lundi 26 juin 2023

Sphären.01 — Nouvelles Sphères chorégraphiques au Festival d'été munichois 2023

 Nouvelles Sphères au Festival d'été munichois 2023

C'est une première de ballet mixte qui a ouvert le Festival d'opéra de Munich 2023. Avec Sphären.01 (Sphères), le directeur du Bayerisches Staatsballett Laurent Hilaire a programmé pour trois soirées au Prinzregententheater une nouvelle série mettant en valeur le travail d'un chorégraphe renommé à qui fut confiée la tâche d'inviter trois jeunes chorégraphes dont il apprécie le travail : ainsi cette année Marco Goecke a-t-il convié Fran Diaz, Nicolas Paul et Marion Motin. 

L'objectif de ce nouveau concept est de mettre en évidence des liens au sein d'une " sphère " chorégraphique et de découvrir ainsi les éléments possibles d'un langage de la danse du futur.  Outre les deux créations, The Habit de Fran Diaz  et L'Éternité immobile de Nicolas Paul, on a pu voir cet été la reprise de deux  œuvres existantes, qui ont ouvert et clôturé la soirée. All Long dem Day de Marco Goecke et la première partie  du Grand Sot de Marion Moin, dansée sur le Boléro de Maurice Ravel.

Les Sphères de la saison prochaine sont déjà annoncées : l'édition de l'été 2024 sera organisée par Angelin Preljocaj.

MARCO GOECKE : "ALL LONG DEM DAY" (TOUT LE LONG DE LA JOURNÉE)

Soren Sakadales

L'une des principales préoccupations du directeur du ballet bavarois Laurent Hilaire est d'intensifier la collaboration avec les institutions de formation munichoises. C'est dans ce but qu'il a intégré au programme All Long Dem Day, une œuvre de Marco Goecke destinée à la jeune génération, qui avait été créée en 2015 pour la Staatliche Ballettschule Berlin (École de Ballet d'État de Berlin). À Munich, elle est interprétée par les jeunes membres extrêmement talentueux du Bayerisches Junior Ballet, qui il y a peu ont fait un véritable triomphe sur la scène du Théâtre du Prince Régent avec Le ballet triadique. C'est le maître de ballet Fabio Polombo. qui leur a fait répéter la chorégraphie, dont le titre est tiré des paroles de la célèbre chanson Sinnerman de Nina Simone,

Marco Goecke ne s'est pas intéressé à toute la chanson, mais, laissant s'exprimer sa sensibilité, en a développé quelques lignes, parce qu'elles le touchent. Il en a surtout écouté le beat, le rythme et la  façon dont la chanson monte en puissance et  y a rencontré une structure de danse, appréciant la grande cohérence, la simplicité et la sobriété de la musique de Nina Simone, une musique qui a été d'ailleurs créée à partir de la danse. Le chorégraphe invite ses danseurs et danseuses à se sentir aussi libres et sauvages que possible sur — pour reprendre ses termes —  " ce lieu mystérieux et royal " qu'est la scène, sur lequel la lumière et la musique créent quelque chose de magique. " Beaucoup de morceaux, dit-il, si on les regardait à la lumière du jour, n'auraient aucune signification. " Le jeu des lumières scéniques constitue aux yeux de Marco Goecke, dont l'art a beaucoup à voir avec la dualité obscurité/lumière, un moyen incroyable d'approfondir un événement. 

Le langage chorégraphique de Marco Goecke est entièrement indépendant de la technique classique. Le chorégraphe poursuit sa quête artistique sans compromis. Il confronte le public à des groupes de mouvements frénétiques et chargés d'électricité, avec une imagerie complexe qui séduit par l'unicité de sa gouvernance interne, faisant peut-être allusion à un aspect plus sombre et plus tacite de notre nature humaine commune.

La chanson Sinnerman créée par Nina Simone en 1956 est à l'origine une chanson spirituelle afro-américaine traditionnelle inspirée du livre de l'Exode, dont les paroles décrivent un pécheur ("a sinner") qui tente de se cacher pour échapper à la justice divine au jour du Jugement dernier. Simone choisissait souvent cette chanson pour clore les premiers spectacles qu'elle a donnés dans le Greenwich Village de New York : " Je veux tellement secouer les gens que lorsqu'ils quittent une boîte de nuit où je me suis produite, je veux qu'ils soient en morceaux ", affirmait-elle. De ce chant-prière mettant en scène un pécheur implorant le salut au jour du jugement, Nina Simone a fait un chant rebelle. Un hymne où son génie et sa colère se mêlent pour faire éclore un espace de contestation, de résistance, voire de subversion. Elle a déconstruit le propos initial de la chanson ainsi que la ligne mélodique, leur imposant une métamorphose progressive au fur et à mesure des bonnes dix minutes que dure la chanson, marquant ainsi une rupture avec cette société où elle ne trouve pas sa juste place. Au pardon espéré, elle préfère un combat énergique au service duquel elle met toute sa virtuosité.

Associant les appels au pardon de Simone face à la transgression aux fragments de mouvements explosifs de Goecke, l'implacabilité d'All Long Dem Day nous rappelle que le changement est non seulement important mais nécessaire pour réparer les liens sociaux, moraux et politiques qui s'étiolent avec le passage du temps.

Les danseuses et danseurs du Bayerisches Junior Ballett ont fourni un travail d'une perfection  inouïe saluée par l'énorme ovation d'un public unanimement enthousiaste. 

NICOLAS PAUL : "L'ÉTERNITÉ IMMOBILE"

Ella Ibraimova

" Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile ". L'aphorisme inspiré du Timée de Platon se retrouve dans la création du Français Nicolas Paul qui se penche sur la perception du temps. Pour le chorégraphe, de même qu'un tableau a besoin d'une toile, l'action dansée dépend de l'écoulement du temps. L'expérience et la perception du temps sont toutefois subjectives et s'opposent souvent à la compréhension physique et théorique du temps. Partant de cette opposition, Nicolas Paul crée des tableaux dansés dans lesquels s'exprime la tension entre l'éternité et l'instant.

Au départ de L'Éternité immobile, les huit danseurs sont immobiles et silencieux devant un grand écran blanc qui occupe le fond de scène. Une danseuse, Elvina Ibraimova exécute bientôt un mouvement que l'on retrouvera repris à plusieurs reprises par d'autres danseurs. Son ombre portée est démultipliée sur l'écran, premier modèle de mouvement visible. Puis de même les ombres des sept autres danseurs qui se sont mis en mouvement se voient elles aussi multipliées sur l'écran, d'abord en facteur cinq. Mais bientôt on s'aperçoit que la réalité n'est pas si simple. Certaines ombres se mettent à devenir autonomes et on comprend bientôt que le jeu des ombres portées rencontre un théâtre d'ombres chinois produit par des danseurs et danseuses se produisant de l'autre côté de l'écran. Il y a un ici et un au-delà situé derrière l'écran. Parfois un passage se crée parce qu'une ombre de l'ici est produite par un mouvement que reproduit en inversion un danseur ou une danseuse de l'au-delà de l'écran. Les mouvements sont lents, comme contemplatifs, ils sont dansés sur The Hidden Face. une composition de John Tavener  pour contre-ténor, hautbois et cordes. Le spectacle de danse et des jeux d'ombres se termine de manière ouroborique :  les sept danseurs et danseuses s'écartent lentement et la danseuse exécute de l'autre côté de la toile son mouvement dans le silence.

Le chorégraphe se fait philosophe. Il pose diverses questions sur le temps, qui est un terme aux multiples acceptions et qui ne se peut définir que dans un contexte. Le temps est-il une variable théorique ? Est-il une distorsion cognitive ? Une illusion ? Dans une salle de spectacle, plusieurs temporalités se rencontrent : celle des danseurs qui est différente de celle ses spectateurs, des temporalités qui sont définies par les codes propres au spectacle.

La danse a une relation très particulière avec notre expérience sensorielle du temps. La perception du spectacle permet-elle parfois de traverser le temps et d'arriver un instant à la contemplation de l'éternité immobile ?

FRAN DIAZ : "THE HABIT"

La nostalgie d'un soutien en temps de crise — c'est autour de ce thème que tourne la chorégraphie de Fran Diaz, que l'Espagnol vivant en Allemagne, ancien danseur de Goecke, développe avec huit danseuses et danseurs. Le titre The Habit est à la fois une allusion à la force de l'habitude et à un habit de prêtre. Les questions générales de foi jouent également un rôle central dans cette œuvre. Les différentes séquences développent une ambiance surréaliste, presque psychédélique, qui plonge le public dans une sorte de rêve fiévreux.

Se percevant comme un être assez émotif, Fran Diaz avoue préférer cependant une approche plus " froide " de la chorégraphie, qui se concentre davantage sur les aspects techniques comme la composition, l'exécution ou le timing. Il se dit à la fois attiré par la virtuosité et le savoir-faire artisanal. Il évoque l'influence qu'a exercé sur son travail William Forsythe et le Dutch National Ballet, se souvenant avoir découvert grâce à eux tant le fait que le vocabulaire chorégraphique n'a pas besoin de remplir un objectif narratif que l'intérêt d'une approche assez minimaliste de la mise en scène. De Marco Goecke il dit apprécier la profondeur émotionnelle qui s'infiltre dans chaque aspect d'un vocabulaire chorégraphique hautement virtuose et parfaitement bien calibré. Fran Diaz travaille en collaboration avec Manuel Cornelius pour les décors, un artiste plasticien qui se concentre principalement sur la sculpture et les installations et qui a certainement eu une grande influence sur la façon dont il a trouvé sa voie en tant qu'artiste.

Pour The Habit, Fran Diaz et Manuel Cornelius ont placé un anneau de métal d'environ 5 mètres de circonférence au centre de l'espace scénique, au départ duquel partent en oblique une série de courts tubes métalliques  à la fonction non définie. L'anneau descendu des cintres où le maintient un filin d'acier est au départ abaissé à hauteur du corps. Au cours de la chorégraphie, il est tiré vers le haut et, lors d'un moment festif, il recevra une série de fils rouges qu'a propulsés dans les airs un tir de canon de foire. 

The Habit (L'habitude/L'habit) est une œuvre abstraite, qui trouve son origine dans un film du réalisateur danois Karl Theodor Dreyer, en particulier dans son dernier film, Ordet (La parole), réalisé en 1955, un drame sur les temps de crise qui explore la foi, un thème qui passionne le chorégraphe. Un autre film, le documentaire Essene de  Frederik Wiseman, réalisé en 1974, a également interpellé Fran Diaz : il décrit la vie quotidienne dans un monastère bénédictin et explore le conflit entre les besoins personnels des moines et les exigences de la communauté. Il pose le problème de la difficulté de trouver un équilibre entre l'individu et le collectif, un problème similaire que rencontre le chorégraphe dans l'environnement structuré des institutions de danse.  Dans The Habit Diaz a tenté d'approcher la forme de la liturgie en tant qu'expérience esthétique et son lien avec l'art de la performance et le théâtre. Voici ce qu'en dit Fran Diaz : " La liturgie consiste en un arrangement complet, une expérience multisensorielle qui comprend de la musique, des mots parlés, l'odeur, le goût et une conception visuelle impressionnante qui englobe la forme. Cette forme n'est en fait pas si différente de l'expérience d'être assis dans un théâtre. Lorsque je suis en contact avec l'art, je souhaite toujours que l'expérience soit aussi transcendante qu'un rituel religieux l'est pour d'autres personnes.

La musique  provient d'un travail commun de  Ben Vince et de Cuba Povera qui ont collaboré pour deux morceaux qui se caractérisent par un caractère plutôt flou et hors du monde, en utilisant d'une part des enregistrements réalisés en pleine nature, et d'autre part en intégrant des boucles vocales rêveuses. Il en résulte une atmosphère musicale qui se situe quelque part entre le free jazz expérimental et la musique liturgique, sur laquelle le chorégraphe s'est exprimé : " Certains des morceaux ont un ton subtilement ecclésiastique et ensemble, ils font naître cette sensation troublante, psychédélique, surréaliste et fantomatique, presque comme un rêve fiévreux. Je trouve qu'elles ont la capacité de créer des connotations de foi. ", 

Le vocabulaire de mouvements de Fran Diaz se caractérise  par un style clinique et une exécution rapide, marqué par des influences diverses : des réminiscences de hip-hop, une dynamique rapide des pieds, le travail au sol ou l'utilisation de mouvements staccato, ce qui peut être identifié avec le travail de Marco Goecke.

MARION MOTIN : "LE GRAND SOT"

La Française Marion Motin a été formée à la danse classique et contemporaine et a également intégré le hip-hop dans son langage chorégraphique. Ses premiers projets ont été réalisés pour Madonna, le rappeur Stromae, le créateur de mode Jean-Paul Gaultier ou le ballet de l'Opéra de Paris. En 2020, elle a créé Le Grand Sot lors d'un lockdown Corona sur un stand en Normandie. On a pu en voir la scène initiale du Boléro de Maurice Ravel, une fascinante chorégraphie de groupe pour 16 danseurs, dont la transe et la frénésie pourraient se prolonger à l'infini, n'étaient les limites des capacités humaines des danseuses et danseurs que l'intensité de la chorégraphie semble mener au bord de l'épuisement.

Sur scène, un groupe de sportifs — une sorte de microsociété autonome — se bat avec l'esprit d'équipe, l'ambition personnelle et l'échec, l'ambition, le dépassement de soi et l'échec sous le prétexte d'une compétition qui mène inéluctablement au naufrage, un thriller chorégraphique inspiré par la gestuelle des sports nautiques. L'humour et une ironie aussi amusante que mordante sont au rendez-vous de la chorégraphie qui met en scène des danseurs et danseuses divisés en en deux groupes qui se font face de part et d'autre de la scène. Ils sont habillés de vêtements de sport aux couleurs flashy et portent tous des lunettes de sport noires. Le spectacle commence avec le plus beau jeu de fesses de l'histoire de la danse. Une danseuse au dos nu et d'une musculature parfaite, les bras tendus,  présente une paire de fesses magnifiques qui se mettent à exécuter des mouvements  alternés de gauche à droite comme si elles étaient indépendantes du reste du corps dont aucun muscle ne bouge ne fût-ce que d'un fifrelin. Hallucinant et hilarant. Elle est ensuite rejointe par les autres danseurs qui répètent le mouvement mais sans qu'aucun ne parvienne à la perfection magistrale de la première danseuse. Ce sont bientôt seize culs qui se balancent sous les yeux d'un public au comble de l'amusement.

Marion Motin s'écarte résolument des codes traditionnels de la danse, une  attitude qu'elle avait déjà  exprimée dans une note qu'elle avait écrite pour le programme de la première série de représentations du Grand Sot en France :

" Savoir écouter un groupe, savoir s'écouter soi-même et savoir écouter l'environnement. C'est un thème récurrent dans mes spectacles, car la vie me semble être une question d'équilibre. L'évidence de la nature et la complexité de l'être humain sont mes principales sources d'inspiration. La mer, l'eau posent le cadre de la pièce, comme un élément devant lequel nous devons rester humbles et qui peut se retourner contre nous à tout moment. J'ai choisi des danseurs aux personnalités très marquées. Ils sont prêts à s'unir, mais aussi à se déchirer. Dans Le Grand Sot, nous choisissons de danser. Danser pour ressentir, danser, pour transmettre, danser pour éliminer, danser pour transcender. Alors, dansons !"

Les troupes du Ballet de l'État de Bavière et du Ballet junior de Bavière ont fait passer au public une soirée absolument fabuleuse et furent saluées par des applaudissements et une ovation délirantes.

Distribution

Ensemble du Ballet de l'État de Bavière
Ballet junior de Bavière Munich

THE HABIT

Chorégraphie Fran Diaz
Musique Cucina Povera et Ben Vince
Décors Fran Diaz et Manuel Cornelius
Costumes Fran Diaz
Lumières Christian Kass
Avec Carollina Bastos Dani Gibson Marta Navarrete Villalba Phoebe Schembri António Casalinho Robin Strona Rafael Vedra Shale Wagman

LE GRAND SOT

Chorégraphie, scène, costumes Marion Motin
Musique Maurice Ravel
Lumières Judith Leray et Marion Motin
Production Caroline Bouquet
Avec Maria Chiara Bono Sinéad Bunn Rhiannon Fairless Jasmine Henry Mariia Malinina Elisa Mestres Chelsea Thronson Anastasiia Uzhanskaia Margaret Whyte Konstantin Ivkin Nikita Kirbitov Vladislav Kozlov Sava Milojević Florian Ulrich Sollfrank

L'ÉTERNITÉ IMMOBILE

Chorégraphie, scène, costumes Nicolas Paul
Musique John Tavener
Lumières Christian Kass
Avec Madeleine Dowdney Elvina Ibraimova Eline Larrory Bianca Teixeira Severin Brunhuber Matteo Dilaghi Andrea Marino Ariel Merkuri

ALL LONG DEM DAY

Chorégraphie, scène, costumes Marco Goecke
Musique Nina Simone
Lumières Udo Haberland
Production Fabio Palombo
Avec Aleksandra Abrashina Chiara Bacci Lara Bircak Marina Mata Gómez Maxine Morales Jamie Constance Samuel López Legaspi Auguste Marmus Luca Massara Lorien Ramo Ruiz Tyler Robinson Soren Sakadales

Crédit photographique © Nicholas MacKay

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