jeudi 21 juillet 2022

Le nez de Chostakovitch à l'Opéra de Munich. Une bombe à retardement.

Une ville encombrée de congères de neige et de glace

Soirée riche en péripéties à l'opéra de Munich pour la reprise du Nez de Chostakovitch au cours de laquelle un porte-parole de l'opéra est venu par deux fois annoncer des changements dans la distribution. Boris Pinkhasovich qui devait chanter  Kovaljov, rien moins que le rôle principal, est subitement tombé malade, il a fallu lui trouver un remplaçant, tâche difficile car le Nez est peu représenté, la partition peu pratiquée. Le chanteur d'origine moldave Vladimir Samsonov de la troupe du Mariinsky de Saint-Pétersbourg était disponible, mais voilà ! il n'y a plus d'avion entre la Russie et l'Allemagne. La veille de la représentation, une voiture a conduit le chanteur à Helsinki d'où il a pu prendre un vol pour Munich où il lui fallut rapidement prendre connaissance de la mise en scène. Un malheur ne venant jamais seul, un des chanteurs qui assurait plusieurs petits rôles s'est cassé la jambe mais pensait pouvoir chanter des coulisses. Après l'entracte qui dura nettement plus longtemps que prévu, le porte-parole vint annoncer que l'infortuné était à son tour tombé malade et qu'un des chanteurs avait bien voulu dare-dare lire les rôles pendant l'entracte et les assurerait en déchiffrant la partition du côté de la scène. The show must go on ! Ces annonces furent accueillies par les applaudissements et les rires d'un public bon enfant. La pandémie et les accidents continuent de causer nombre de soucis aux chanteurs et aux responsables dont on ne peut qu'admirer le professionnalisme. 

Avec son premier opéra, Chostakovitch, âgé de 24 ans lors de la composition, s'était livré à une critique acerbe de la Russie post-tsariste, ravagée par la guerre mondiale, une guerre civile des plus sanglantes et la terreur croissante de l'État. L'image d'une société brutale, pleine de dupes et de violents déformés physiquement et moralement, est capturée musicalement dans une alternance grotesque de différents niveaux de style : musique de cirque et musique d'église orthodoxe russe, galops, polkas, marches et fugues se côtoient dans un style filmique dramatique. Derrière l'humour mordant se cachent la peur et la violence.  L'opéra se base sur la nouvelle homonyme de Gogol qui avait su inventer une forme particulière de la littérature fantastique, mélange de surnaturel et d'absurde. Elle est d'ailleurs considérée comme la première oeuvre moderne de la littérature de l'absurde. 

Vladimir Jurovsky avait fait le pari audacieux de commencer sa nouvelle carrière de directeur musical de l'opéra de Munich avec le premier opéra qu'ait composé le jeune Chostakovitch, une oeuvre futuriste audacieuse qui fait la part belle aux percussions (triangle, tambourin, castagnettes, tambour, crécelle, cymbales, caisse claire, tam-tam, glockenspiel, cloches, xylophone, pour ne citer qu'eux) et aux intruments à vent. Aux cordes habituelles viennent s'ajouter des balalaïkas. Jurovsky donne une direction d'orchestre inspirée et d'une précision minutieuse et souligne combien elle est exigente pour l'orchestre à qui le chef demande de se dépasser pour rendre cette oeuvre atonale (sans être cependant dodécaphonique) accessible au public. L'atonalité se retrouve aussi dans l'expression musicale des choeurs dont les sonorités ne peuvent être reliées à un langage compréhensible.


C'était la première collaboration du chef avec Kiril Serebrennikov, à la fois responsable de la mise en scène, des décors, de la vidéo et des costumes. Une collaboration compliquée du fait de l'assignation à résidence en 2017 puis de la condamnation à de la prison avec sursis en 2020 du metteur en scène russe, qui fut arrêté et inculpé pour une affaire présumée de détournement de fonds publics. Mettre en scène un opéra par conférence vidéo sans être jamais être présent tient du prodige. L'opéra avait connu sa première en ouverture de saison en octobre 2021. Il a depuis été rejoint par la réalité de la guerre en Ukraine, rendant son actualité encore plus pregnante. 

Si toute la partition est jouée, le maestro et le metteur en scène ont décidé de commun accord de déplacer les séquences 6 et 7, au cours desquelles Kovaljov retrouve son nez, pour les intercaler entre la douzième et la treizième séquences dans un souci de meilleure lisibilité théâtrale. 

La mise en scène nous fait rentrer en Absurdie : Kiril Serebrennikov a réalisé des juxtapositions d'images fortes, celles inspirées de la Russie actuelle, qui nous plongent dans les froidures glacées de l'hiver russe, dans une ville qui tente de lutter sans y parvenir contre l'abondance des neiges et des congères, dans une ville soumise à la dictature d'une majorité policière à l'embonpoint imposant et aux nez multiples qui opprime la minorité  d'apparence humaine. Kovaljov, personnage proche de celui de Grégoire Samsa dans la Métamorphose, est un fonctionnaire médiocre qui connaît une transformation car son coiffeur lui a par mégarde coupé ses nez multiples et qui veut retrouver l'hideuse apparence de ses semblables. C'est un opéra de la médiocrité, de la bêtise et de la brutalité humaines, traités par Chostakowitch avec humour et sarcasme, et pas uniquement dans la thématique : on le perçoit également fort bien musicalement, notamment dans les passages musique populaire et folklorique que le compositeur traite avec un sourire en coin.

Couverts par des masques hideux grisâtres et polynasiformes on ne reconnaît pas la plupart des chanteurs et des chanteuses qui interprètent les rôles de la classe policière dominante. Seuls Kovaljov, qui a perdu ses nez et les dominés sont à visage découvert. Il en résulte une soirée où prédomine le travail d'équipe et celui des choeurs. Vladimir Samsonov, baryton moldave au répertoire impresionnant, chante depuis longtemps le rôle de  Kovaljov. Il fait des débuts acclamés à Munich où il est arrivé en deus ex machina (automobile et aérienne) et en sauveur, mais pas seulement, il incarne un Kovaljov exceptionnel sur le plan musical et intense sur le plan scénique. La puissance dramatique du chant du baryton lyrique russe Sergei Leiferkus est impressionante. L'américaine Laura Aikin, qui chante volontiers le répertoire moderne, — sa Lulu est célèbre, — et dont la tessiture couvre trois octaves donne une Praskovaja Osipovna éclatante.

Vladimir Jurovsky définit la composition du Nez comme étant une bombe musicale  à retardement ("eine Zeitbombe"). Elle explose aujourd'hui à Munich, donnant un écho sinistre à la monstruosité de tous les régimes dictatoriaux, fauteurs de répressions et de guerres, triste rendez-vous avec l'histoire contemporaine la plus récente.

Crédit photographique © Wilfried Hösl

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