samedi 4 juillet 2020

Joseph Joûbert — Les châteaux du roi Louis II de Bavière (1) — Linderhof

Un texte de Joseph Joûbert, publié en 1911 à Angers dans les Mémoires de la Société d'agriculture, sciences et arts d'Angers.


Les châteaux du roi Louis II de Bavière


Il y a longtemps que nous désirions visiter les merveilleux châteaux du roi Louis II de Bavière, justement renommés à plus d'un titre : soit par leur valeur intrinsèque, si l'on peut s'exprimer ainsi, soit par leurs beautés, architecturales et les richesses artistiques si nombreuses qu'ils renferment, puis par l'admirable situation de plusieurs d'entre eux, enfin à cause du caractère fantastique de leur royal constructeur, de son existence des plus étranges et de sa fin tragique.

Photo Joseph Albert
Ayant eu l'occasion, l'été dernier ; d'assister au drame si émouvant de la Passion à Oberammergau, nous profitâmes du voisinage pour aller voir jusqu'à Linderhof en Basse-Bavière, un des «vierschlösser », quatre châteaux, du roi Louis II.

Après trois heures de voiture à travers une région des plus pittoresques, boisée et coupée de torrents écumeux, nous arrivons à un village au milieu de la forêt, où notre attelage fait halte ; dans la véranda qui entoure la coquette auberge les paysans attablés boivent force choppes de bière brune et hument avec délices leur longue pipe recourbée, près des étrangers, la plupart anglais ou américains, qui prennent à la hâte leur repas pour se rendre, au coup de midi, à la résidence royale toute proche.

De jolies allées, qui serpentent à travers bois et le long d'un ruisselet murmurant, conduisent en un petit quart d'heure à Linderhof ; c'est la moins importante des quatre résidences qu'affectionnait le royal solitaire et entre lesquelles pendant son règne il a partagé ses loisirs. Cette résidence ne mérite pas, surtout comparée aux trois autres, le qualificatif de château, bien que ce terme soit aujourd'hui prodigué pour désigner pompeusement le moindre chalet à la campagne. C'est un grand rendez-vous de chasse, qui semble se cacher mystérieusement dans une solitude sylvestre, adossé à de vastes forêts de diverses essences d'arbres, mais où domine le sapin aux senteurs balsamiques.

Une simple maison de paysan à une centaine de mètres de l'édifice représente l'ancien Linderhof, qui s'élevait, il y a trente-cinq ans, à la place du petit château actuel ; Linderhof, cour des tilleuls en allemand, doit son nom à un vieux tilleul majestueux qui autrefois se dressait là ; le domaine avait été acheté par Maximilien II, le père de Louis II.

Ce prince, séduit par la ravissante beauté du site, qui répondait à ses sentiments enflammés de poésie idyllique, forma un jour le projet d'ériger là une reproduction du petit Trianon, mais un trianon bavarois et alpestre, entouré de parterres, de bosquets, de charmilles, de bassins et de jets d'eau, rappelant la miniature de palais, bijou d'architecture, où l'infortunée Marie-Antoinette passait le meilleur de son temps et qu'elle avait transformé en charmant village d'opéra comique. Néanmoins la copie de Trianon n'est nullement servile. Louis II s'est bien inspiré de l'édifice versaillais, mais il en a fait un pastiche à son goût ; certes le « palazzino » avec son bel appareil blanc, le robuste avant-corps orné d'un balcon soutenu par les torses de génies, avec, en retrait, d'élégantes colonnes corinthiennes, supportant des statues et des cariatides sur lesquelles repose un fronton, paraît peut-être un peu massif. Ce bel édifice, aux lignés blanchâtres, agrémenté d'un parterre à la française qui le précède, se détache harmonieusement sur les verdures environnantes et les sombres masses étagées des pins qui l'encadrent ; mais ça ne vaut pas, malgré tout, avec ses variantes et ses pignons un peu lourds, le délicat chef-d'oeuvre du petit Trianon aux proportions admirables et d'une exquise légèreté.

La construction de Linderhof commença en 1869 d'après les plans et sous la direction de l'architecte Dollmann et, à cause de diverses interruptions, elle ne fut terminée qu'en 1878.

Entrons dans l'intérieur du rendez-vous de chasse, dont la décoration, d'une manière générale, peut être classée dans le style rococo (17e siècle), dont Bernin est le père, mais un rococo, si on peut s'exprimer ainsi, flamboyant, très affiné, embelli, rehaussé par un luxe prodigieux et une richesse éblouissante. 

Dès le vestibule d'entrée, orné de belles statues de marbre, semble nous saluer la statue équestre de Louis XIV en bronze et d'une allure majestueuse, se dressant sui un socle en marbre noir. L'inscription porte :

« Ludovico Magno decimo quarto Francorum et Navarrae regi christianissimo victori perpetuo, religionis vindici, justo pio, patri patriae. » 

Sur un des côtés en relief se voient les armes fleurdelisées de la Ville de Paris avec la fière devise : Fluctuat nec Mergitur. Au-dessus de l'effigie du grand Roi, dont Louis II de Bavière était l'admirateur passionné, s'illumine au plafond un soleil dardant ses rayons, et un génie voilé, qui semble s'en détacher, tient à la main une banderolle avec la devise du Roi : Nec pluribus impar, Toujours supérieur à la destinée.

Un escalier très élégant, le long duquel dés deux côtés s'étagent des cascatelles, où un système hydraulique permet, dans les occasions solennelles, de faire jouer les eaux, conduit par une galerie, décorée de très belles fresques, à une suite de salons, de chambres et de boudoirs, dont il serait trop long de faire la description. Je me contenterai de citer les principales pièces : la salle de Musique, remarquable par ses riches tapisseries des Gobelins, représentant des compositions de Watteau, dont les toiles étaient tant admirées du roi Frédéric de Prusse : Le Sacrifice de l'Amour — Dolce farniente — Colombe bleue — Le joueur de cornemuse. 

Nous traversons le Boudoir d'argent, dont l'étonnante décoration : meubles, cadres de glaces ou de portraits, panneaux, rinceaux, lustres, que sais-je, est toute en argent, puis, le Cabinet de travail de forme ovale, où domine le vert rehaussé d'or ; ensuite le boudoir lilas, tout tendu de couleur lilas, d'une nuance des plus douces.

La Chambre à coucher avec son superbe lit, les draperies bleues et le baldaquin à fines sculptures et aux amours sonnant de la trompette, est une merveille étincelante d'or; nous passons dans le boudoir rose, tout tendu d'étoffes roses aux tons si tendres ; après la salle à manger d'une richesse fantastique et où l'or se marie à la pourpre, vient le boudoir bleu, où tout est couleur d'azur. — Plus loin on trouve la chambre des Gobelins, dont les tentures murales ne sont que des imitations (d'ailleurs très réussies) des tapisseries des Gobelins avec des sujets empruntés à la, mythologie classique, tels que le Triomphe de Bacchus, l'Enlèvement d'Europe, Pygmalion et Vénus, l'Aurore enlevant Céphale ; enfin la visite à l'intérieur de ce palais se termine par une vaste pièce, dont le nom seul indique la. composition, par la Salle des Glaces au prestigieux effet, avec sa forêt de lustres et son chatoiement de miroirs, où se reflètent les multiples sujets de sa prodigieuse décoration.

« L'architecture, la peinture, la sculpture et l'art s'y disputent la palme », a écrit un admirateur enthousiaste, à propos de la décoration de cette salle aux effets enchanteurs.

Ce que, pour ma part, j'ai le plus admiré dans la longue suite de boudoirs si coquets et si étincelants, c'est la finesse et la variété des sculptures, or sur bois ou en stuc et à motifs très variés ; les fresques des panneaux, trumeaux ou plafonds révèlent également une grande valeur artistique, et de cette visite trop précipitée (car le cicérone en livrée galonnée vous presse pour faire entrer la fournée suivante d'étrangers) on sort vraiment émerveillé, les yeux fascinés, éblouis par ce ruissellement d'ors, de miroirs et de fascettes aux mille feux scintillants.

• Mais-ce qu'il y a de plus piquant pour, un Français c'est de voir dans ce palais bavarois, allemand (surtout lorsqu'on se rappelle le rôle si actif joué par les armées de Louis II dans la guerre de 1870), c'est de voir, dis-je, tant, de souvenirs de la France. Non seulement Linderhof, comme édifice, est une imitation mitigée du petit Trianon, mais tout à l'intérieur est consacré à là mémoire, bien plus à la gloire de Louis XIV, c'est-à-dire d'un souverain qui ravagea le Palatinat, signa la paix de Ryswick et réunit l'Alsace à son royaume. Ce ne sont que des copies des scènes champêtres ou idylliques de Boucher ou de Watteau, l'apothéose de Louis XIV (les louanges même s'y étalent au bas) en un groupe de marbre de Carrare, chef-d'oeuvre de Perron, des pastels figurant Fouquet, duc de Belle-Isle, la marquise de Créqui, le duc de Choiseul, la marquise de Pompadour, la duchesse de Châteauroux, la comtesse du Barry, le duc de Richelieu, et bien d'autres, bref les ministres, les foudres de guerre, les célèbres artistes ou écrivains, les grandes dames de la cour de Louis XIV ou de celle de Louis XV. Ajoutez à cela : des tableautins représentant « Le Palais de Versailles avec, ses charmilles du parc », la pièce des Suisses, les grandes eaux qui jouent, le petit lever de Louis XIV, la réception de l'ambassade turque par ce monarque, des chasses, des sièges, des batailles sous le Grand Roi, le mariage du dauphin Louis avec Marie-Thérèse d'Espagne, le couronnement de Louis XV, bien plus ! son Entrée solennelle à Strasbourg.

Et toutes les inscriptions, toutes les légendes relatives aux Bourbons ou à leurs cours sont uniquement en français. Quel curieux contraste, quelle antinomie frappante, pleine d'historique ironie, entre d'une part les goûts, la passion artistique de Louis II, thuriféraire, adulateur du roi Soleil, et de l'autre les sentiments peu gallophiles de ses sujets, dont plus d'un a fait le coup de feu dans les Vosges, sous les murs de Paris, sur les bords de la Loire.

Le parc qui s'étend autour du rendez-vous de chasse est vraiment délicieux : c'est encore le parc de Versailles, en réduction : devant la façade principale une suite de bassins en demi-cercle ornés de grands vases, des rangées de balustres et des statues mythologiques avec groupes de nymphes, tritons, dauphins et l'inévitable Neptune conduisant ses chevaux marins ; n'oublions pas les jets d'eau, dont un lance dans les airs sur le coup de midi (et cela sans supplément pour les spectateurs) une haute gerbe retombant en écume, irisée ; des escaliers symétriques d'une belle ordonnance mènent à une première plate-forme, où se dresse une superbe statue en marbre blanc de Louis II, en majestueux costume de Grand Maître de l'Ordre de Saint-Georges ; quelques marches plus haut et on arrive au sommet de la terrasse que couronne le Monopteros, édifice formé d'un dôme léger, supporté par des colonnes corinthiennes, au milieu desquelles s'élève la déesse de la beauté, Vénus, en marbre blanc, oeuvre du sculpteur renommé Liebreich. Le coup d’œil dont on jouit de la plate-forme et qui embrasse le parc, ses ornements, ses kiosques, ses bosquets d'arbres et le palais, se détachant avec une gracieuse élégance sur les hauteurs boisées qui lui font parure, est ravissant.

Le parc, qui a été dessiné avec beaucoup d'art, mérite une longue visite pour voir ses charmilles, ses bassins, ses allées bordées d'arbres qui embaument et au feuillage si varié, ses nombreuses statues, ses parterres de fleurs aux couleurs chatoyantes, ses tapis de verdure, ses ponceaux en bois traversant des ruisselets au doux murmure, le pittoresque kiosque turc à petites coupoles et qui rappelle les enchantements de l'Orient ; mais la curiosité de ces jardins, c'est la fameuse grotte artificielle. A travers un couloir taillé dans le roc de la colline on débouche soudain dans une salle assez haute, imitation de la célèbre grotte d'azur de Capri ; des stalactites aux reflets roses, mollement estompés, tombent de la voûte ; sur les ondes azurées et limpides nagent des cygnes au col gracieux et flotte une élégante nacelle, coquille nacrée, ornée de colombes et de rames en bois précieux. Comme fond de décor un merveilleux tableau, Tannhäuser dans la grotte de Vénus, avec des amours déroulant des guirlandes ; on entend le suave susurrement de la cascatelle, dont les mille gouttelettes diaprées tombent dans ce lac en miniature. Une suave lumière éclaire avec harmonie cette scène idyllique, enchanteresse, magique décor de féerie troublante.

Il faut se représenter, dans ce milieu fantasmagorique, Louis II de Bavière, à l'aspect taciturne et fièrement majestueux, mais un peu théâtral, au galbe de héros, aux yeux ravis dans une délicieuse extase, en étincelant costume de Chevalier du Cygne : en tête, le casque d'or au cimier ailé, le glaive moyenâgeux au côté, le manteau de pourpre flottant sur les épaules, la main droite appuyée sur un bouclier d'argent, la gauche tenant les rênes des aquatiques coursiers au col de neige, attelés à la radieuse nacelle, que domine de son imposante stature le prince charmant, aux rêves fantastiques, éthéré's, sublimes. Comme le nouveau Lohengrin, grisé de poésie, d'idéal, d'irréel, est loin de se douter que la perfide Sirène attire le rêveur téméraire dans ses horribles abîmes de la Mort, bien plus que la Chimère, aux ailes trompeuses, poursuivie par une imagination en délire, va enfoncer ses griffes crochues dans la raison vacillante du Prince et que la hideuse Folie, agitant sa marotte et ses grelots, guette impitoyable cette noble proie, aventurée au-dessus des précipices vertigineux du Rêve!

(À suivre)

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