdait si souvent.
    Portée à ce degré de légèreté et d'élégance, la danse devient, tout à fait, un art digne de tenir sa place à côté des plus beaux arts. Cet art a frappé même les meilleurs esprits et les plus graves. Naguère encore, à propos (qui le croirait ?) de M. de Rancé, le réformateur de la Trappe, M. de Chateaubriand, s'arrêtant dans le récit de ces austérités chrétiennes, se mettait à saluer, d'un sourire jeune encore, la danse de Marie Taglioni, et ce nom-là, inattendu dans un si grave sujet, ajoutait une grâce nouvelle à ce livre tout rempli des plus austères et mélancoliques reflets.

    Il y a dans Shakespeare un passage qui exprime assez bien l'effet produit par une de ces belles représentations de la Sylphide, quand mademoiselle Taglioni dansait de toute son âme et de tout son cœur : « L'air est rempli de bruits, de  sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais nuire. » Mais personne ne saurait dire combien de douleurs mademoiselle Taglioni savait mettre dans le dénoûment de son drame; on eût dit l'agonie d'un beau lis; elle mourait peu à peu, lentement, d'une mort aérienne, l'horrible sorcière regardant d'un œil narquois cette mort funeste. Cependant les sœurs de la Sylphide descendaient des nuages portant le linceul de gaze, et le groupe mélancolique se perdait là-haut dans le nuage silencieux.

JULES JANIN.

(1) Jules Janin, Notice sur La Sylphide, in Les Beautés de l’Opéra, ou Chefs-d’œuvre lyriques illustrés par les premiers artistes de Paris et de Londres, sous la dir. de Giraldon, avec un texte explicatif rédigé par Théophile Gautier, Jules Janin et Philarète Chasles, Paris, Soulié, 1845, 10 part. en 1 vol., ill., 7e partie, p. 3-23 [f. 183-203]. 

Le livre Les Beautés de l’Opéra est disponible sur Gallica, le site en ligne de la BnF. Source du texte et des reproductions.

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.

mercredi 20 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Deuxième partie

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'André Levinson y a consacré en 1929 dans sa biographie de Marie Taglioni. Pour lire la première partie, cliquer ici.

André Yacovlev Levinson (en russe Андрей (Андрэ) Яковлевич Левинсон) est un journaliste français de danse, né en novembre 1887 à Saint-Pétersbourg et décédé en décembre 1933 à Paris. Critique et historien de la danse érudit, il a su jeter sur la danse un regard neuf et jeter les bases d'une nouvelle réflexion esthétique. En 1929, il publiait une biographie particulièrement bien informée sur Marie Taglioni, dont nous extrayons le troisième chapitre consacré à la Sylphide. (1)
 
Marie TAGLIONI dans La Sylphide
Lithographie de Chalon

LA SYLPHIDE

Ici Taglioni, la fille des Sylphides, 
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides. 
                                             Théodore de Banville. 

Avènement du ballet romantique. — Un livret de Nourrit. — Charles Nodier en Écosse. — Trilby ou le lutin d’Argaïl. — Le chef-d'œuvre d’un chorégraphe. — Couleur locale. — « Voleries ». — Eugène Lami et l’origine du « tutu ». — La gloire et la parure. 

    Le 12 mars 1832, Marie Taglioni crée la Sylphide. Alphonse Royer, l’aimable historien de l’Opéra, voit avec raison dans ce ballet la « base impérissable » de sa renommée. Ce rôle résume une vocation ; il efface les ébauches antérieures qui ne sont qu'un acheminement vers ce sommet. La danseuse et le personnage ne font plus qu’un. Qui dit la Sylphide, nomme Taglioni. Elle avait été à l’Opéra comme une sublime intruse, étrangère au génie du lieu : madone gothique sur un socle de style Empire.

    Avec la Sylphide, l’esprit nouveau envahit la scène, plane sur le plateau, s’élance vers le cintre. Nulle révolution dans l’ordre imaginaire ne saurait être plus complète. La féerie supplante la mythologie, et le « ballet blanc » prime l’intermède anacréontique. La danse devient un langage transcendant, chargé de spiritualité et de mystère ; céleste calligraphie, elle n’a plus rien de profane. Des « transports d’enthousiasme » saluent l’avènement de ce genre nouveau. La « première » de la Sylphide est une date à retenir, au même titre que celles de la parution des Harmonies poétiques ou du triomphe de la Barque de Dante. Voudra-t-on taxer une semblable comparaison de surenchère ? Théophile Gautier, qui se connaissait en poésie, vit en Marie Taglioni l’un « des plus grands poètes de notre temps » ; elle fut pour lui « un génie au même degré que lord Byron et Lamartine ». 
    C’est le changement de l’atmosphère et du cadre qui frappe, tout d’abord, dans le nouveau spectacle, le chroniqueur musical des Débats, ce même Castil-Blaze qui avait apprécié avec une si grande prudence les débuts de la Taglioni : « Le romantisme bat en ruine la mythologie d’Homère et d’Hésiode », jubile-t-il. Il est dans le vrai. Le grand Pan est mort ; les dieux sont en exil. Les rondes valsées des esprits élémentaires ont fait fuir la gent capricante des faunes, et le vol nocturne des spectres dolents bannit désormais les ébats enjoués des Jeux et des Ris. Douze ans plus tard, Théophile Gautier relatera en une prose enjouée l’avènement de ce genre inédit : 

« À dater de la Sylphide, les Filets de VulcainFlore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympes furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée. » 

    Ainsi, sujet et décor, tout est neuf dans la Sylphide. L’art poétique du romantisme en pénètre la conception ; de quelle façon la mode littéraire s’est-elle infiltrée dans le ballet, genre conservatif entre tous ? L’ouvrage est signé par Philippe Taglioni qui en régla les danses. Rien ne le montre capable d’imaginer et de rédiger un programme de cette qualité poétique. Le compte rendu de Blaze livrait le secret au public sous une forme spirituelle : « L’auteur, qui garde l’anonyme, s’est nourri des bons livres de mythologie septentrionale... » Pour « s’est nourri » on n’a qu’à lire « c’est Nourrit ». Ce livret est ainsi un hommage de l’illustre chanteur, qui devait sombrer bientôt dans la mélancolie et le suicide, à la danseuse admirée. 
    Comment s'étaient-ils connus ? Deux mémorables créations avaient servi de lien entre les deux artistes. C'est, d’abord, l’entrée de Taglioni, abbesse de Sainte-Rosalie, à la tête du chœur des nonnes défuntes, qui, dans le Robert de Meyerbeer, décide le ténor à se donner au diable. Et dans le Dieu et la Bayadère, opéra-ballet de Scribe et Auber, Taglioni-Zoloë se fait aimer à force d’éloquence muette par l’Étranger-Nourrit. C’est ensemble qu’ils sont ravis au ciel d’Indra par un appareil ingénieux faisant bascule. 
    Ce n’est pourtant point de son propre fonds qu’Adolphe Nourrit a tiré le scénario de la Sylphide. On ne lui doit que l’adaptation libre au théâtre lyrique d’un ouvrage qui avait joui, dix ans plus tôt, d’une vogue considérable : le Trilby, de Charles Nodier, précurseur et intermédiaire littéraire, futur bibliothécaire de l’Arsenal, l’hôte et l'âme du premier Cénacle. Et c’est encore Nourrit qui tirera de Shakespeare le livret de la Tempête, signé par le chorégraphe Coralli. De tous les pays où vagabondait l’imagination romantique en quête de l'étrange et du pittoresque, l’Écosse jouissait du plus grand prestige. C’était la farouche patrie des Waverley Novels. Nodier entreprit un pèlerinage en ce fief de sir Walter Scott ; nous possédons une relation de ce voyage ; Nodier en rapporta aussi Trilby ou le lutin d’Argaïl, nouvelle écossaise, idylle féerique, fleurant son terroir, et pourvue d’un dénouement macabre. Les chastes amours de Trilby, le malicieux follet du foyer, et de Jeannie, la gente batelière du lac Beau, firent rêver les jeunes filles du temps jadis. Les « Revues de fin d’année » n’existaient qu'à l’état embryonnaire, en l’an de grâce 1822. Néanmoins, le théâtre s’empara de cette « actualité » littéraire. Scribe en tira, pour le Gymnase-dramatique, un vaudeville ; le Vaudeville riposta par une comédie en un acte coupée de couplets. Le théâtre des Variétés leur opposa une nouvelle variante, et le Panorama-dramatique railla les compétiteurs dans les Trois Trilby, folie en un acte : tout cela au cours d’un seul mois. 
    La version de Nourrit ne conserve du récit de Nodier que les impondérables : l’ambiance, la couleur. On ne vit pas à l’opéra le « joli lutin de la chaumière sautiller sur le rebord de pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée ». Les rôles se trouvèrent renversés. C’est James Reuben, paysan écossais, qui est hanté par un être impalpable, auréolé de liliales mousselines : la Sylphide, Taglioni. 
    Le livret abonde en situations gracieuses. Et pourtant, « il n’est pas aisé d’écrire pour les jambes », comme dit à bon escient Gautier. 
   « Mon frère, on ne court pas deux lièvres à la fois... » 
   « Ce proverbe, mis en vers par Fabre d'Eglantine, remarque malicieusement un critique contemporain, a été paraphrasé par l’auteur du programme. » Ces deux lièvres sont la réalité et le rêve, et c’est pour le rêve que prend parti la philosophie romantique. James aime Effie, la brune paysanne ; il est aimé de la Sylphide, le pâle démon familier. Qui des deux l’emportera ? James suivra la Sylphide dans son royaume aérien. Les maléfices d’une sorcière shakespearienne feront de lui le meurtrier de la frêle bien-aimée. La vie se venge sur le rêveur dans ce dénouement tragique. Mais l’esthétique du rêve triomphe tout au long du spectacle. La Sylphide est le prototype du ballet romantique. Les autres poèmes dansés par Taglioni ne font que varier sa donnée « dualiste ». La Fille du Danube n’y apporte que des nuances de couleur locale. Gautier s’inspirera pour sa Giselle de la même situation. Petipa n’en fera pas autrement pour sa Bayadère ; dix chefs-d’œuvre seront coulés dans le même moule ! 
    Ce qui décida du succès en 1832, c’est qu’on « vit paraître souvent la virtuose favorite du public ; la pièce est faite pour Mlle Taglioni ; c’est elle que l’on cherche, c’est elle qu’on attend ». Les thèmes de la ballade populaire ne servent que de ritournelles à la sublime élégie de sa danse.
    Dès le lever du rideau, la Sylphide est en scène, agenouillée auprès de James qui sommeille dans un fauteuil ; une lithographie d’après le tableau de Lepolle, le costumier de Robert le Diable, ainsi qu’une admirable estampe de Chalon, traduisent la tendresse de cette berceuse mimée. Le dormeur est éveillé par « le baiser de la lèvre idéale » ; aussitôt la vision disparaît. À deux autres reprises, la Sylphide apparaît pendant le premier acte ; tantôt elle se détache, blanche et suave, de la fenêtre ouverte, tantôt elle sort de l’âtre de la cheminée et se mêle, invisible, au bal des fiançailles et à la gigue des montagnards. Ces épisodes ne sont que des pas dits « d’action », participant de la mime ; nous sommes en plein drame. Le deuxième acte, où s’épanouit le ballet blanc, est dominé par le surnaturel. La danse y règne. Tout un léger bataillon de sylphides aux ailes bleues et roses paraît, écartant les branches des arbres. Les filles de l'air voltigent d’une aile timide et cadencée autour de leur sœur. Les unes attachent des écharpes dans les arbres et se balancent mollement ; les autres, saisissant le bout des branches, les font plier et en reçoivent un élan qui les soutient en l’air. L’entrée des quadrilles par quatre du fond à l’avant-scène est restée célèbre dans les annales de l’art chorégraphique. Devant le paravent mouvant de cet ensemble se déroule le pas de deux de la Taglioni avec le jeune Mazillier, danseur « intelligent et chaleureux » ; c'est la chasse à l’ombre, poétique jeu de cache-cache, qui sert de thème à ce duo ; c'est elle maintenant qui se dérobe ; c’est lui qui la poursuit en vain. 
    Taglioni danse... Comment danse-t-elle ? « Ce pas est un chef-d'œuvre, proclame Jules Janin dans son étude pour les Beautés de l'Opéra. Pas une femme ne le danse et ne le dansera comme elle le dansait... » Mais que faisait-elle de ce rôle « presque impossible ? » « Elle arrive, nous dit encore le même auteur, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les Nymphes, d’un pas doux et léger. » Voilà bien des « topos » dont nous ne tirerons pas grand’chose. Le récit et l’analyse n’ont que faire de tout ceci, avoue d’ailleurs le critique désemparé. Castil-Blaze s’en tiendra de même à 1' « étonnante légèreté de sa danse » et « au charme de ses poses ». De rares indications nous la montrent « courant sur les fleurs sans les courber » ou découvrant dans un vieux chêne le nid de l’oiseau. Mais, où la parole se trouve en défaut, l’image s’y substitue utilement. L’iconographie du rôle est fort riche. La célèbre lithographie en couleur d’Achille Devéria nous montre la Sylphide de face, accourant vers la rampe par des « jetés » très enlevés ; la suite de Chalon, peintre suisse établi en Angleterre, est d’une rare justesse d’observation, comme aussi les croquis du Russe Bassine. Une analyse technique de ces documents n’est pas, ici, à sa place. Tous nous montrent ou bien l’envol impondérable souligné par le flottement de quelque voile ou encore des « équilibres » sur la pointe tendue ; sous l’enveloppe diaphane, une armature d’acier ; sous le bouillonnement de la mousseline, une pureté géométrique du dessin. Toujours l’essor saltatoire est animé par le jeu nuancé des bras... « Je n’ai pas rêvé ce démon-là », se serait exclamé Charles Nodier. 
    Mais la fatalité guette. L’écharpe de la sorcière posée sur la fraîche épaule fait tomber les ailes (« qui lui étaient inutiles, » dira un galant chroniqueur) de la Sylphide. Elle s’en va mourante dans les bras de James désespéré. L’entomologiste Fabre eût attesté la vraisemblance de cette mort. Les fourmis vierges ont des ailes qui leur tombent dès qu’elles ont aimé. La nature a tout prévu, même les dénouements du ballet. La pièce s’achève par l’assomption miraculeuse de la douce victime. Les sylphides couvrent avec l’écharpe le visage de leur sœur et l’emportent dans les airs ; de petits sylphes la soutiennent en lui baisant les pieds. Cette « volerie » opérée à l’aide de douze fils de laiton est un procédé cher à la mise en scène romantique ; dès 1815, Didelot s’en servit dans le « ballet volant » de Zéphyre et Flore (2).  Mais l’étoile se laissait d’habitude remplacer par une figurante dans ces dangereux exercices. Cette fois-ci on vit Taglioni elle-même s’envoler vers les frises, à travers les arbres peints par Cicéri. 
    L’audacieuse manœuvre ne devait pas toujours réussir sans accroc. À une des représentations, deux sylphides restèrent en l’air ; l’on ne pouvait ni les descendre ni les remonter ; toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d’une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n’a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre, bien entendu), s'avança sur le bord du théâtre et dit : « Messieurs, personne de blessé. » Mieux renseignés que le chroniqueur, son contemporain, nous pourrions citer, pour le moins, trois autres harangues de la Sylphide, d’ailleurs aussi laconiques que celle-là. (3)
    L'engouement pour la couleur locale, qui est celle de Rob-Roy ou de Montrose, contribua, certes, au « merveilleux succès » dont témoignent les gazettes. Le jour même de la création, Furne faisait paraître certaines « vues pittoresques d’Ecosse », gravées par les frères Johannot. C’est Pierre Cicéri qui exécuta les décors. Ce peintre qui avait dessiné, sous l’Empire, aux côtés d’Isabey, des maquettes linéaires comme des épures, s’était prodigieusement adapté à la nouvelle manière d’être. Le décor du deuxième acte, fond de paysage rocheux aperçu à travers les arbres, fit crier au miracle : c’était le diorama à l’Opéra ! Les effets de lumière, pendant le sabbat des sorcières, amusaient et charmaient; l'éclairage au gaz n’avait rien perdu de sa nouveauté : à la Comédie-Française on jouait encore sinon aux chandelles, du moins devant les lampes à huile. Le nom d’un autre artiste est intimement attaché à la légende de la Sylphide. C’est Eugène Lami, élève du baron Gros, dont les gouaches et les vignettes évoquent les fastes de la monarchie de juillet. Il avait déjà dessiné pour l’Opéra les costumes de la Tentation ; en habillant Taglioni, il fixa la formule vestimentaire du ballet romantique. Lamy coupa le vêtement qui fait le moine. 
    À l’instar du tragédien Talma, Gardel avait, sous l’Empire, introduit à l’Opéra la réforme davidienne. Les danseuses arboraient la tunique à la grecque aux plis drapant le corps en en suivant la ligne. Eugène Lami invente le « tutu » proprement dit, juponnage en mousseline qui fait bouffer la jupe de crêpe blanche. Cloche ou corolle renversée, ce costume permet à la danseuse de « dégager » avec ampleur ; il favorise le saut et le parcours. En même temps, cette nuée de gaze candide dégage une virginale poésie. Aucun ornement ne l’alourdit, à peine un bouquet cachant chastement la séparation des seins. Une couronne de fleurs posée sur les cheveux, un triple rang de perles au cou, des bracelets assortis, un étroit ruban bleu de ciel entourant la « taille guêpée » parachèvent la séraphique silhouette ailée.
  Nous avons failli oublier un homme, pourtant associe au succès de la Sylphide. C'est le bon Schneitzhœffer dit Chênecerf, professeur au Conservatoire, qui, pour employer un joli solécisme de l’époque, avait «musiqué» le ballet. Castil-Blaze raffole de 1' « excellente musique » de Schneitzhœffer, homme au nom balzacien, et la prône comme « infiniment remarquable ». Gautier vantera cette musique de ballet comme une des meilleures qui existent. Seul, le nom du compositeur, hérissé de consonnes, l’aurait voué à l’oubli. (4) Attenterons-nous à cette gloire déjà si caduque ? S’il a emprunté à Paganini l’air de la sorcière, qu'importe ? Ses mélodies ont su émouvoir la Taglioni. 
    Ce que fut l’impression produite par l’ouvrage et la protagoniste, mille petits faits l’attestent mieux que d'officieux éloges. Blaze venait de lancer le verbe : « taglioniser » ; Janin emploie « sylphide » comme adjectif. Suprême effet de la renommée, Marie Taglioni influence jusqu'à la parure (5). La maison Beauvais crée un « turban Sylphide ». On trouve dans la sévère Vie de Rancé du septuagénaire Châteaubriand, une allusion attendrie aux « danses aériennes de Mlle Taglioni ». Victor Hugo tourne le madrigal pour elle et lui « dédicace » un livre en ces termes : À vos pieds, à vos ailes. Mais ces hommages augustes sont moins probants pour l’historien que telles estampes de Grèvedon qui nous montrent la Parisienne de 1832 coiffée « à la Sylphide ».

Adam t’ouvrit un nouveau monde, 
Un palais de cristal sous l’onde,    
Sylphide de l’air et des eaux          
 Méry       

    Désormais l'identité de Taglioni est, pour ainsi dire, abolie ; elle se confond avec l’image de la Sylphide qui est comme son « corps astral ». Elle créera maints autres rôles. Mais aucun de ces avatars successifs ne prévaudra contre cette suprême incarnation de son être, sauf, peut- être, celui de la Fille du Danube, en 1836; mais [...] ce ballet n’est qu’une variante du sujet initial, pétri dans la même substance spirituelle que la Sylphide.

(1) André Levinson, Marie Taglioni (1804-1884), Félix Alcan (Paris), 1929
(2) Didelot n'employa que deux danseurs volants ; Taglioni, douze.
(3) Charles Maurice prétend qu’à la même représentation Taglioni est « très bourgeoisement tombée », incident que ce fieffé menteur commente avec joie.
(4) Le musicien, personnage facétieux et enclin aux mystifications, se résignait, avec le sourire, à cette singulière infortune. Il mettait sur ses cartes de visites ce texte ironique : Schneitzhœffer (lisez Bertrand). 
(5) « A l’imitation de Marie Taglioni, dont il faut bien savoir en effet que l’influence fut alors considérable, nous apprend M. Louis Maigron dans son ouvrage sur le Romantisme et la mode, on mettait toutes sortes de fanfreluches aux robes et aux corsages pour rendre la toilette froufroutante et vaporeuse : berthes, tabliers, écharpes en dentelle, voiles de blonde ; tout est combiné pour donner à la femme un air d’idéale séraphicité; »

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.

mardi 19 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Première partie

La nouvelle production de La Sylphide par le Ballet d'État de Bavière est très attendue par le public munichois. Le Ballet a privilégié la reconstitution de la version de Pierre Lacotte donnée à l'opéra de Paris en 1972, une version historiquement informée. Dans l'attente de la semaine des premières (— dans quatre distributions différentes pour les rôles principaux —) qui débute ce vendredi, nous avons cherché à recueillir quelques textes qui rendent compte de la première production, celle que Filippo Taglioni avait créée en mars 1832 à Paris, à l'Académie royale de musique. Nous avons retrouvé le programme de 1832 et reproduisons le synopsis de l'époque. Un journaliste du Figaro rend compte de la première. Nous reproduisons un avis de décès de Marie-Sophie Taglioni, la fille de Filippo Taglioni, pour qui la Sylphide fut chorégraphiée et qui propose un résumé biographique de la célèbre ballerine. 

Marie Taglioni en Sylphide

Présentation du Ballet d'État de Bavière

La Sylphide est considérée comme le ballet romantique classique par excellence. Cette œuvre en deux actes de Filippo Taglioni, dans laquelle les danseuses incarnent des esprits aériens donnant l'illusion de l'apesanteur, n'a pas seulement permis à la danse sur pointes de percer dans les années 1830 ; elle a également créé, avec les tutus blancs des êtres fantômes, une image de cette forme d'art qui reste aujourd'hui encore emblématique de la danse classique. En 1972, Pierre Lacotte, décédé en 2023, a présenté sa reconstitution de l'œuvre à l'Opéra de Paris. Afin de se rapprocher le plus possible des idéaux romantiques transmis et du style de Filippo Taglioni, l'« inventeur » chorégraphique de la Sylphide, Lacotte s'est intéressé de près aux images et enregistrements historiques. La version de Lacotte se distingue de celle, plus connue aujourd'hui, d'August Bournonville, qui a été présentée au Bayerisches Staatsballett jusque dans les années 1990, par son langage de mouvement marqué par l'école française. De plus, la version de Lacotte est basée musicalement sur la partition originale de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer.

Le décor d'après Pierre Ciceri a été réalisé pour le Bayerische Staatsballett sous la direction d'Andrea Hajek et fabriqué dans les ateliers de l'Opéra national de Bavière. Les costumes ont également été confectionnés dans les ateliers du Bayerische Staatsoper. 

Synopsis extrait du programme de 1832

Acte Ier 
    C’est dans une ferme de l’Ecosse. James et Gurn , deux jeunes montagnards, sont endormis. Une sylphide est aux genoux de James, caressant son sommeil et le couvrant de baisers. James se réveille. Il ne voit rien.Cependant ces apparitions mystérieuses se sont souvent renouvelées dans ses rêves. Il demande à Gurn s’il n’a vu personne. Gurn n’a rien aperçu. Alors entre dans la ferme Effie, la fiancée de James, appuyée sur le bras de sa mère, Anne Beuden. Gurn court au-devant d’elle , mais Effie ne songe qu’à James; elle le voit préoccupé. Je pensais à toi, lui répond James. Ils se mettent à genoux et reçoivent la bénédiction de leur mère. Gurn s’éloigne au désespoir. Les compagnes d'Effie viennent lui offrir les présents de noces, et rient du chagrin de Gurn. James toujours occupé de la Sylphide la cherche partout des yeux ; il aperçoit derrière les groupes de jeunes filles une figure hideuse, c’est la vieille sorcière Madge. Elle examine la main d’Effie et lui prédit qu’elle n’est point aimée de James autant qu’elle l’aime. La mère Anne emmène ensuite sa fille pour la préparer à la cérémonie des fiançailles. James resté seul pense encore à son apparition mystérieuse. À ce moment un coup de vent ouvre la fenêtre ; la Sylphide paraît blottie dans un coin. Elle apprend à James l’amour qu’elle a pour lui ; elle n’a plus qu’à mourir s’il la repousse. Le fiancé d’Effie détourne les yeux ; puis la voyant à ses pieds enveloppée dans le manteau de son amante, l’esprit l’abandonne, il la relève, la presse sur son cœur et lui donne un baiser. Gurn qui l’épiait a été chercher Effie pour lui prouver l'infidélité de James. A l’instant où ils entrent, James fait cacher la Sylphide dans un fauteuil et la recouvre de son plaid. Gurn a tout vu ; il va le relever, mais la Sylphide a disparu ; le montagnard demeure confondu. On célèbre les fiançailles de James et d’Effie, les danses commencent, James oublie d’inviter son amante ; puis vient l’heure de la cérémonie. James alors ôte de son doigt l’anneau qu'il va échanger avec sa cousine. La Sylphide, sortie de l'âtre, lui arrache l’anneau. La raison de James se trouble, il craint de perdre sa Sylphide, et s’échappe avec elle derrière la foule pressée autour d’Effie. Surprise générale lorsqu’on vient à l’appeler ; désespoir d’Effie, qui voit s’accomplir la prédiction de la sorcière. 

Acte II. 
    Le théâtre représente une forêt. À gauche est l’entrée d’une caverne. La vieille sorcière Madge célèbre un sabbat avec toutes ses compagnes, et chacune se retire en emportant un talisman ; Madge s’est réservé une écharpe. Alors, paraît au-dessus des rochers la Sylphide guidant les pas de James. Elle s’arrête au milieu de la forêt, dont les brouillards dissipés laissent voir la profondeur. En vain James veut l’entourer de caresses, elle lui échappe toujours. Puis du sein du feuillage sortent une foule de sylphides aux ailes bleues et roses. James est enivré de ce délicieux spectacle ; mais insensiblement les sylphides s’éloignent, et, une à une, se perdent dans les églantiers. James alors songe à ses fautes passées ; il voudrait trouver un moyen de retenir pour jamais auprès de lui la Sylphide qui l’a rendu infidèle. Madge sort de la caverne et lui donne son écharpe, à l’aide de laquelle les ailes de la Sylphide tomberont d’elles-mêmes. En revenant sur ses pas James aperçoit la Sylphide jouant avec un nid d’oiseau.
    Elle court à lui pour lui ravir l’écharpe. James profite d’un instant pour l’envelopper dans le tissu magique, qu’il ne desserre que lorsque les ailes sont tombées. La Sylphide pâlit, les forces l’abandonnent, elle meurt. Madge vient jouir de son triomphe. Les sylphes et les sylphides descendent et enlèvent leur malheureuse compagne, ce qui forme un tableau ravissant. James accablé jette un dernier regard sur la Sylphide, voit à travers les arbres de la forêt la noce qui défile au son des cloches, pour célébrer le mariage de Gurn et d'Effie, et enfin , épuisé par tant de coups, tombe sans connaissance

Article du  Figaro (14 mars 1832)  

ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

La Sylphide ballet en 2 actes.

    Cette sylphide, c'est Mlle Taglioni avec toutes ses grâces, toutes ses coquetteries naïves, toutes ses agaçantes pruderies, tout le charme de son sourire, toute la pudeur de ses désirs voluptueux ; c'est Mlle Taglioni qui regarde avec amour, Mlle Taglioni qui lutine, Mlle Taglioni qui fuit par une cheminée, Mlle Taglioni qui se cache dans un fauteuil comme le Chérubin de le comtesse Almaviva mais qui disparaît pour n'être pas aperçue quand on lèvera le manteau dont on l'a couverte, Mlle Taglioni qui sort d'une pierre et qui rentre dans un pilier de bois, Mlle Taglioni que le vent pousse par une fenêtre dans une chambre d'où elle s'échappera au travers de deux ais mal joints, Mlle Taglioni qui danse, Mlle Taglioni qui vole parce qu'elle est Mlle Taglioni et puis parce que le machiniste l'enlève avec quelques fils de fer qu'on ne voit pas, Mlle Taglioni qui fait fête à l'amant qu'elle a arraché à sa fiancée, Mlle Taglioni garrotée dans un talisman, Mlle Taglioni qui déniche des oiseaux, Mlle Taglioni qui perd ses ailes, Mlle Taglioni qui pâlit, se trouve mal, meurt et monte au ciel emportée par un groupe de sylphides, Mlle Taglioni. Mlle Taglioni enfin et ce nom aurait pu suffire a toute analyse comme à la tête du Roman comique le nom du coadjuteur de Retz auquel Scarron ajoutait seulement C'est tout dire !!!
    Oui le ballet nouveau c'est la sylphide et la sylphide Mlle Taglioni. Qui a fait ce ballet? Avez-vous jamais demandé, quand Mme Catalani avait chanté un air, quand Paganini a joué un morceau, qui a composé ce morceau ? quel est l'auteur de cet air ? Tous les airs que chantait Mme Catalani étaient de Mme Catalani, tout ballet où Mlle Taglioni est le principal personnage est aussi de Mlle Taglioni. Le ballet nouveau est comme ces opéras-comiques que chantait Martin après la retraite d'Elleviou une scène pour un air et un duo dont enrageaient beaucoup les acteurs de Feydeau qui avaient donné à toutes les pièces où paraissait le charmant chanteur un second titre invariable : Martin tout seul.
    Nous avons vu Mazillier un moment au milieu de la jolie famille des Sylphides il s'est aventuré à danser. Un homme danser parmi trente femmes c'est tout ce que Periot oserait se permettre. Mazillier avait de la pantomime à jouer, il y a été bien. Mlle Noblet représentait une jeune fille qui perd un fiancé son amour, son chagrin ont été fort gracieusement exprimés.
    Parlerons-nous du ballet sous le rapport de la composition? c'est Trilby, moins la poésie que notre ami Charles Nodier a versée à pleines mains sur cette petite page fantastique. Mais ce qu'on a voulu faire on l'a fait on a voulu fournir à Mlle Taglioni l'occasion de se montrer dans tous ses avantages, et le cadre est parfaitement choisi. Le premier tableau est un peu long; il n'intéresse que par la présence incidente de la Sylphide. Le second qui commence par une diablerie grotesque, est on ne peut plus agréable. C'est, dans un grand développement, le pas des naïades de la Belle au bois dormant. Il y a là une vogue de soixante représentations. Une charmante décoration de Cicéri, de longues lignes onduleuses de jolies femmes à demi-nues, des groupes bien composés, des sylphides qui se balancent et se promènent en l'air, un tableau final bien entendu. Mlle Taglioni animant tout cela avec Mme Alexis, en voilà plus qu'il n'en faut pour attirer tout Paris à l'Opéra. L'exécution de l'ouvrage ne laisse rien à désirer.
  La musique de M. Schneitzoeffer ( prononcez Chènezefre ) a des parties très agréables. Le compositeur a fait revenir plusieurs fois le chant des sorcières de Paganini et toujours heureusement.
   Après la représentation le public a redemandé Mlle Taglioni, qui est venue recueillir d'unanimes bravos. Pendant le premier acte le pied lui avait glissé, elle était tombée et l'on avait craint qu'elle ne se fût donné une entorse ; au second acte, on a été complètement rassuré en la voyant voltiger et danser sur un seul pied sur le même qui l'avait trahie.

Marie-Sophie Taglioni dans le Ménestrel du 27 avril 1884

    Une des plus grandes artistes de ce temps, une femme vraiment privilégiée, qui jouit du triple prestige de la beauté, du talent et de la vertu, Marie-Sophie Taglioni, comtesse douairière Gilbert de Voisins, vient de disparaître de la scène du monde, et est morte cette semaine à Marseille, à l'âge de quatre-vingts ans.
  On sait les succès que Marie Taglioni remporta à l'Opéra, il y a un demi-siècle. Née en 1804 à Stockholm, où son père, Philippe Taglioni, était premier danseur et maître de ballets au théâtre, elle commença avec lui, dès l'âge de huit ans, son éducation professionnelle, et, merveilleusement douée sous tous les rapports, fit des progrès d'une rapidité exceptionnelle. Elle avait quatorze ans lorsqu'elle débuta au Théâtre-Impérial de Vienne, en juin 1822, dans un ballet composé par son père : Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsychore. Son succès réalisa tous les rêves qu'elle avait pu former, en dépit d'un incident causé par l'émotion que lui causait sa première apparition devant le public. Au moment où elle s'avançait sur la scène à côté de son père, qui avait réglé tous les exercices du rôle, sa peur devint telle qu'elle perdit subitement la mémoire de ce qu'elle avait appris aux répétitions ; heureusement elle ne s'embarrassa pas pour si peu, et, se pliant aux rythmes de l'orchestre, elle improvisa sur le champ son premier pas, en présence des spectateurs. Ce fut une inspiration où se révéla tout à coup son talent naturel, et qui lui valut un succès immense. Huit fois rappelée, acclamée par la salle entière, elle fut en cette soirée l'objet d'ovations enthousiastes qui décidèrent de sa carrière et de son avenir.
    Après ses premiers triomphes à Vienne, Marie Taglioni se fit admirer à Stuttgart, à Munich, à Berlin, à Londres, à Saint-Pétersbourg, et vint enfin à Paris, où elle se montra à l'Opéra, le 23juillet 1827, on dansant un pas dans le Sicilien, ballet arrangé d'après la jolie comédie de Molière. Dès cette première soirée, plusieurs personnes de distinction sollicitèrent la faveur de lui être présentées, et parmi elles un jeune journaliste qui, depuis lors, a fait un certain chemin dans le monde, M. Adolphe Thiers.
   Les triomphes de Marie Taglioni à l'Opéra furent éclatants et prolongés, et la grâce chaste de la femme ajoutait au succès de l'artiste. On la vit tour à tour dans nombre de ballets écrits expressément pour elle : la Fille mal gardée (1828), la Belle au bois dormant (1829), Manon Lescaut (1830), la Sylphide (1832), Nathalie ou la Laitière suisse (1832), la Révolte au Sérail (1833), Brézilia ou la Tribu des femmes (1835), la Fille du Danube (1836). On sait aussi le talent qu'elle déploya comme mime dans l'opéra-ballet de Scribe et Auber, le Dieu et la Bayadère, et quelle large part elle prit à l'immense succès du troisième acte de Robert-le-Diable, dans lequel elle personnifiait, avec tant de grâce, de charme et de poésie, la reine des Nonnes.
   Le mariage de Marie Taglioni avec un Français, le comte Gilbert de Voisins, mit fin à sa carrière d'artiste. Elle eut de cette union deux enfants, une fille, qui est aujourd'hui Mme la princesse Troubetzkoy, et un fils, qui porte le titre de son père mort en 1863 vice-consul de France à Figueras (Espagne).
   M. Gilbert de Voisins était au service lorsque éclata la guerre de 1870, pendant laquelle sa conduite fut pleine de courage. En même temps qu'il était fait prisonnier à Woerth, sa mère recevait une lettre qui lui annonçait faussement sa mort. Elle le pleurait depuis plusieurs jours, lorsqu'elle apprit qu'une confusion de nom avait donné lieu à une erreur et que son fils n'était que gravement blessé. La courageuse mère, malgré son âge avancé, partit aussitôt pour aller à la recherche de son fils, dans les hôpitaux militaires d'Allemagne. Elle le découvrit enfin à Dusseldorf, où le blessé, grâce aux soins maternels, fut rétabli au bout de quatre longs mois. M. Gilbert de Voisins, aujourd'hui chef de bataillon de réserve et chevalier de la Légion d'honneur, a épousé il y a quelques années une jeune anglaise, Mlle Ralli, fille d'un des chefs de la maison Ralli frères, de Londres, l'une des plus puissantes du monde au point de vue du commerce international ; c'est alors qu'il donna sa démission de capitaine, quitta le service, et vint diriger à Marseille, avec le concours de M. Ambroise Ralli, la maison grecque Ralli et Schilizzi Argenti, filiale de celle de Londres, et la plus importante peut-être de Marseille pour les transactions avec les Indes anglaises et les États-Unis.
    Mme Marie Taglioni était venue s'installer à Marseille auprès de son fils, après le mariage de celui-ci. [...]

À suivre

A. P.

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...