dimanche 27 juin 2021

Comte Paul Vasili — La société de Vienne.Lettres inédites — Première lettre : l'empereur.



PREMIÈRE LETTRE — L'EMPEREUR 

    À la tête de l'aristocratie viennoise, qu'elle domine de toute sa hauteur, se trouve la maison impériale. 
   La royauté autrichienne n'a rien des monarchies bourgeoises. Elle est d'essence olympique. Il n'y a point de mélange entre elle et l'aristocratie. Cette dernière est appelée, à certaines heures, pour prendre sa place, pour tenir son rang aux fêtes de la cour; mais elle n'est pas admise dans l'intimité de la famille impériale. 
      L'accroissement continu des membres de cette famille l'a tout naturellement amenée à se concentrer en elle-même. Le nombre a engendré l’exclusivisme. Il n'en a pas toujours été ainsi. 
     Lorsque l'empereur Joseph II conçut l'idée d'ouvrir ses magnifiques parcs du Augarten et du Prater à l'humanité, — ainsi qu'il est écrit au fronton de la porte d'entrée du premier (1), — un de ses courtisans lui fit observer qu'il n'aurait bientôt plus, lui empereur romain, un seul endroit pour se retirer dans la société de ses pairs. « Si je voulais me contenter de la société de mes pairs, répondit l'empereur, je devrais passer ma vie dans les caveaux des Capucins. » On sait que les empereurs d'Autriche reposent dans les cryptes du couvent des Capucins. 
     Joseph II aimait à se promener, mêlé à la foule, dans les parcs et dans les grandes rues. Il se plaisait en la compagnie d'un petit nombre de personnes intelligentes de la haute société et goûtait fort l'esprit qu'on dépense dans ce qu'on appelle en France « un salon d'intimes ». Il cultivait assidûment celui de la princesse de Liechtenstein, dont il était le plus agréable causeur. La mère de l'empereur Joseph II, Marie-Thérèse, fut à la fois «une femme aimable»  et un grand politique. Elle gouvernait l'empire et donnait le ton à la société mondaine de l'époque ; qui sait dans quelle mesure les succès de la reine ont été dus au charme de la femme ? Le chapelain de l'académie militaire de Neustadt a dit d'elle dans son oraison funèbre : « Elle ravit les cœurs par l'esprit et par la grâce, et plus d'un qui se croyait en présence de la régente reconnut qu'il était auprès d'une mère. » Marie-Thérèse fut, en effet, une mère pour ses amis : elle arrangeait les mariages, réunissait et réconciliait les familles ; si l'Autriche a été pendant cent ans une grande puissance militaire, elle le doit aux mariages que sut préparer la régente et que fit conclure la femme la plus charmante des salons de Vienne et la plus habile des reines. 
     Marie-Thérèse était la dernière des Habsbourg ; elle était même, lors de son mariage, la dernière princesse de la cour de Vienne. Mais les douze fils qu'elle mit au monde engendrèrent la foule des dieux et peuplèrent l'olympe dans lequel l'Empereur actuel aime à se retirer loin des hommes terrestres. S'il en descend parfois, à l'occasion d'un bal aristocratique, ce n'est point pour vivre, ne fût-ce qu'un instant, de la vie des mortels, mais pour y représenter la majesté du souverain. Encore, cette « représentation » est-elle de courte durée et n'a-t-elle d'autre résultat que de faire descendre des lèvres impériales quelques « paroles gracieuses » adressées à quelques personnages considérables. 
     Les choses se passent de la même façon aux bals dits « d'élite » dans le jargon viennois, et qui sont des bals organisés par des corporations permanentes ou passagères, comme les bourgeois, les industriels, les étudiants. 
     L'Empereur donne chaque année un premier bal à la cour où il invite les chambellans, les dames aux seize quartiers de noblesse, les officiers de l'armée, les chevaliers des ordres impériaux. Il donne une seconde fête aux seize quartiers seuls et au corps diplomatique. L'Empereur offre, à l'occasion, quelques dîners. En dehors de ces fêtes, il ne fréquente que la société de sa nombreuse famille. 
  Mais ce qu'il aime par-dessus toutes choses, c'est la chasse. Elle est son unique délassement. Qu'il s'agisse de poursuivre un chamois sur la cime des Alpes du Salzkammergut, de tirer un coq de bruyère approchable seulement au lever du soleil, ou de courre le cerf pendant plusieurs heures, François- Joseph ne redoute ni fatigue ni danger.           Après la chasse, l'Empereur préfère, autant par goût que par devoir, les manœuvres, les exercices, les parades de troupes. François-Joseph Ier a des goûts très militaires. L'Empereur trouve dans la chasse l'emploi d'une activité extérieure qu'il s'est interdite à son arrivée au pouvoir. Ses premières impressions politiques datent du mouvement de 1848. Il vit alors, de ses propres yeux, les Autrichiens acclamer ceux-là mêmes qu'ils devaient ensuite chasser ou assassiner. Par amour pour son peuple, il fit à la paix publique le sacrifice de tous ses goûts. François-Joseph était né pour gouverner brillamment. Il aimait le faste des cours, l'apparat, les belles armées. Il eût aimé, dans les grandes guerres, conduire en personne les chevauchées avec de superbes états-majors. Les circonstances politiques exigèrent de lui qu'il fût un monarque constitutionnel dans un empire fédéraliste ; la défaite vint frapper à coups redoublés son orgueil national. 
    Alors, avec une facilité qu'on a souvent prise pour de l'indécision, il renonça au pouvoir personnel. Ce ne fut pas sans tristesse et sans lutte intime. Tout ce qu'il avait entrevu s'écroulait. Au lieu d'être le successeur de Marie-Thérèse, de faire la grande politique traditionnelle, il fallait se contenter d'un rôle effacé dans une monarchie où les ministres sont responsables, devenir une sorte de bureaucrate sans initiative, sans relief. Il accepta simplement, tristement, comme un devoir, comme une discipline... L'Empereur signe depuis cinq heures du matin les pièces qu'on lui soumet ; il en discute avec ses ministres, mais sans passion. Il lit quelques journaux, parcourt une Revue de la Presse qu'on rédige tous les jours à son usage au bureau de la presse cisleithan et qui le met au courant des exigences de l'opinion publique, dont il a toujours paternellement tenu compte ; aussi est-il très populaire, à Vienne comme dans les différentes provinces autrichiennes. L'Empereur se couche tôt, et sa sobriété est proverbiale. Il se contente d'un déjeuner pris en hâte sur le pupitre de son bureau. 
   Jamais il ne sort des attributions qu'il a acceptées. C'est à la chasse seulement qu'il redevient lui même, libre d'aller à l'aventure selon sa fougue et sa force, employant ses ruses contre l'innocent  gibier, le pourchassant jusqu'à ce qu'il l'ait conquis. 
     Parfois, dans une occasion, comme celle du couronnement à Pest, sa nature première se retrouve ; les Hongrois, si grands seigneurs, si royaux, le peuple si orgueilleux de ses fêtes, virent quelle figure pouvait faire l'empereur François-Joseph. 
    Bien des contradictions s'ajoutent à des contradictions en Autriche, et l'Empereur en est la victime. Dans les pays voisins de l'Orient, où l'on a besoin de faste, avec les Polonais, les Hongrois, les petits peuples slaves, la ville de Vienne même où l'on adore les fêtes, l'élégance, le luxe, on a vis-à- vis de l'Empereur des exigences qui ne sont point satisfaites. On le voudrait plus personnel , plus agissant, représentant davantage, plus empereur ; et, en même temps, ces petits peuples, attachés à la tradition, à leurs coutumes, ayant l'horreur de la centralisation, ne voulant pas être gouvernés uniformément, s'irritent à la moindre pression de l'État, Or, l'État austro #-hongrois ne peut être représenté que par l'Empereur, les intérêts divers des provinces n'ayant un lien général qu'à travers la dynastie des Habsbourg ; et depuis 1848, surtout depuis 1867, tout pouvoir direct est refusé à celui auquel on demande d'exercer le pouvoir directement. Le système parlementaire est à jamais accepté en Autriche-Hongrie ; il n'y a plus de place pour un César. Il faut être logique et savoir gré à François-Joseph de n'avoir pas résisté au courant moderne ; mais il faut en même temps admettre qu'il se soit détaché des foules, qu'il vive loin d'elles, qu'il se complaise dans l'isolement de la famille, et qu'il reste ce vague symbole qu'on exige qu'il soit. 
    L'Empereur actuel ne peut avoir la popularité de Léopold II, de Joseph II, de Marie-Thérèse ; il en néglige la recherche et dédaignerait de la cultiver comme François Ier , dont les mots et les actes de compassion se redisaient par tout l'Empire. 
    François-Joseph est bon ; tous ceux qui l'approchent le reconnaissent II est charitable, mais il exerce sa charité aussi discrètement qu'il gouverne. Il laisse ignorer à sa main gauche ce que fait sa main droite. Comment espérer que la foule apprécie les bienfaits d'origine inconnue, alors qu'elle est déjà si peu portée à la reconnaissance pour les bienfaiteurs déclarés ?
    On répète en Autriche qu'il faut s'abstenir de demander quoi que ce soit à l'Empereur par voie de pétitions. Ce n'est pas lui qui les lit le premier. Mais s'il apprend par hasard le chagrin réel qui vous frappe, le mal qui vous accable, il se fait un plaisir de venir à votre secours. 
  Les circonstances que nous avons décrites ont détaché François-Joseph de l'intérêt personnel qu'il eût pris à la politique en Autriche, s'il eût gouverné absolument. Les questions militaires ont seules le don de le passionner. Il s'en occupe sans cesse avec la plus grande sollicitude. Monarque scrupuleusement constitutionnel en toutes choses, il a ce- pendant refusé de livrer l'armée aux hasards de la vie parlementaire. On sait que si le parti allemand a perdu le pouvoir il y a cinq ans, c'est surtout parce qu'il avait fait une vive opposition à la loi militaire alors en discussion devant le Parlement, et que l'Empereur voulait voir voter à tout prix. En dehors de ce qui concerne l'armée, François-Joseph n'a d'autre opinion que celle qui domine dans son empire. C'est ce qui explique les tergiversations qui caractérisent son règne. 
   On l'a connu démocrate et réactionnaire, clérical et libéral, unitaire et fédéraliste. Il a combattu le magyarisme en Hongrie, pour en admettre plus tard  la déification nationale ; il a germanisé les Slaves, il slavise maintenant les Germains ; il a déclaré inaliénables ses provinces italiennes, et embrassé dans Venise celui qui s'en est emparé. Tous actes d'une abnégation sublime, mais aussi preuves d'un détachement d'esprit bien rare. Il est enfin tel qu'il s'est dépeint lui-même, si le mot au comte Andrassy qu'on lui prête est vrai : « Je suis très heureux que ceux qui ont été condamnés à mort pour trahison contre moi n'aient pas tous été exécutés, parce que plus tard j'ai pu en faire mes premiers ministres. » 

(1) Endroit de plaisance ouvert à tous les hommes par celui qui les apprécie.





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