samedi 20 mars 2021

L'empereur d'Autriche visite ses petits-enfants à Munich. Un article d'octobre 1886.

Leopold et Gisela de Bavière et leurs enfants

Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche du 30 octobre 1886

L'empereur d'Autriche et ses petits-enfants
    
[...] M. Henry Stern nous montre l'empereur François-Joseph Munich, chez sa fille la princesse Gisela et au milieu de ses petits-enfants. Vers le mois de mai de chaque année, l'empereur d'Autriche ne manque jamais d'aller à Munich passer quelques jours chez le prince Léopold de Bavière, marié avec l'archiduchesse Gisela d'Autriche. L'Empereur aime tant l'archiduchesse, sa fille, qu'il se prépare à cette visite longtemps d'avance. Ce sont quelques moments de bonheur qu'il escompte pendant de longs mois. 
    Que de lettres il a déjà écrites à sa fille bien-aimée ! Il annonce à la princesse Gisela qu'il va venir, qu'il sera bientôt près d'elle, assurant qu'il a hâte d'aller embrasser ses enfants Il faut lire ces lettres intimes pour voir quelles touchantes expressions traduisent la bonté et la sollicitude paternelle de Sa Majesté. Ce n'est plus le chef d'un des trois grands Empires du Nord, ce n'est plus le fier descendant des Habsbourg, c'est le père affectueux et tendre, qui s'estime le plus heureux des hommes quand il lui est donné de passer quelques heures avec sa fille et ses petits-enfants. Dans ses lettres intimes, il annonce donc à la Princesse qu'il va bientôt venir: mais il est rare que le projet ne soit pas dérangé, souvent plusieurs fois. Tantôt ce sont les Hongrois qui viennent malencontreusement déranger les plans de Sa Majesté. Dans ce pays de courage et d'humeur batailleuse, il surgit tout à coup de ces incidents qui réclament toute l'attention du souverain lui-même. Alors, ce sont des télégrammes, des négociations, enfin de ces choses qui, partout ailleurs, useraient dix ministères, si l'on ne se rappelait que ces incidents se passent en Hongrie, le pays du bon vin, du sang bouillant et de l'ardeur chevaleresque.
    Quand il ne vient rien de Buda-Pesth, alors il se lève souvent quelque nuage du côté de l'Orient c'est un prince Alexandre qui part en guerre, ou bien c'est M. de Nélidoff, l'agent russe à Constantinople, qui trame quelque intrigue.
    Aussi quel beau jour que celui où l'Empereur se voit libre, pour un temps du moins, de tous ces soucis. Alors il envoie vite un télégramme à la princesse Gisela, puis il quitte Vienne presque incognito, avec un aide de camp et un valet de chambre. Un train spécial ramène à Munich.
    L'Empereur n'aime pas beaucoup les grandes cérémonies ; il partage en cela les goûts bien connus de l'impératrice Elisabeth. Quand le train, qui l'amené à la gare centrale de Munich, est signalé, quelques rares assistants se trouvent près du pavillon royal. Les deux seules personnes qui s'approchent de la portière au moment où le wagon de l'Empereur s'arrête, sont le prince Léopold et la princesse Gisela. L'Empereur descend, embrasse sa fille et le prince Léopold puis un landau, aux armes royales de Bavière, les amène en vingt minutes au palais de Leurs Altesses. L'avant-corps du bâtiment, composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage est exclusivement réservé au prince Léopold et à la princesse Gisela. Au premier, sont les appartements de la Princesse. L'appartement de l'empereur François-Joseph, qui se compose de plusieurs salons et d'une chambre à coucher, présente un caractère de simplicité qui ne manque pas de grandeur. La chambre impériale est de vieux chêne sculpté ; les lambris sont ornés de quelques médaillons artistement peints ; Le lit de l'Empereur rappelle celui de Louis XIV : le chevet est orné, de deux médaillons, deux chefs-d'œuvre de peinture.

Palais du prince Leopold à Munich

    Quand le landau impérial est signalé par les deux soldats qui montent la garde devant le Palais, le haut personnel de la maison descend sous la voûte, où doit s'arrêter la voiture. L'institutrice amène les deux jeunes princesses Augusta et Alexandra sans oublier le petit prince Georges, âgé de cinq ans à peine, qui a fait toilette pour la circonstance, et a consenti à se séparer un instant de ses jeux favoris.
    Le landau arrive : le Prince et la Princesse descendent, puis l'Empereur, qui s'appuie sur le bras de son gendre. Alors les petits-enfants de Sa Majesté lui sautent au cou, l'embrassent ; l'Empereur, tout ému, les embrasse et s'en arrache avec peine pour recevoir les hommages respectueux des personnages de la cour, qui sont là pour lui souhaiter la bienvenue. 
    Après cette entrée officielle, l'Empereur redevient un bon bourgeois, en déplacement chez sa fille.

*        *
*

    Pendant ces quelques jours, l'Empereur partage sa vie entre ses enfants et des amis intimes.
  Il visite d'abord le duc Max de Bavière, son beau-père. Si l'impératrice Elisabeth se trouve en villégiature à Possenhofen, sur les bords du lac de Starnberg, elle vient alors chez le duc Max, son père. Rarement l'Impératrice descend chez la princesse Gisela ; le Palais du prince Léopold, assez grand pour recevoir l'Empereur et son aide de camp, n'est pas assez vaste pour l'Impératrice et sa suite. Puis, c'est le prince Luitpold, père du prince Léopold. Une vieille et solide amitié les unit depuis longtemps. Mais ce que l'Empereur est venu chercher à Munich, ce ne sont pas les visites officielles, c'est la vie de famille avec ses enfants. Une fois ou deux seulement, le prince Léopold reçoit quelques invités de choix, des amis personnels de Sa Majesté. Dans ce cas, le repas se donne dans une magnifique salle, toute dorée, au plafond en forme de voûte à portes mystérieuses, qui s'ouvrent et se ferment au moyen de ressorts, et sans faire aucun bruit. Mais ces repas officiels sont une exception.
  L'Empereur aime mieux la petite salle à manger de famille. Les convives sont peu nombreux : l'Empereur, ses enfants et petits-enfants, la baronne de Limpeck, dame d'honneur de la princesse Gisela, et, enfin, la gouvernante des enfants. Cette année, le bonheur de François-Joseph était incroyable. On avait eu l'heureuse idée d'admettre à table, et tout près de lui, le petit prince Georges de Bavière, qui approche de ses six ans et fait la joie de son auguste aïeul. Un seul prince, trop jeune, manque cette fois encore c'est le prince Conrad, âgé de deux ans à peine. L'Empereur l'aime beaucoup et le visite le plus souvent qu'il peut. A table, on parle toujours français c'est la coutume invariable chez le prince Léopold.
   Après le repas, les dames et les enfants vont se promener dans le parc ; l'Empereur et le prince Léopold vont au fumoir, voisin de la salle à manger. Cette pièce est un vrai bijou de chasseur. Les meubles sont de vieux chêne ; ce sont quelques fauteuils, un sofa, un splendide bureau de travail, puis un petit meuble spécial aux fumeurs. Les tapisseries sont vert foncé, les murs sont garnis de bois de cerfs, de chevreuils, et de ces animaux que le prince Léopold chasse, en compagnie de l'Empereur, dans les montagnes du Tyrol et de la Styrie. Dernièrement, le prince Léopold chassait en Styrie avec l'Empereur, qui tua un magnifique coq de bruyère. Sa Majesté pria le prince Léopold, de l'envoyer à la princesse, Gisela. On peut l'admirer dans le fumoir du prince. Dans les Highlands d'Ecosse, j'ai souvent vu de ces coqs de bruyère, mais jamais je n'en ai vu d'aussi beaux, de comparables à ce grouse de la Styrie. La promenade au jardin, après chaque repas, est une de ces distractions de famille où règne l'abandon le plus entier, la simplicité la plus délicieuse et la plus grande. Souvent le petit Georges va se cacher derrière un gros arbre ou un bosquet touffu, après avoir dit à, son grand-père : « Tu me chercheras, quand je t'appellerai. » Alors l'enfant va se cacher, puis pousse un cri. L'Empereur, faisant semblant de chercher, se dirige vers l'endroit d'où le cri est parti. Si l'Empereur ne trouve pas son petit-fils, c'est à recommencer. S'il le découvre, Sa Majesté a le droit de se dissimuler à son tour.
    Cette année, l'Empereur a passé un dimanche à Munich. J'eus l'honneur d'assister à la messe qui se dit dans la chapelle du palais.
    A neuf heures et demie, l'Empereur entra suivi de sa famille. Il portait l'habit de ville ; le prince Léopold avait revêtu l'uniforme de général. Le prince Léopold est grand, sûrement un bel homme, mais, près de lui, l'empereur François-Joseph est un géant. En face et tout près de l'autel, il y avait trois prie-Dieu ; l'un pour l'Empereur et les deux autres pour le prince et la princesse. Près de Sa Majesté étaient les deux jeunes princesses, Augusta et Alexandre, ses petites filles, habillées de blanc. Il fallait voir le recueillement de Sa Majesté. J'ai remarqué que l'Empereur se tient constamment debout. La messe finie, l'Empereur reçut les assistants dans la salle voisine.
    Un quart d'heure après, l'Empereur s'en alla, seul, faire une promenade à pied jusqu'à Schwabing, petit bourg situé à un kilomètre du palais Léopold. Plusieurs fois, je le vis causer avec des braves gens, qui se dirigeaient vers Munich, leur demandant s'ils étaient contents, si leurs affaires allaient bien. Ces bons Bavarois, ne connaissant point l'empereur d'Autriche, semblaient enchantés de causer de leurs petites affaires avec un monsieur qui s'y connaissait si bien.
    Comme il revenait lentement de Schwabing, il causait avec un vieux paysan, qui était bien triste, parce que sa femme et ses enfants n'avaient pas de quoi manger. Il se rendait à Munich, espérant s'y procurer quelques ressources. François-Joseph remit à ce pauvre homme la seule pièce d'or qu'il eût sur lui, une pièce de vingt marks Le pauvre bonhomme.se confondait en remerciements. A ce moment, le Kaiser et son compagnon arrivaient au palais du prince Léopold. Les soldats en faction présentèrent les armes ; le vieux paysan croyait rêver et ne comprenait rien à l'affaire. L'inconnu lui dit alors quelques mots de consolation et d'espérance, et s'engagea dans l'allée qui conduit au palais. Un des soldats se chargea d'expliquer au paysan étonné et reconnaissant que ce monsieur n'était autre que Sa Majesté l'empereur d'Autriche.
   On ne saurait d'ailleurs s'imaginer quelle bienveillante simplicité l'Empereur conserve dans ses rapports avec les gens de service. Je ne crois pas que, chez le prince Léopold de Bavière, il y en ait un seul qui ait échappé à ses délicates attentions. Quand il rencontre, dans le parc ou dans le palais, un serviteur quelconque, il lui demande toujours des nouvelles de sa santé et s'intéresse à tout ce que lui disent ces braves gens, qui le paient en retour par une respectueuse affection.

    Mais, hélas! les jours de bonheur passent vite en ce monde. Les adieux sont toujours accompagnés de larmes et l'Empereur, tout ému, reprend le chemin de Vienne où l'attendent les soucis du gouvernement et les difficultés de la diplomatie.

Henry Stern.

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