CHAPITRE XV (Suite)
Rodolphe est tué
La maison des Habsbourg est actuellement' I'une des maisons royales les moins intéressantes d'Europe puisque, durant ces vingt-dernières années, tous les, membres de la famille doués d'une personnalité curieuse sont ou morts ou exilés.
L'empereur François-Joseph fait peser son autorité absolue sur tous les membres de la famille. Il peut à son gré les dépouiller de leurs domaines, de leurs titres, de leur fortune et les condamner à l'exil. Ses idées sur la façon de gouverner une famille s'affirment arriérées, pour ne pas dire médiévales, et il juge avec la plus grande étroitesse d'esprit ceux de ses parents qui s'égarent hors des routes pavées de traditions qu'il affectionne. Quand il apprit ma fuite, il dit à mon père : Louise est morte pour moi. Je ne veux même plus entendre prononcer son nom.
À mon avis, François-Joseph n'a aucune personnalité ; faible de volonté, il craint les responsabilités et ignore la compassion ; abrité derrière le trône, il se conduit non comme un homme, mais comme un monarque.
Il a certainement passé à travers de douloureuses épreuves domestiques, et son étonnante vitalité l'a aidé à supporter des souffrances qui auraient tué une personne ordinaire. Cependant la terrible affaire de Meyerling fut presque au-dessus de ses forces. Cette mystérieuse tragédie est une des plus sombres histoires inscrites aux annales de la famille des Habsbourg et certains membres de la famille ignorent même quelques-uns des détails, d'une horreur particulière. Ce que j'en sais m'a été dit par papa, qui fut l'un des rares qui surent exactement ce qui se passa pendant cette terrible nuit.
Le 30 janvier 1889, alors que nous revenions de patiner, nous trouvâmes tout le palais en révolution à cause d'un télégramme qui attendait papa : " Rodolphe a été tué. "
Nous fûmes naturellement bouleversés par la nouvelle qui fut d'ailleurs suivie d'une autre plus terrible encore : « Le prince hériter s'est suicidé. » Papa partit immédiatement rejoindre l'empereur à Vienne. A son retour, quelques jours plus tard, il me confia une conversation qu'il avait eue avec le valet de Rodolphe, lequel avait ramené à Vienne le corps de son maître. Il paraît, que le soir du jour fatal, les invités de la partie de chasse avaient bien bu au cours d'un fort joyeux dîner. Le valet entendit beaucoup de bruit mais il ne s'en préoccupa guère jusqu'au moment où des gémissements dans l'escalier éveillèrent son attention. Il ouvrit la porte et vit le prince héritier qu'on transportait tout sanglant au premier étage. Quand les porteurs virent le valet; ils lui enjoignirent de rentrer dans sa chambre jusqu'à ce qu'on l'appelât. Peu de temps après, on vint, le chercher et il se rendit auprès du prince qui, étendu sur son lit, resta plusieurs heures sans connaissance.
La chambre rouge
Rodolphe était, paraît-il, mort depuis huit heures à peine quand papa arriva à Vienne. II pénétra dans la chambre mortuaire, à la Hofburg, et vit avec horreur que le crâne était fracassé et que des morceaux de verre étaient restés dans les blessures. La figure était méconnaissable et il manquait deux doigts à la main droite. On dut, pour l'exposition du corps, couvrir la tête et la figure d'un masque de cire pour que le peuple ne vit pas ces affreuses blessures et ne soupçonnât pas l'horrible tragédie qui venait de s'accomplir. L'empereur, qu'on avait prévenu avec tous les ménagements possibles, réunit un conseil secret, et personne en dehors de ceux qui y assistèrent ne sut jamais ce qui s'était vraiment passé.
Un garde forestier, qui avait été garde-chasse à Meyerling, me décrivit quelques horribles détails. Il était venu à Salzbourg pour y surveiller une plantation d'arbres, et j'en profitai pour lui demander ce qu'il savait de la mort du prince héritier. Son récit a certainement l'accent de la vérité.
Il me dit que le soir de la tragédie, on lui avait donné l'ordre de venir le lendemain matin à huit heures et demie, au pavillon de chasse. Quand il arriva, tout était plongé dans le calme. Surpris et un peu inquiet, il ouvrit la porte avec son passe-partout et pénétra dans le pavillon. Il trouva la salle de billard dans un désordre indescriptible : les tables et les chaises renversées, des bouteilles et des verres brisés sur le tapis et la couverture du billard traînant par terre.
Il ne s'étonna pas outre mesure de ce désordre, car les orgies nocturnes n'étaient pas rares à Meyerling, mais il remarqua quelque chose d'étrange dans la forme de la couverture de billard. Il se baissa pour voir, en souleva un coin et aperçut un pied.. Relevant alors la couverture, il vit un corps de femme, nu, couvert de sang et percé de plusieurs balles. Effrayé, l'homme appela au secours, mais personne ne vint et la maison demeura silencieuse comme la tombe. Il monta à la chambre du prince héritier où il trouva le valet auprès de son maître agonisant.
Le silence de l'empereur
C'est là tout ce qu'il voulut me dire et le monde ne saura jamais la vérité tout entière. Le peuple autrichien demanda à l'empereur de divulguer les faits concernant la mort du prince héritier, mais il refusa formellement, ce qui le rendit d'ailleurs fort impopulaire.
On fit circuler toutes sortes d'histoires plus ou moins invraisemblables. Il est probable qu'on fît à Rodolphe certaines révélations pour lui montrer l'insurmontable barrière qui s'élevait entre lui et Maria Vetschera et rendait toute affection impossible. J'imagine que, ce soir-là, à Meyerling, on lui fit part de tout cela et qu'excitée par trop de champagne et affolée par l'affreuse nouvelle, la malheureuse femme se jeta sur Rodolphe et lui fît avec une bouteille de mortelles blessures. Elle fut alors sans doute tuée par l'un des invités.
Quoi qu'il en soit, comme je l'ai dit, on ne saura jamais la vérité. Jean Orth la sut, mais ce secret, il l'a gardé comme le sien propre et le mystère reste à jamais impénétrable.
Princesse Louise de Saxe.
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