vendredi 10 mars 2023

Mayerling Crime politique ou suicide ? — Trois articles de Georges Valliany en 1930 — Premier article

Trois articles en feuilleton de Georges Valliany dans le journal L'Ordre (Mai 1930)


MAYERLING — Crime politique ou suicide ? — Si le prince Rodolphe était monté sur le trône... 

    Un grand débat est engagé entre deux romanciers de talent, M. t’Serstevens et M. Claude Anet. Dans deux récits parus à deux ou trois mois de distance (le dernier en date est d’avril), ils soutiennent, sur le drame de Mayerling, deux thèses contradictoires. M. t’Serstevens (Taia, 1 vol chez Albin Michel) tient pour le crime ; Rodolphe et Maria Vetsera furent assassinés par des ennemis politiques. Claude Anet tient pour le double suicide (Mayerling, 1 vol. chez Bernard Grasset). Georges Valliany, journaliste, qui se trouvait à Vienne à l'époque du drame et qui recueillit les témoignages les plus directs, a bien voulu reconstituer pour nous la scène tragique. Ses trois articles apportent le maximum de lumière sur l’angoissant mystère qui bouleversa en 1889 la Double-Monarchie.

    On a répété à satiété la fameuse boutade de Pascal sur le nez de Cléopâtre, et nous voulons bien croire avec le grand philosophe français que ce nez, un peu plus long, aurait changé la face du monde, puisque c’est pour ce nez, et le reste, que l’amoureux Antoine avait sacrifié tout un empire. Eh bien, à deux mille ans de distance, l’histoire des amants d’Alexandrie s’est répétée sur les bords du Danube, sous les mêmes formes romanesques, pour finir dans le sang et la mort, tout comme le roman de la belle reine égyptienne et de son adorateur romain. Il s’agit de l’empire des Habsbourg. Oui. la monarchie austro-hongroise aurait peut-être eu une fin moins catastrophique si les yeux de Maria avaient été moins beaux.    Qui ça, Maria? Nom fameux, nom tragique : c’était le nom de jeune fille de Mademoiselle de Vetsera, amie et amante du prince Rodolphe, héritier de François-Joseph Ier, avant-dernier empereur d’Autriche Hongrie. Le 30 janvier dernier, 41 ans exactement s’étaient écoulés depuis le drame de Mayerling. 
    À cette époque lointaine, j’habitais à Vienne. Je me souviens fort bien de la journée tragique. Il faisait un temps clair, mais froid. Vers midi, une nouvelle terrifiante se répandit, comme une traînée de poudre, à travers la ville: « Le kronprinz Rodolphe est mort ! » Les Viennois, aujourd’hui si républicains (!), adoraient leur prince héritier, qu’ils appelaient le « Kronprinz » ou « Roudi » tout court. Aussi la nouvelle de sa mort inattendue provoqua-t-elle parmi eux une consternation indescriptible. Cette population de deux millions d’âmes en restait abasourdie comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue sur la tête. Revenue de sa stupeur, elle s’abandonna à un désespoir sans bornes. Car innombrables étaient ceux qui pressentaient que la mort imprévue du prince était un coup terrible sinon mortel pour l’empire tout entier. La suite devait leur donner raison... 
  Doué d’une intelligence peu commune et d’une mémoire prodigieuse qui lui permit de parler et d’écrire presque toutes les langues du vaste empire de son père, ce Prince Charmant, haut de taille, blond, aux yeux bleus rieurs, avait reçu une éducation comme pas un des Habsbourg qui l’avaient précédé sur le trône de la monarchie. Et ce qui honorait le plus Rodolphe, c’était son esprit élevé qui faisait de lui un vrai prince libéral dans l'acception la plus noble du mot. Libéral, il l’était sincèrement, par tempérament autant que par conviction. Les cléricaux ne l’aimaient pas, et pour cause. Le prince avait eu pour maîtres des professeurs de l’Université connus pour leur libéralisme. 
    Tolérant en ce qui touchait à la religion, il eut en horreur les sectaires et les fanatiques. En outre, maniant la plume avec une rare perfection, il aimait la presse et la protégeait et choisissait des confidents parmi les grands journalistes viennois du parti libéral. Certes, son éducation militaire était parfaite également, et il aimait l’armée. Mais il se montrait adversaire déclaré du « drill », que la Prusse avait su imposer à son alliée de Vienne. Et lorsque l’archiduc Jean de Toscane — plus tard Johann Orth, qui périt dans l’Océan, en vue des côtes de l’Amérique du Sud — publia peu avant sa Renonciation au rang d’archiduc sa brochure qui fit sensation, intitulée « Drill ou éducation », dans laquelle le système prussien était impitoyablement condamné, les initiés savent que Jean Orth avait eu le prince Rodolphe pour collaborateur principal. Soldat, Rodolphe l’était ; mais l’homme passait chez lui avant le militaire.     Tant de qualités, tant de charme, tant de vocation pour la mission que sa naissance lui avait assignée, devaient sombrer brusquement dans la plus irréparable des catastrophes. 
   Rodolphe, prince impérial, espoir d’une grande et vieille monarchie, avait rencontré sur sa route la femme fatale qui devait l’entraîner avec elle dans la mort. 
    Des volumes ont été écrits sur le roman de Rodolphe et de la jeune Maria de Vetsera et sur la tragédie de Mayerling. Le vrai et le faux y sont entremêlés, et aujourd’hui encore un certain mystère continue à planer sur la fin tragique des deux amants. Mais une chose est certaine : celle qui sut conquérir et affoler le cœur du prince héritier était belle parmi les plus belles, d’un charme captivant et irrésistible. De taille svelte, naturellement élégante et distinguée, le visage d’un ovale pur, au teint pâle, légèrement mat, sous une épaisse chevelure noire, elle fascinait tout le monde par la beauté de ses yeux. Tout le charme attirant de sa personne s’était pour ainsi dire concentré dans son regard, Ses grands yeux bleus qui sous l’ombre des cils paraissaient noirs avaient tantôt le regard doux au sourire angélique, tantôt rêveur et mélancolique, tantôt violent et passionné — des yeux à l’expression changeante dont la nature a doté tout particulièrement la femme slave. C’est de ces yeux — comme le prouvent quelques lettres à la bien-aimée retrouvées après sa mort — que Rodolphe s’était fougueusement épris. Où avait-il fait la connaissance de la belle Maria ? À un bal de la cour, dans une famille amie ou aux courses ? Qu’importe ! Dès la première rencontre, Rodolphe tomba sous le charme fascinant de la jeune fille, embellie par son intelligence et son éducation pleine de grâce et de tact. Marié depuis sept ans à une princesse exquise de la maison royale belge, le prince s’était, après les premières années de son union, peu à peu éloigné de son foyer où l’harmonie idéale du début avait imperceptiblement cédé la place à une déplorable incompatibilité d’humeur entre les deux époux. Et voici que cet homme de trente ans, au cœur ardent et vibrant, assoiffé d’amour, las des politesses et amabilités conventionnelles de son entourage, las des chaînes dorées de sa haute situation, rencontre .sur son chemin la créature délicieuse de ses rêves, la femme dont la jeunesse, la beauté, le cœur, l’esprit, l’éducation, sans compter son talent de musicienne, s'offraient à lui comme un bouquet paré des fleurs les plus belles 'et les plus rares, en un élan d’amour sincère, loyal, désintéressé et d’un dévouement sans bornes. Découragé, sinon déjà malheureux par la discorde qui minait son propre foyer et par les liens indissolubles qui l’enchaînaient, lui, le catholique, écœuré par les intrigues et les absurdités de toute cette cour impériale. Rodolphe s’élança éperdument dans le paradis de grâce et de charme que son cœur passionné trouvait auprès de l’adorable jeune femme, sa belle Mary, comme il l’appelait tendrement...

Georges Valliany (à suivre)

Pour découvrir les différentes versions du drame de Mayerling, je vous invite à lire le recueil de textes présentés dans  Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).

  Quatrième de couverture

Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.

Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :

1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger

Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.

Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.

Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)

In Deutschland : Amazon.de, Hugendubel (Portofrei), usw. 

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