Le Freischütz fête cette année son bicentenaire. La première représentation eut lieu au Königliches Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821. L'œuvre rencontra un succès immédiat, qui se propagea rapidement dans toute l'Europe et devint le symbole de la naissance de l'opéra romantique allemand. Parmi les nombreux artistes qui ont été influencés par le Freischütz figure le jeune Richard Wagner, qui sera considéré par beaucoup comme le successeur de Weber.
Pour fêter le bicentenaire de l'oeuvre, le Bayerische Staatsoper a proposé la saison dernière une nouvelle mise en scène de l'oeuvre par Dmitri Tcherniakov, que nous avons présentée sur ce blog en juin dernier sous le titre Dmitri Tcherniakov vide le Freischütz de sa substance à l'opéra de Munich. (cliquer sur le line pour lire la critique).
Pour ne pas être en reste avec cette substance, nous avons voulu retrouver des témoignages du passé, et, parmi les grands critiques français de la seconde moitié du 19ème siècle, nous avons sélectionné des textes de deux wagnériens, Théophile Gautier et Julien Tiersot, qui ont proposé leur vision de l'oeuvre à quelque 25 ans d'intervalle.
Une chronique de Théophile Gautier (1866)
Théophile Gautier avait une prédilection marquée pour l'art de Weber. Le 17 décembre 1866, ce grand écrivain, qui était aussi chroniqueur d'opéra et un des premiers wagnériens français, — la critique qu'il donna en 1857 d'un Tannhäuser entendu en Allemagne est restée célèbre, — assistait au Freischütz au Théâtre Impérial Lyrique de Paris, et en donnait un élogieux compte-rendu dans sa chronique musicale de la Gazette nationale ou le Moniteur universel :
« Weber a toujours produit sur nous une impression étrange, extra-musicale, pour ainsi dire, et presque surnaturelle. D'autres compositeurs peuvent avoir plus de génie, de talent ou de science, mais nul ne nous émeut, autant que l'auteur; du Freischütz !
« Sa musique est de l'incantation; comme celle de Klingsor dans les Maîtres Chanteurs d'Hoffmann, elle évoque les esprits et réveille, dans le monde mystérieux qu'on pressent derrière le monde visible, des échos d 'une vibration inquiétante.
« Quelquefois, l'hiver, lorsque la pluie cingle les carreaux à travers l'obscurité de la nuit; que les arbres s'entrechoquent sous la rafale, et qu'une vague torpeur de bien-être causée par la braise du foyer vous envahit sur votre fauteuil, au moment où vos paupières vont se fermer; un son bizarre inexplicable, soupir des âmes ou des choses, vous fait soudain tressaillir. Est-ce un craquement de la boiserie, une plainte du vent dans le tuyau d'orgue de la cheminée, votre chien qui rêve et jappe, la tête entre ses pattes, l'horloge de la mort,qui sonne ses coups? On ne sait. Mais tout votre être est remué profondément, Le repos de la soirée est perdu ; vous devenez fébrile, inquiet, nerveux. Une angoisse d'attente vous agite, car il est évident qu'il va se passer quelque chose.
« Vous n'êtes plus seul dans votre chambre: des souffles indistincts murmurent autour de vous ; des formes à peine ébauchées, mais que l'imagination achève, se dressent lentement dans l'angle d'ombré des meubles où se drapent aux plis des rideaux. Tel est l'effet que nous cause un prélude de Weber. »
” Mais l'enchanteur n'a pas besoin d'être enfermé entre quatre murs sombres, sous une voûte gothique, comme le Faust de Rembrandt, pour faire reluire son microcosme constellé de signes cabalistiques : il opère tout aussi bien au sein de la libre nature. Vous errez dans la verte forêt, suivant le petit sentir tracé par des daims, égrenant la rosée suspendue au diadème sonne dans le cor magique d'Obéron, que lui a donné Titania. Aussitôt les esprits cachés de la nature se mettent à fourmiller, à bruire, à chuchoter. La vie secrète de la forêt se manifeste. Les ondines sortent des sources; les sylphides se prennent les mains et forment des rondes sur le gazon fleuri; les gnomes, balançant des champignons pour parasol, se promènent dans les chemins des fourmis; de petites fées, sœurs ou cousines de la reine Mab, courent, portées sur d'imperceptibles chars traînés par des faucheux ; des yeux pleins de malice et de coquetterie brillent derrière des éventails de feuilles. Ce ne sont que palpitations d'ailes, tintements argentins de gouttes de pluie tombant des branches déplacées, murmures de bouches invisibles, chants mystérieux qu'on n’a jamais entendus et que l'on connaît pourtant et qui vous troublent, et à travers tout cela la brise soupire une phrase maladivement tendre, mortellement passionnée, postulation du fini à l'infini, déclaration d'amour du ver à l'étoile, élan douloureux de l'âme vers l'idéal impossible. Bientôt cette phrase prend une forme, et on la voit passer, blanche et pâle, sur le fond sombre du feuillage, comme Hermia dans la forêt enchantée du Midsummer Night'sdream.
Le Freyschütz porte le titre d'opéra romantique, et jamais nom ne fut mieux mérité. Une sauvage poésie jette ses éclairs dans les profondeurs du drame, comme la foudre qui révèle de sa rapide lueur bleuâtre une foule de formes bizarres qu'on ne soupçonnait pas. Puis tout rentre dans la nuit, une nuit pleine d'anxiétés et de terreurs.
On dirait que Weber a suivi cette chasse infernale si bien suivie dans le beau Pécopin, qui passe comme un sombre tourbillon sur les vallées, les montagnes et les forêts frissonnantes, avec un tumulte de cors, de trompes, d’olifants, d'aboiements de chiens, de piétinements de chevaux, de hallalis farouches à dominer les voix de l'ouragan. A travers les chênes gigantesques de la profonde forêt germanique, la chasse galope furieuse, échevelée et folle, illuminée d'éclairs comme derrière les barreaux d’un noir treillis. Parfois on aperçoit le cerf, son immense ramure couchée sur le dos, qui file comme une flèche dans les halliers : et près de lui, montant un cheval dont les pieds font jaillir des gerbes d'étincelles, un chasseur tire de son cor d'ivoire une note si étrange, si pénétrante, si diabolique, que la bête en tressaille et se précipite d'un élan plus furieux encore. Ce chasseur, c'est le chevalier Carl Maria de Weber, et quand la chasse arrivera au palais fantastique où le cerf est servi dans une sauce noire et fumante sur un immense plat d'or, c'est lui qui chantera la chanson au refrain strident, à l'entrain féroce, au brio démoniaque digne d'une pareille orgie. Dans l'ouverture de Freyschütz, dès les premiers accords, on sent tout de suite la présence du mauvais esprit. Ce sont d'abord des grondements sourds, des tonnerres lointains, des rumeurs mystérieuses qu'entrecoupent çà et là des ricanements sarcastiques et des cris d'oiseaux nocturnes, puis la franche rudesse des gardes forestiers s'exprime par des chants larges et d'un rythme accusé. On comprend la libre vie des bois sous les vertes branches et l’âpre plaisir de la poursuite et de la victoire. Des phrases tumultueuses peignent le désespoir, l'amour et l'ambition de Max, dont la balle déviée a manqué le but, et que l’orgueil blessé conduit à l’abîme. Les puissances infernales se rapprochent, l'entourent de cercles de plus en plus étroits, le pacte fatal est conclu, les balles tombent du creuset avec un écho sinistre au milieu des plaintes, des lamentations, des hurlements, du bruit des eaux et des éclats de foudre que traverse la terrible fanfare du chasseur noir. L'orchestre déchaîné peint le désordre de la nature violée dans ses lois par des maléfices sacrilèges. Sur ce fond voltige comme une blanche colombe la phrase ailée, séraphique, divine, enivrée d'amour et de lumière qui représente la pensée d'Agathe, l'ange de cet enfer, la rédemptrice de ce damné, la vierge pieuse aimée du ciel, dont la grâce attendrit même le diable : quel chant adorablement éperdu ! quelle chaste et délirante passion ! Nous ne connaissons rien dans la musique humaine qui vaille cette mélodie vraiment céleste.
On a l'habitude de critiquer comme niais et maladroit le livret allemand de Kind, qu'ont suivi plus ou moins fidèlement les arrangeurs français. Il est simple, franc, plein de caractère, comme ces grossières gravures sur bois qui figurent en tête des légendes populaires et dont aucune vignette habilement burinée ne reproduit l'effet. Tel qu'il est avec sa rudesse, il prête admirablement à la musique et conserve la physionomie sauvage et bizarre du franc chasseur, Le prince Ottocar lui-même ne nous déplaît pas, en dépit de ses entrées sans motif, et le moine de la fin a bien son charme. Cette naïveté rustique, digne de la bibliothèque bleue, vaut mieux que toutes les ficelles des faiseurs d’opéras-comiques patentés.
Quelle richesse musicale dans ce premier acte si simple de canevas : le chœur des paysans, l'air des villageois, les deux andantes de Max, cette valse qui se berce et s'évanouit sur un thème d'un rythme si entraînant et si fugitif, et surtout cette chanson à boire où cherche à s’étourdir l'inquiétude du damné, cette chanson d’une si farouche originalité, dont le refrain semble se siffler lui-même avec une note d’une strideur aiguë ! Que de merveilles ! Mais ce n'est rien encore, et le duo entre les deux femmes et la prière d'Agathe, cette sublime effusion, ce chant où l’âme palpite avec d'amoureux frissons d’ailes, comment louer de telles choses avec de pauvres mots sans mélodie et sans couleur ?
Le second acte, la fonte des balles dans la Gorge aux Loups, est la plus étonnante symphonie lyrique qu'il ait été donné à l'oreille humaine d'entendre. Là, Weber, ce Samiel de la musique, remue comme il veut les éléments infernaux. Il bouleverse la nature, évoque les esprits, fait apparaître les fantômes hideux ou suppliants, donne une voir à toutes les épouvantes et convie au sabbat, avec un panthéisme germanique, les hiboux, les chauves-souris, les loups, ces hôtes de l'ombre qu'intéressent les œuvres de ténèbres. Il a du premier coup donné le dernier mot du fantastique. Depuis Weber, on n'a pas ajouté un frisson à la terreur. Dans cet ouragan de notes déchaînées, les personnages disparaissent presque, ils font à peine entendre à travers le tumulte diabolique quelques cris de malédiction, de blasphème et d'épouvante. Occupés de leur opération magique au milieu d'un cercle de têtes de mort dont les yeux flamboient, ils découpent bizarrement leur noire silhouette sur les lueurs bleues de la lune ou les rouges réverbérations de l'enfer. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept ! on ne peut s'imaginer l'effet que produisent ces simples chiffres jetés aux échos ténébreux.
Quelle est celle de ces balles franches qui appartiendra au diable?
La mise en scène de cet acte, pour lequel on a fait venir une lune d'Angleterre et amené un torrent d'eau naturelle colorée de diverses teintes par la lumière électrique, est fort belle, mais elle occupe peut-être un peu trop le regard. Nous voudrions une décoration plus sombre, plus vaguement profonde, traversée d'apparitions indistinctes, de chimères monstrueuses à peine entrevues et d'autant plus formidables. En éloignant les fonds, on donnera plus de valeur aux personnages. Une âpre gorge de montagne avec de grandes masses d'ombre et quelques blafards reflets de lune, peints tout simplement par un habile décorateur, eussent suffi à la musique de Weber. Il faut laisser aux féeries ces trucs laborieux qui demandent de si longs entr'actes.
Le troisième acte s'ouvre par ce chœur de chasseurs qui a popularisé Weber en France, et que cependant nous n'avons entendu bien chanter qu'en Allemagne. Il faut des choristes et surtout des basses-tailles d'outre-Rhin pour lui conserver sa forte saveur germanique, son allure agreste et sa cordiale bonne humeur.
L'air du prince Ottocar, la prière de l'Ermite, sont des morceaux qu'on trouverait plus beaux encore si l'admiration n'était pas un peu épuisée par cette prodigieuse scène de la fonte des balles; mais elle se ranime et éclate en transports à ce merveilleux septuor de réconciliation, de pardon et d'actions de grâces qui termine la pièce.
Michot chante avec talent le rôle de Max, dont quelques notes sont un peu basses peut-être pour sa voix de ténor, plus à l'aise dans les cordes hautes. Troy donne à Caspar, le mauvais conseiller, use physionomie rude et farouche bien adaptée au caractère satanique du personnage. Il chante sa chanson à boire avec une verve endiablée. Wartel, tout habillé de rouge de la tête aux pieds, dessine bien l'infernale silhouette du Samiel. Agathe, c'était Mme Miolan-Carvaiho, qui remplaçait un peu brusquement une cantatrice allemande d'un accent trop germanique encore pour le dialogue. Elle semblait émue, elle la grande artiste, la chanteuse impeccable, en abordant cet air enivrant, délicieux, qui exige tant d'âme, tant de voix et tant d’habileté ; mais les applaudissements l'ont bientôt rassurée,
et elle a dit cette musique céleste avec use perfection incomparable. La jolie Mlle Daram a très bien chanté le rôle d'Annette, qu'elle joue peut-être un peu trop spirituellement. Annette est une bonne fille d’une simplicité allemande, à laquelle il ne faut pas donner tant de coquetterie française.
Une chronique de Julien Tiersot (1892)
L'intrigue
L'intrigue se passe en Bohême vers 1648, juste après la guerre de Trente ans. Max, jeune garde-chasse du Prince, considéré comme le meilleur tireur des environs, se désole car il vient de perdre un concours de tir, où a triomphé un simple paysan, Killian. Max aime Agathe, la fille du garde forestier Kuno. Il voudrait gagner le concours de tir du lendemain dont l'enjeu est la nomination du nouveau garde-chasse et obtenir ainsi la main d'Agathe. Son ami Kaspar le forestier a vendu son âme au maléfique Samiel et pour être sauvé, Kaspar doit lui amener une nouvelle proie. Kaspar, acculé, propose d'en fournir une par l'infortuné Max. Pour réussir son concours, Max accepte que Kaspar lui fournisse des balles magiques, sans savoir qu'il est l'enjeu de Kaspar et la proie du maléfique Samiel. Agathe est inquiète bien qu'Ännchen (Annette) la rassure ; Max arrive puis la quitte sous prétexte d'aller chercher un cerf qu'il a tué dans la Gorge-au-loup. Au milieu de visions terribles et de bruits étranges, Kaspar prépare sept balles pour Max, mais la dernière obéira à la volonté de Samiel, ce que Max ignore. Agathe prie et se prépare à épouser Max ; elle fait des cauchemars, mais une fois encore, Ännchen la réconforte. Max surprend tout le monde lors du concours de tir. Le prince lui ordonne de tirer sur une colombe blanche avec la septième balle. Agathe sort du bosquet où se trouve la colombe et lui crie de ne pas tirer. Max tire, la colombe s'envole et Agathe tombe inanimée. Heureusement elle n’est pas morte car un ermite a détourné le coup sur le sinistre Kaspar qui meurt en blasphémant. Max avoue avoir participé au pacte avec le diable en acceptant la fourniture des balles magiques par désespoir et faiblesse et le Prince lui impose un délai d’un an avant de pouvoir épouser Agathe.
Une critique parue dans le Ménestrel du 4 septembre 1892
J'ai enfin vu jouer le Freischütz en Allemagne : cela était, depuis longtemps, l'objet de mes vœux les plus vifs. Maintenant que ce voeu est accompli, je ne crains pas de dire que sa réalisation a passé mes espérances. J'ai donc vu un Freischütz vivant, vrai, idéalement poétique, interprété dans un sentiment conforme au génie de son auteur et de la race qui l'inspira, et cette impression neuve et fraîche a été pour moi la plus agréable des surprises. Car je ne pense pas être accusé d'une médisance exagérée si j'avance que les représentations de Freischütz auxquelles nous avons pu assister à l'Opéra ont été et sont encore, de la première note à la dernière, un perpétuel contresens. Là, au contraire, dans un milieu allemand et sur une scène moins vaste, la comédie romantique de Kind, si admirablement traduite par la musique de Weber, retrouvait sa vraie signification. Je ne sais si tous les artistes qui l'ont jouée étaient des artistes de premier ordre (tous possédaient d'ailleurs une voix et une méthode suffisantes pour leurs rôles), mais ce que je puis assurer, c'est que tous étaient parfaitement identifiés avec leurs personnages, qu'ils les faisaient vivre. Il se peut aussi que les décors et la mise en scène ne fussent pas d'une richesse éblouissante, mais cela eût été fort superflu pour l'interprétation d'un drame rustique : il m'a suffi qu'ils fussent d'une vérité scrupuleuse, donnant l'impression immédiate de la chose vue. Précisément, à quelques jours de là, je parcourais les montagnes de l'Allemagne du Nord, la Thuringe, le Harz, la Suisse saxonne, et j'admirais à quel point cette représentation de Freischütz m'avait, par avance, donné une idée juste de la nature elle-même.
Le premier acte d'abord : une auberge isolée dans la montagne ; de grands arbres en ombragent l'entrée ; des paysans endimanchés s'y promènent, buvant, dansant, s'exerçant au tir; il nous semble être en un pays connu, nous nous sommes reposé dans nos courses, à l'entrée de quelque semblable Wirtschaft, avec ses guirlandes, ses ornements de feuillage fraîchement coupés à la forêt voisine, ses tables et ses chaises de bois, très rustiques. Cela a une apparence de nature vivante qui, dès l'abord, prédispose à l'audition d'une oeuvre si intimement inspirée par elle.
De même, le décor de la Gorge aux loups est assurément d'un pittoresque moins recherché que celui de l'Opéra, qui est fort beau : ici, c'est un simple amas de rochers blanchâtres confusément éclairés par une pâle lumière nocturne. Mais, en visitant, un peu plus tard, les montagnes qui séparent la Saxe de la Bohème, j'ai retrouvé, un soir, un paysage tout semblable : le décor allemand avait donc encore l'avantage d'une plus grande exactitude.
Quant aux scènes d'intérieur du second et du dernier acte, les décorateurs n'avaient, pour les encadrer, qu'à prendre modèle sur n'importe quelle vieille maison allemande : étroites fenêtres disposées côte à côte avec de petits carreaux opaques, légèrement colorés, laissant, le soir, entrer dans la chambre de vagues rayons de lune; boiseries sculptées, enluminures aux couleurs tranchées, tout un ensemble de détails complétant l'illusion en donnant, dès le premier coup d’œil, la sensation de la réalité.
Non moins vrais apparaissent sur la scène allemande les types évoluant dans ce décor si vrai. Les gardes-chasse portent uniformément leur uniforme traditionnel, et ni Max, ni Caspar n'ont rien dans le costume qui les distingue des choristes du troisième acte : ils sont comme eux de simples chasseurs, nullement un premier ténor et une basse dramatique. Le roi Ottokar, qui ne parait qu'au dernier tableau, n'est pas du tout un fantoche d'opéra comme il en a parfois l'air : c'est un de ces bons petits rois des royaumes allemands du moyen âge, paternels et familiers, vivant parmi leur peuple, réglant les différends, rendant la justice ; et, dans la forêt où s'accomplit le dénouement, l'on n'est aucunement étonné de voir paraître l'ermite, apportant au roi et au peuple des paroles de pitié : il est l'hôte naturel d'un tel lieu.
Quant aux deux cousines, la musique seule en marque si clairement le double caractère qu'il n'y avait, là, nulle surprise à avoir : les cantilènes d'Agathe sont si blondes ! et combien brunes les ariettes d'Annette, si vives, si pimpantes, si abondantes en sève musicale ! Mais je n'en ai pas moins été fort satisfait de voir ces deux rôles joués par deux artistes parfaitement en état de les personnifier : Mme Baumann, blonde, mince, à la voix peut-être insuffisamment éclatante pour le brillant finale de l'air d'Agathe, mais d'un timbre expressif qui s'harmonisait parfaitement avec celui des instruments à cordes dans l'admirable invocation à la Nuit, ainsi que dans la suave prière du dernier acte ; Mm Porst, petite, brune, une bonne grosse Allemande aux joues rouges et toute réjouie, interprétant, en outre, les airs d'Annette avec une fort jolie voix de soprano aigu et beaucoup de vivacité, d'intelligence et de brio.
N'oublions pas non plus Samiel, le Chasseur noir : en vérité, celui-ci ne saurait se faire oublier dans la représentation, car, dès la première scène, à peine Caspar son complice a-t-il eu le temps d'attirer l'attention du spectateur qu'il est là, montrant sa tète au milieu des branches, étendant sa griffe, fixant son œil rouge, et à chaque instant on le voit reparaître, se montrant subitement dans l'ombre et disparaissant soudain ; et si d'abord ces apparitions inattendues peuvent causer plus de surprise que d'effroi, bientôt, à le revoir sans cesse, l'être fantastique et surnaturel, l'on comprend que c'est bien lui qui exerce son influence sur l'oeuvre entière, qu'il est partout, qu'il inspire tout.
Enfin, l'oeuvre a été représentée avec une fidélité absolue, sans la moindre altération ni coupure. Je connais assez bien la partition de Freischütz pour pouvoir assurer que, non seulement pas une seule mesure n'en a été supprimée, mais que pas une seule note n'a été modifiée par les chanteurs ou les chanteuses, sous quelque prétexte que ce fût. De même, toutes les scènes dialoguées ont subsisté, parmi lesquelles certains épisodes de la pièce complètement inconnus au public français. Les dialogues du premier acte établissent une exposition bien plus claire et complète que les lambeaux de récitatif qui les remplacent à l'Opéra. Au dernier acte, il y a tout un tableau qu'on a toujours supprimé en France (il ne renferme d'ailleurs pas une note de musique) : la scène représente une clairière à la lisière de la forêt; c'est le matin, après la nuit de la Gorge aux loups : Max et Caspar reviennent de compagnie, le fusil sur l'épaule ; ils rencontrent sur leur route d'autres gardes-chasse partant pour leurs courses matinales, et échangent quelques paroles avec eux; puis, après quelques phrases, la scène change, et l'on se retrouve dans la chambre d'Agathe. Là encore, autre scène d'un esprit bien allemand : après la chanson de noce chantée par les jeunes filles à Agathe, Annette apporte la couronne nuptiale dont elle se dispose à parer elle-même la fiancée; mais voici qu'au moment où elle ouvre la boîte qui la contient, sur le dernier accord du chœur, toutes reculent effrayées : l'étourdie cousine s'est trompée, elle a pris dans l'armoire une boîte pour une autre, et, sinistre présage, elle a apporté la couronne de mort!...
L'on m'objectera sans doute que dans ce compte rendu du Freischütz, je parle de tout excepté de la musique de Weber. Mais, en vérité, parler de quelque partie que ce soit du Freischütz, c'est parler de la musique de Weber, tant celle-ci est inhérente au sujet, qu'elle vivifie, illumine, avec lequel elle se confond intimement, et qui, sans elle, fut demeuré absolument inexistant. C'est que le Freischütz est une de ces rares œuvres parfaites dont tous les éléments se tiennent, se pénètrent l'un l'autre; porter la lumière sur un de ces éléments, c'est éclairer l'oeuvre entière. Tenez pour certain que les mélodies, d'une beauté si pure en leur forme classique, de Max et d'Agathe, que les chansons sardoniques de Caspar, les refrains insouciants d'Annette, les chants tour à tour mélancoliques et brillants des chasseurs, tout cela a infiniment plus de relief et de vie, considéré dans son véritable milieu, que pris isolément, comme de simples morceaux de musique.
Je veux citer particulièrement en exemple trois morceaux desquels j'ai reçu une impression inoubliable.
Le premier, c'est la valse du premier acte. Dans le décor rustique que j'ai décrit, tandis que quelques personnages achèvent une scène dialoguée, Kilian, le vainqueur du tir, invite à danser la plus jolie paysanne : une choriste, tout simplement, car, pour danser une valse, on n'a point jugé nécessaire de mobiliser un corps de ballet. En Allemagne, les choristes jouent. Pendant ces préparatifs, les ménétriers, dans leur costume national, font faire place, appellent les assistants à la danse par leur cri rustique, puis l'orchestre attaque les premiers accords, rudement, en marquant beaucoup les temps forts, dans un mouvement à peu près deux fois plus lent que celui de l'Opéra de Paris. Et la valse s'élance et ondule, aux sons de cette musique au rythme enveloppant; c'est, dans la fête champêtre, une joie, un mouvement, une vie exubérante; les musiciens parcourent les groupes en se démenant, animant la danse par leur cri suraigu : you ! you ! Et peu à peu les danseurs s'éloignent, entrant couple par couple dans la grande salle du Wirtschaft, d'où l'on entend encore une fois partir le cri des ménétriers, tandis qu'il ne reste plus à l'orchestre que les deux cors qui vont diminuant peu à peu, s'éteignant enfin. C'est peu de chose que cela, assurément : ce n'en a pas moins été pour moi un moment délicieux, comme tout ce qui donne la sensation intime d'une poésie riante, vivante et vraie.
La scène de la Gorge aux loups n'avait pas, au point de vue musical, de nouveaux secrets à me révéler, car je pense la fort bien connaître; mais avec quel relief saisissant elle ressortait ici ! A la fin surtout, dans la scène de la fonte des balles, tandis que les apparitions mystérieuses se succédaient précipitamment, que des arbres croulaient parmi les roches, que des flammes passaient en tourbillonnant, que des vols d'oiseaux tournoyaient dans l'air, qu'enfin, à l'entrée de la chasse fantastique, des nuages passaient chargés d'images monstrueuses, d'animaux grotesques, comme en représentent les tableaux des anciennes écoles allemande ou hollandaise figurant la Tentation de saint Antoine, que l'écho répondait brièvement aux cris saccadés du chasseur dominant à peine le tumulte, l'orchestre allait toujours, strident, haletant, dans un mouvement étourdissant et une véhémence extraordinaire, jusqu'à ce colossal déchaînement des bruits les plus terribles de la nature, exprimé avec la plus grande puissance dont l'art des sons puisse être capable : page proligieuse qui a servi de premier type à deux autres chefs-d'oeuvre d'une non moindre portée, la Course à l'abîme de Berlioz et la Chevauchée des Walkyries de Wagner, et qui, venue la première, ne leur cède en rien : plus jeunes, ils ne l'ont point dépassée; elle tient dignement sa place à côté d'eux.
Enfin, la scène finale, toujours sacrifiée dans les représentations françaises, est une composition d'une beauté grandiose, et dans laquelle Weber s'élève presque aux mêmes hauteurs que Beethoven.. Elle est d'une infinie variété, tour à tour énergique avec les phrases autoritaires du roi, expressive'avec les réponses si douloureuses de Max, d'une admirable sérénité dans le chant de l'ermite, dont l'intervention inattendue donne à la scène une grandeur, un élargissement que rien ne pouvait faire pressentir, enfin d'une rare beauté musicale dans les actions de grâce, qui s'élèvent peu à peu en un admirable accent de lyrisme, portées par une mélodie d'une suavité délicieuse, jusqu'aux accords solennels de la prière, auxquels succède enfin la reprise du motif final de l'ouverture qui est bien, certes, le plus accompli leit motiv de la joie innocente et pure.
Il y a quelques années, j'avais assisté à Munich à une représentation non moins parfaite de la Flûte enchantée (dont j'avais déjà rendu compte aux lecteurs du Ménestrel) : le souvenir m'en est resté présenta l'esprit jusque dans le moindre détail. Il en sera évidemment de même pour le Freischütz, et ces deux représentations auront plus fait pour m'éclairer sur le véritable caractère de l'opéra allemand que tous les commentaires que j'en eusse pu lire. De même une seule représentation de Parsifal fait mieux connaître l'oeuvre de Wagner que tous les livres publiés depuis vingt ans chez tous les éditeurs de France et d'Allemagne réunis.
JULIEN TIERSOT.
Visuels : [Augsburg, entre 1821 et 1826] J. L. Rugendas in Augsburg. Les estampes quasi contemporaines de la création du Freischütz sont notamment conservées à La BnF et mises en ligne sur Gallica.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire