lundi 21 décembre 2020

La malédiction de l'île de Croma, par Juliette Adam

 Un article de Juliette Adam pour La Dépêche tunisienne du 1er octobre 1898

La Malédiction de l'île de Croma 

             Emilie Mediz-Pelikan,  Blick auf Lacroma
     Lorsque, en juin dernier, je quittai Trieste, sur le Wurmbrand pour continuer mon voyage vers le Monténégro, une légère brume blanche ouatait la mer ; le bleuté du ciel était traversé par de longues touches blanches qu'avait brossées quelque magique pinceau. Le Wurmbrand coupe l'eau et trace dans sa masse un large sillon blanc ; aussi il fait surgir à l'avant des millions de crêtes battues, fouettées, montant ou descendant les unes sur les autres pour retomber tremblotantes, frémissantes, et finalement dessiner sur la mer les riches points des guipures vénitiennes. Les montagnes se voilaient à droite, mais à pic sur la mer apparaissait, plus blanc que toutes les gammes de blancheur autour de nous, Miramar. Miramar, le palais de Maximilien, empereur du Mexique, où la douloureuse, l'inconsolée Elisabeth d'Autriche, venait, à des intervalles que sa fantaisie faisait tantôt éloignés, tantôt rapprochés, fixer un instant sa vie errante.
    Les jardins de Miramar sont célébres. Nulle part ailleurs plus de plantes rares ne fleurissent sous un ciel plus clément, dans une atmosphère plus tempérée,que la brise caresse en été, que le soleil ardent réchauffe en hiver.
    Là devrait, il semble, habiter le bonheur. Hélas tous ceux qui ont traversé Miramar ont été accablés des maux les plus cruels de la vie.
    Et pourtant, quel spectacle pour les yeux éblouis que ces rives de l'Adriatique
    Des voiles rousses, chaudes de ton, sur la mer d'émeraude et sous le ciel bleuté, agrémentent l'horizon. Les barques ont souvent deux voiles, une blanche et une brune, et elles glissent en volant sur la mer, comme deux oiseaux d'ailes différentes entrelacées. Voici d'autres voiles gonflées, celles-ci, d'un jaune d'or, avec la voile d'arrière traversée de haut en bas d'une bande blanche.
    Des îles innombrables, les îles tant décrites de l'Adriatique, passent les unes souriantes, les autres sauvages et stériles.
    Le soleil monte : il plaque sur la mer des reflets d'argent et d'étain en fusion. Des îles, toujours des îles, longues, larges, courtes, dentelées, avec des collines qui ondulent vêtues de forêts où la lumière devenue claire dans un ciel balayé, se plaît en mille jeux divers. Et de nouvelles îles, ou groupées ou seules, accourent au-devant de nous. Des villages se posent partout, sur les mamelons des villes se déploient au bord de la mer. Voici Pola et son amphithéâtre auquel il ne manque pas une pierre, semble t-il. Mais j'ai voulu mettre mes lecteurs seulement sur le chemin de Miramar à Raguse [aujourd'hui Dubrovnik] et à l'île de Croma [La Croma, Lacroma, appelée aujourd'hui Lokrum, proche de Dubrovnik].
    Je ne descends dans l'adorable ville dalmate qu'au retour, et là encore, il faudrait des pages et des pages pour décrire. Mais c'est à l'île de la Croma que nous allons. 
    Une barque nous prend dans le port de Raguse, et vingt minutes après nous débarquons dans un bois de bruyères arborescentes, de lentisques, de cistes et de myrtes en fleurs. Qu'on imagine les îles de la côte d'azur, avec une végétation plus luxuriante. Nous trouvons dans les jardins la flore de l'Orient, puis des pins maritimes énormes, des sentiers tracés dans un fouillis d'arbustes odorants impénétrable.
    Mais une plainte dramatique domine lamentablement la voix et transforme en angoisse le sourire de la végétation la plus riche et la plus fantaisiste qu'il soit.
  — Qu'est-ce donc que cette plainte continuelle, opprimante? demandai-je aux amis ragusains qui m'accompagnent.
    — C'est la malédiction.
    — Quelle malédiction ?
    — Toute une histoire.
    — Une légende?
   — Non, car les faits se succèdent, se continuent et tous les malheurs prédits ne sont pas encore réalisés peutêtre.
    — Contez-moi cette histoire.
  Visitons d'abord le château bâti par Maximilien, habité par lui et par la malheureuse impératrice Charlotte, par le prince Rodolphe. Quand nous reviendrons au bord de la mer, déjeuner, je vous dirai les circonstances de cette effrayante malédiction.
  Nous avançons dans les admirables jardins où les plantes ont des proportions qui nous enthousiasment.
  Nos amis de Raguse, le comte Woinowich et Mme Charles Loiseau, née Woinowich, sont connus à Croma. On nous laisse visiter seuls le château et nous nous arrêtons longuement dans le salon de l'archiduc Maximilien, devenu empereur du Mexique.
    Il semble qu'il ait quitté d'hier le château de la Croma sur la table, son buvard, sa plume, son encrier, ses objets familiers.
  Les portraits de la famille d'Autriche, de l'empereur François-Joseph, plusieurs de l'impératrice Elisabeth à cheval, en toilette de cour, se promenant, et partout en belle place. L'empereur Maximilien avait une grande affection pour sa belle-sœur.
  Le grand salon de travail donne sur une immense galerie où sont des cellules simplement et élégamment meublées ; sur la porte de chaque cellule une inscription allemande est placée, un précepte, une pensée. J'en ai recueilli quelques-unes d'une beauté morale incomparable. Celui qui a formulé sur le mal, sur le bien, sur l'amitié, sur l'honneur, de tels jugements était une grande âme et un noble esprit.
    L'archiduc Rodolphe est venu passer à la Croma sa lune de miel, les premiers mois de son mariage avec l'archiduchesse Stéphanie.
    Nous montons au belvédère, à la pièce inachevée. Elle fut interrompue par le départ de l'archiduc Maximilien et de l'archiduchesse Charlotte pour le Mexique. La vue est splendide sur Raguse, sur toute la côte dalmate. Il eût mieux valu rester à la Croma que d'aller ambitieusement chercher la mort à Mexico. La malédiction, me dit le comte Woinowich répondant à ma pensée. Lentement nous nous dirigeons vers la crique où la mer se lamente et où nous avons laissé notre barque. Le déjeuner est servi sur une table de pierre.
    Cette île, commence le comte Woinowich, appartenait aux franciscains. L'archiduc Maximilien, fou de la Croma, la voulut, l'acheta et les moines qui, eux aussi, aimaient la Croma, en furent dépossédés ; ils la quittèrent avec des larmes.
     Le plus vieux des franciscains, au moment où il mit le pied sur l'une des barques qui l'emmenaient, lui dernier, avec la communauté, s'écria :
    — La Croma sera un jour restituée à un ordre, mais tous ceux qui la posséderont mourront de mort violente ou deviendront fous, car on violera les sépultures de ceux qui ont sacrifié les joies du monde pour reposer en paix. Malheur à ceux qui ne respectent pas le pacte de la mort.
    Tous entendirent la malédiction et la répétèrent dans Raguse.
    Pour bâtir le château de la Croma et tracer les jardins, il fallut détruire près du cloître le cimetière; les os furent dispersés.
    L'archiduc Maximilien, devenu empereur du Mexique, a été fusillé. L'impératrice Charlotte est folle.
   L'îte de la Croma fut achetée, après la mort de Maximilien, par un vieux Ragusain très riche, qui perdit brusquement sa fortune et devint fou.
    Le propriétaire qui lui succéda se brûla la cervelle.
    Un autre se noya. Seize personnes à qui l'île avait appartenu moururent de mort violente ou sont folles.
    On allait vendre pour rien l'île, la dépecer, quand l'empereur François-Joseph, se souvenant qu'elle avait appartenu à son frère, la fit racheter et la donna au prince Rodolphe.
    L'archiduc Rodolphe se tua ou fut tué. Est-ce encore la malédiction de la Croma qui a pesé de toute sa fatalité sur l'impératrice Elisabeth?
   Cependant, après la mort de l'archiduc Rodolphe, l'empereur François-Joseph a rendu la Croma aux moines.

JULIETTE ADAM

Invitation à la lecture 


  J'invite mes lectrices et lecteurs que l'histoire des Habsbourg et des Wittelsbach passionne à découvrir les textes peu connus que j'ai réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).


Voici le texte de présentation du recueil  (quatrième de couverture):


   Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.

   Comment s'est constituée la légende de Mayerling ? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.


Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :


1889 Les articles du Figaro

1899 Princesse Odescalchi

1900 Arthur Savaète

1902 Adolphe Aderer

1905 Henri de Weindel

1910 Jean de Bonnefon

1916 Augustin Marguillier

1917 Henry Ferrare

1921 Princesse Louise de Belgique

1922 Dr Augustin Cabanès

1930 Gabriel Bernard

1932 Princesse Nora Fugger


Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.


Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.


Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)


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