Le destin ne pardonnait pas. Plus son amour pour la belle Mary le charmait, l’enveloppait et l’absorbait, plus la situation personnelle de l’archiduc Rodolphe, prince héritier de la couronne d’Autriche, devenait inextricable. Il espérait pouvoir se libérer des chaînes de son foyer, suivre l’exemple de son cousin Jean de Toscane, qui avait jeté par dessus bord rang, titres et prérogatives de naissance pour se marier avec une artiste qu’il adorait ; mais il se heurta à des obstacles infranchissables; abdiquer, fuir au loin avec la bien-aimée, c’était bien la solution qui hantait son esprit, mais c’était aussi la solution à laquelle il ne pourrait jamais se résoudre.
Alors le désespoir s’empara de son âme, et ce prince aux dons merveilleux tomba dans l’autre extrême et chercha la consolation dans des milieux étranges en s’entourant de chanteurs populaires et de musiciens de cabaret, dont les chansons et les violons berçaient son pauvre cœur inconsolable. Il s’étourdissait ainsi jusqu’à la démence, et dans les derniers mois de sa vie. Rodolphe eut des hallucinations frisant la folie. Comme preuve, je tiens d’un de ses chanteurs préférés, qui vit encore, le récit d’une scène dont il fut le témoin terrifié.
L’hallucination d’un prince
« Deux mois avant sa mort, me contait-il, Rodolphe m'invita un soir dans son bureau particulier à la Hofburg pour lui chanter des chansons viennoises qu'il aimait tant. Il était assis à son bureau et écoutait. Nous étions seuls, sans témoins. La soirée était fort avancée, minuit allait sonner. Mes doigts glissaient sur le piano et j'allais commencer une nouvelle chanson. lorsque Rodolphe, m’interrompant brusquement, me dit d’une voix rauque, caverneuse :
« — Arrêtez, je vous prie. Entendez-vous ce bruit de portes qui s'ouvrent toutes seules. C’est la Dame blanche de la Hofburg qui passe. Tous les soirs, à l’approche de minuit, elle entre par cette porte, me regarde d'un sourire triste, hoche la tête, puis silencieusement comme elle était venue, glisse vers l'autre porte et sort. »
Les paroles sortaient de sa bouche comme hachées par l’émotion ; il était pâle, la sueur lui perlait sur le front. Comment vous décrire ma frayeur devant cette chose inattendue ? « Mon Dieu, me disais-je, Rodolphe est devenu fou! Notre kronprinz n’a plus toute sa raison! » Je tremblais de tous mes membres et regardais anxieusement la porte. Je ne pensais qu’à me sauver. Prenant tout mon courage, je dis d’une voix tremblante: « Que Votre Altesse impériale me pardonne si je me retire. Il est minuit et j’ai demain une répétition importante; permettez-moi de partir ». Sans même attendre sa réponse j'étais dehors et me sauvait. »
Dans la suite, je fis part de cette aventure à quelques amis intimes. Ils en restèrent aussi bouleversés que moi-même. Quant à mon pauvre Rodolphe, je ne le revis plus que sur son haut catafalque, dans la chapelle de la Hofburg où le public était admis à défiler devant le corps de celui qui fut le kronprinz de l’empire autrichien. »
Le chanteur, héros de ce récit, s’appelait Udel. Chanteur de basse à d’Opéra, il faisait aussi partie de la fameuse chorale viennoise « Wiener Maennergesangverein », la plus célèbre chorale de langue allemande.
Udel avait fondé au sein de la chorale un quatuor connu sous le nom de « Udel-Quartett », qui cultivait comme spécialité les chansons populaires autrichiennes, styriennes et tyroliennes, ces chansons dont un grand musicien avait dit avec raison « qu’elles ont un charme délicieux parce qu'elles font rire et font pleurer ». Udel, que les Viennois appelaient « professer Udel », entreprit avec son quatuor des tournées en Allemagne, en Scandinavie, en Angleterre et même en Amérique.
Le prince Rodolphe, qui adorait les chansons populaires, aimait Udel tout particulièrement et le faisait venir une ou deux fois par mois chez lui, à la Hofburg.
Lorsque la chorale et l’orchestre de la philharmonie de Vienne vinrent, sous la direction de Gustave Mahler, donner des concerts à l’inoubliable exposition de 1900 de Paris, Udel, tout naturellement, était de la partie.
Le soir qui précédait le départ des artistes, je me trouvais assis avec Udel, que je connaissais depuis des années, devant une tasse de café au fameux « Restaurant Viennois » de l’Exposition. C’est ce soir-là qu’Udel me fit le récit de son dernier concert si dramatique devant le prince Rodolphe. Pour Udel — j'eus cette impression — le prince Rodolphe, dans les dernières semaines qui précédèrent sa mort, n’avait plus toute sa raison.
Il y a un an, on me disait que le professeur Udel, âgé de 80, sinon 85 ans, vivait encore à Vienne. Complètement aveugle, le vieillard vivait dans une humble et modeste retraite. J'ignore s’il est encore de ce monde.
Pleuré et regretté, Rodolphe le fut comme jamais ne l’avait été un prince aimé. Veneur passionné, il avait chassé dans presque toutes les contrées de son empire et il s’était créé des amis parmi leurs populations. Aussi, vit-on, le jour de son enterrement, riche en manifestations émouvantes, une scène des plus touchantes. Lorsque le carrosse funèbre, sortant de la Hofburg, parut dans l'Augustinerstrasse, on put apercevoir un paysan, vêtu de fourrures de mouton blanches, s’agenouiller au passage du char, enlever sa toque et murmurer en se signant : « Mon Dieu, mon Dieu, cher prince, qui consolera ton père et ta mère? »... L’homme qui prononçait ces mots si simples et si beaux était un paysan roumain, accouru à la nouvelle de la catastrophe du fond de ses Carpathes pour dire adieu au prince dont il avait été le rabatteur au cours de ses chasses à l'ours dans les montagnes de son pays. Ainsi, la mort de Rodolphe avait éveillé un écho douloureux jusque dans les coins les plus reculés et dans les chaumières les plus solitaires de la monarchie.
Pour rapprocher les peuples de l’Empire
De bonne heure, Rodolphe, esprit clairvoyant, s’était rendu compte du caractère particulier et de la situation très compliquée, au dehors comme au dedans, de l’empire austro-hongrois. Il comprenait instinctivement que la paix extérieure, l’existence même de l’empire, dépendaient plus que celle de tout autre État de sa tranquillité intérieure. Mais, comment ramener la concorde entre ses peuples qui vivaient dans un état de guerre latente entre eux ? Du coup, il entrevoyait ou crut entrevoir le moyen de les concilier. « Mes peuples, se disait-il, ne se connaissent pas. Ils se haïssent et se délestent, parce que chacun ignore le caractère et les qualités de l’autre. S’ils se connaissaient mieux, ils finiraient peut-être par s’aimer. »
Alors il eut une idée lumineuse, géniale : les présenter l’un à l’autre par le livre ! Et il créa une œuvre grandiose, magnifique: « La monarchie austro-hongroise en paroles et en images ». Chaque province de l’empire défilait ainsi devant les yeux des peuples, dans leur propre langue, en une suite infinie de livraisons. Historiens, littérateurs, géographes et savants de chaque province collaboraient à cette œuvre, mettant en lumière le degré de civilisation, l'histoire, le caractère et les beautés des pays des Habsbourgs. Rodolphe se consacrait avec ardeur à cette entreprise issue de sa propre pensée et il participait en écrivant des articles qu’il ne dédaignait pas de signer. Aux yeux du prince, cette œuvre était 1a premier jalon du plan qu’il avait conçu pour réformer son empire ; ce plan était : régner un jour sur des peuples qui se connaissent, se comprennent et ne se haïssent plus... Mais le destin avait placé sur sa route les beaux yeux de Maria qui le détournaient peu à peu de son chemin. La mort mit une fin subite à l’œuvre de Rodolphe, si admirablement conçue, et la laissa inachevée.
En matière de politique étrangère, le prince héritier avait des conceptions nettement opposées à celles de son père. François-Joseph, le vaincu de Sadowa, s’était laissé, dans la suite, entortiller par Bismarck qui sut, en lui octroyant au Congrès de Berlin la Bosnie et l'Herzégovine, le plier sous le joug de l’alliance germano-allemande, signée en 1879 à Vienne. Rodolphe ne partageait nullement le fanatisme de son père pour celle alliance ; il la sentait peser trop lourdement sur toute la politique de son pays et lui enlever toute indépendance extérieure. Il était indigné et honteux du rôle de satellite auquel Bismarck astreignait son père et son empire. Mais le prince ne pouvant contrecarrer ouvertement la politique néfaste de François-Joseph, dut et sut se taire devant le monde ; par contre, dans l’intimité, intimité infiniment restreinte, il donnait librement cours à son antipathie contre Bismarck, la Prusse et les Hohenzollern. Alors que, du vivant de son grand-père et simple prince Guillaume, il « infestait » la Cour, de Vienne de ses visites à propos de tout et de rien, Guillaume II, l’homme des tueries de la guerre mondiale, ne se doutait pas des sentiments d’hostilité qu’il inspirait à son « ami » Rodolphe et à sa jeune épouse, la princesse Stéphanie ! Le « charmeur » qu’il croyait être déjà avant son avènement écœurait les Altesses viennoises,
Mais c’est du jour surtout où le « manchot de Potsdam » monta sur, le trône impérial que l’aversion de Rodolphe contre lui se donna libre cours. De sa propre main, Rodolphe écrivait des articles contre le nouvel empereur allemand et sa politique personnelle et inquiétante, et les faisait publier sous l’anonymat, bien entendu, dans un journal ami, à Vienne. Une ou deux fois par semaine, un valet de chambre, vêtu de noir, mystérieux, la bouche close, se présentait chez le directeur du journal et lui remettait un pli de la part de son maître. Le soir même, ou la lendemain matin, tout Vienne pouvait lire une attaque mordante contre le hobereau prussien devenu empereur allemand. Les créatures de Bismarck à Vienne accusaient le journal d’être au service des ennemis de l’Allemagne et ne se doutaient pas que l’auteur des articles était celui- là même qui ne rêvait qu’à une chose : affranchir son pays de la tutelle prussienne...
Un bon tour joué à Bismarck
Déjà, avant la mort de Guillaume Ier, le prince Rodolphe avait joué à Bismarck un tour amusant, qui eut l’effet de mettre en fureur le vieux chancelier. C'était en mars 1888. Une nouvelle tension, cette fois-ci très grave, s’était élevée entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. La paix était sérieusement menacée. Alors Bismarck, moins pour impressionner ou intimider Alexandre III que pour jouer devant l'Europe la comédie de l’omnipotence allemande, proposa à son allié viennois de publier simultanément à Vienne et à Berlin les clauses du traité d'alliance qui visaient la Russie. Ces clauses engageaient les deux contractants à venir au secours l’un de l’autre en cas de guerre contre la Russie. La publication était chose décidée, mais elle ne devait se faire qu’à un moment que Bismarck se réservait de choisir lui-même, On se représente la colère du chancelier lorsqu’il vit le lendemain même la publication projetée prématurément dévoilée par un journal viennois.
La nouvelle avait paru dans l’édition de midi. Le valet de chambre, en noir, taciturne et mystérieux, l’avait apportée le matin au directeur du journal « de la part de son maître ». Ce maître, c’était le prince Rodolphe, qui s’était offert le malin plaisir « de prendre ses effets » à Bismarck en livrant à la foule le secret de la publication, a décidée pour un moment opportun ». L’édition du journal fut saisie; mais elle avait eu tout le temps de répandre la nouvelle dans la ville et parmi les correspondants étrangers. Deux heures plus tard, on la connaissait aussi à Pétersbourg. Et lorsque, le lendemain, le texte des clauses parut dans l’officielle « Wiener Zeilung », Alexandre III, prévenu, reçut le coup avec sérénité, et ce fut Bismarck lui-même qui s’empressa dans la suite à arranger le conflit russo-autrichien. Son but d’effrayer le Pont des Chantres avait échoué — grâce à l’opposition amusée du prince impérial autrichien.
Ces deux échantillons des sentiments du prince Rodolphe à l’égard de l'Allemagne des Hohenzollern suffiront pour faire comprendre que la mort subite du prince impérial viennois n'affligea outre mesure ni Bismarck. ni Guillaume II, ni la Cour de Berlin. Car il est certain que Rodolphe, vivant et succédant à son père François-Joseph, aurait résolument poursuivi son idéal qui était de réconcilier ses peuples par une politique honnête, libérale et juste et rétablir surtout l’indépendance extérieure de son empire. En d’autres termes, Rodolphe rêvait d’une entente loyale avec la Russie, afin de débarrasser son pays du cauchemar de la rivalité russo-autrichienne et pour cela même de la tutelle prussienne.
Ce beau rêve devait sombrer dans le drame de Mayerling.
Georges Valliany. (A suivre).
Pour découvrir les différentes versions du drame de Mayerling, je vous invite à lire le recueil de textes présentés dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).
Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger
Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.
Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.
Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)
In Deutschland : Amazon.de, Hugendubel (Portofrei), usw.
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