mardi 2 avril 2024

Clay Hilley et Irene Roberts enchantent dans Parsifal à l'opéra de Munich

 Parsifal (Clay Hilley), Amfortas (Christian Gerhaher), Gurmemanz (Georg Zeppenfeld),
choeur d'hommes.

À l'Opéra de Munich la fête de Pâques est traditionnellement liée à une représentation du Parsifal que Richard Wagner créa à Bayreuth en 1882. Cette année, la Bayerische Staatsoper a repris, pour quatre représentations printanières et deux représentations au prochain festival d'été, la production que Pierre Audi mit en scène il y a six ans avec les décors de Georg Baselitz et Christof Hetzer. La direction musicale est assurée par le chef allemand Constantin Trinks. La sensation de cette reprise de Parsifal vient surtout des prises de rôle munichoises de Clay Hilley en Parsifal et d'Irene Roberts en Kundry.

Ce sont surtout les décors de Georg Baselitz qui frappent l'imagination dans cette production de Parsifal. Georg Baselitz a marqué l'art allemand des 20ème et 21ème siècle par la violence expressive de ses œuvres, qui évoque le primitivisme et l'expressionnisme berlinois des années 1920. Sa peinture figurative est caractérisée par la présentation des tableaux « haut-en-bas », dessinée et peinte à grands coups de brosse. Sa sculpture, le plus souvent sur bois, est pratiquée à la tronçonneuse.

Amfortas (Chritian Gerhaher)

Les premiers accords solennels et mystiques de Parsifal résonnent devant un rideau à l'allemande sur lequel Georg Baselitz a représenté quatre corps décharnés et sans têtes reposant sur des lits à peine esquissés, disposés deux par deux et opposés pieds à pieds. Le rideau se lève pour donner à voir une forêt squelettique et noire au sein de laquelle se trouve une structure conique de troncs calcinés réunis entre eux au sommet comme les perches d'un tipi, figurant sans doute le temple du Graal. À droite de la scène un squelette, peut-être de cheval sur pied, figure une sorte de refuge sous lequel est accroupie Kundry. À gauche brûle un grand feu de camp. Les chevaliers du Graal portent d'étranges manteaux dont les épaules semblent recouvertes d'une couverture roulée retenue par des lanières, qui élargissent considérablement la carrure. Un décor désenchanté et angoissant, avec une forêt, un temple et des costumes dans un camaïeu de noirs, dans lequel Amfortas, habillé de vêtements d'un blanc sale, fait son entrée en se traînant, soutenu par une béquille. Seuls le grand squelette blanc et le feu apportent un peu de clarté dans ce monde totalement sombre. C'est dans cette atmosphère de deuil et de profonde tristesse que va tomber le cygne, un pantin de peluche que vient d'abattre Parsifal. Les mouvements du chœur de chevaliers orchestrés par Pierre Audi sont de toute beauté, notamment lorsque tourné vers le fond de scène il reçoit un éclairage par le sommet, premier exemple remarquable des excellentes lumières d'Urs Schönebaum. 

La scène suivante est encore plus sombre, avec trois structures coniques de troncs plus petites éclairées, tout comme le sont la tête d'Amfortas et le "temple" du Graal où se trouvent Gurnemanz et Parsifal. Amfortas circule parmi les chevaliers, les bénissant de sa couronne de fer. Titurel (Bálint Szabó, en voix off) ordonne à son fils de dévoiler le Graal, mais Amfortas s'y refuse dans un premier temps, il veut mourir, épuisé par les souffrances de sa blessure inguérissable. Les chevaliers se dévêtent complètement pour recevoir la lumière du Graal, et ce ne sont qu'amas de chairs grasses, flasques et vieillies d'un rose sale aux sexes rougis, marquées de gynécomastie. Des corps à l'image de ce monde agonisant qui comme son roi Amfortas est sur le point de disparaître. Si cette nudité est d'une tristesse écœurante, elle figure cependant davantage le renoncement au monde et la consécration au seul service du Graal que quelque chose de choquant ou de malsain. Le Graal semble être une petite fiole rouge et lumineuse peut-être inspirée de la fiole napolitaine dont on dit qu'elle contient le sang de saint Janvier. L'effort d'Amfortas fait saigner sa blessure. Après l'adoration, le chœur se met à tourner autour du "temple" conique, comme le font les pèlerins musulmans autour de la Kaaba, pour se disperser ensuite dans les profondeurs de la forêt. Le renouvellement des forces apporté par l'adoration du Graal n'est que de courte durée, car les arbres squelettiques s'amollissent et s'affaissent sur eux-mêmes.

Parsifal (Clay Hilley) et les filles-fleurs

Le deuxième acte commence par une auto-citation de Georg Baselitz qui rappelle son œuvre picturale: les quatre personnages du rideau de scène du premier acte sont présentés "haut-en-bas", avec des personnages inversés, la tête en bas. On le verra, cette inversion sert le propos de la mise en scène de Pierre Audi qui suit de très près le message du poème de Wagner : pour atteindre le salut, il nous faut opérer une inversion radicale dans notre rapport à l'autre, il s'agit passer du monde de la consommation (et notamment de la consommation sexuelle par désir et appropriation) à celui de la compassion. L'ouverture à l'autre passe par le renoncement à soi. Pierre Audi va y insister dans ce deuxième acte en présentant la tristesse des corps dénudés et offerts des femmes peuplant le jardin enchanté de Klingsor où se rend Parsifal. Les filles fleurs se dénudent à leur tour pour donner à voir les chairs usées et sales de putains lascives du plus bas étage, les tétons et les sexes fortement rougis. En lieu et place du jardin en terrasses exotique et luxuriant inspiré à Wagner par celui de la villa Rufolo à Ravello, le royaume de Klingsor est représenté très simplement par un grand voile de scène sur lequel a été rapidement esquissé (à gros traits par Baselitz) un château à la muraille ébréchée, dont quelques blocs se sont détachés et servent de sièges aux chanteurs. Klingsor est lui-même un personnage repoussant, mal soigné, bouffi et hirsute. Après la scène très poignante du baiser au cours de laquelle Parsifal comprend l'origine de la blessure d'Amfortas, l'innocent au coeur pur n'aura aucun mal à récupérer la Sainte Lance que Pierre Audi a réduite à la dimension d'une fine tige de fer en forme de croix, d'assez petite dimension. Le voile du château s'effondre sur la scène, symbolisant la disparition de Klingsor et de son monde.

Parsifal (Clay Hilley) et Kundry (Irene Roberts)

Au troisième acte, on retrouve le décor du premier acte entièrement inversé, suspendu aux cintres tête en bas, le "temple" conique du Graal et les arbres squelettiques sont accrochés au plafond, symbolisant peut-être le retournement complet d'attitude que suppose une conversion spirituelle, un monde à l'envers dans lequel Agapé, l'amour par le don et la compassion, a remplacé Eros, l'amour d'appropriation. Un monde réconcilié aussi : la lance a été récupérée, Titurel a pu enfin mourir et le Vendredi saint va connaître la guérison et le salut d'Amfortas, la conversion de Kundry et le couronnement de l'innocent au cœur pur. La tombe de Titurel est représentée par un petit tumulus en avant-scène, Amfortas y prélèvera un peu de terre dont il se frottera. Par un très bel effet, les chevaliers vont disparaître dans le sous-sol du fond de scène comme s'ils descendaient une colline et reviendront en remontant par la même voie. Pour le final une toile quasi transparente descend en rideau d'avant-scène, sur laquelle vient s'imprimer une constellation étoilée. On s'aperçoit bientôt que les amas d'étoiles forment le corps d'une grande colombe. Ainsi ce ciel dont un cygne est tombé s'emplit-il de la blanche colombe de la rédemption.

La mise en scène de Pierre Audi, les décors de Georg Baselitz et les costumes de simulation de l'obésité, du vieillissement et de l'obscénité conçus par Florence von Gerkan ne font pas rêver, ils sont dérangeants et nous interpellent, ils donnent à voir une conceptualisation de l'amour qui suit pas à pas la spiritualité du poème de Wagner, qui insiste sur la transformation alchimique des personnages, une transformation qui passe par une nécessaire prise de conscience de soi. On est fort loin des décors enchanteurs imaginés par Wagner, on en prend plutôt plein la gueule avec des images fortes et dérangeantes tendues comme de terribles miroirs. On peut bien sûr préférer se voiler la face, fermer les yeux et n'écouter que la sublime musique de Wagner, mais il y a aussi une esthétique de la douleur et de sa transcendance, à laquelle Pierre Audi nous invite à participer. L'action de Parsifal est semée de douleurs et d'embûches, et son cheminement conduit aux grandes réconciliations du troisième acte, et c'est ce dont le travail d'Audi et de Baselitz rendent compte avec beaucoup de justesse.

La musique énonce de manière sublime les transformations que propose le texte poétique du livret de cet opéra en forme de testament qui nous apprend comment il faut aimer. L'orchestre et les choeurs y jouent un rôle essentiel. La qualité des instrumentistes rencontre toutes les attentes. Les choeurs entraînés par Christoph Heil éblouissent par leur exceptionnelle unisson et la ferveur de l'expression. Ainsi du chœur d'hommes exceptionnel lors de la scène du Graal ou des harmonies célestes du chœur de femmes à la fin de l'opéra. La direction musicale de Constantin Trinks est marquée par des tempi plutôt lents et une lecture romantique de l'oeuvre rendue avec d'amples développements sonores qui ne manquent pas de surprendre les oreilles accoutumées à la fosse couverte de Bayreuth.

Gurnemanz /(Georg Zeppenfeld) et Kundry (Irene Roberts)

On retrouve avec bonheur la basse allemande Georg Zeppenfeld dans le rôle qu'il dit préférer entre tous, celui de Gurnemanz, dont il est devenu l'interprète de référence. Il apprécie ce rôle précisément défini qui permet au chanteur de l'enrichir des couleurs qui lui conviennent et de suivre sa fantaisie créative : les positions prises par Gurnemanz face aux événements sont toujours clairement reconnaissables. Georg Zeppenfeld a une projection et une perfection d'articulation rares, un phrasé parfait, chaque mot est compréhensible et reçoit la couleur et les nuances d'une intonation appropriée, chaque consonne sonne et percute. Parvenir à tenir le public en haleine lors des développements narratifs du monologue du premier acte relève du prodige. L'incomparable beauté du timbre de cette voix parfaitement placée fait le reste. Autres retrouvailles avec Christian Gerhaher qui avait fait une prise de rôle des plus réussies en Amfortas sur ce même plateau en 2018 et qui s'y surpasse encore aujourd'hui avec une voix puissante et déchirante et un jeu de scène remarquable d'authenticité dans l'expression désespérée de la souffrance, des doutes sur sa mission et de l'épuisement. On est captivé par la densité accrue de son interprétation.

Soirée découverte avec deux brillantes prises de rôle munichoises, le Heldentenor wagnérien Clay Hilley dans le rôle-titre et la mezzo-soprano Irene Roberts en Kundry. Le ténor américain Clay Hilley fascine par un jeu de scène et un chant vibrants qui expriment le passage de la jeunesse innocente et impulsive de Parsifal, le fol au cœur pur, à une maturité plus intériorisée et à la sagesse spirituelle de la royauté, dont il accepte la charge comme une évidence qui s'impose naturellement. Clay Hilley a fait ces dernières années une carrière wagnérienne fulgurante, enchaînant les rôles et les succès (Erik, Stolzing, Tristan, Siegmund, les deux Siegfried, Tannhäuser et Parsifal), faisant preuve d'une endurance peu commune. La voix est claire et retentissante, la prononciation parfaite, le texte est claironné avec vigueur et entrain, et chaque mot est compréhensible avec de belles variations dans les colorations émotionnelles. Un régal ! On retrouve une même endurance de haut niveau chez Irene Roberts, elle aussi américaine. Elle donne une interprétation de Kundry qui rend très exactement par le chant le texte wagnérien, la souffrance de Kundry, une femme entière, complexe et désespérée, écartelée entre deux mondes, un être déchiré qui éprouve physiquement le sentiment de sa culpabilité et cherche une issue au moment même où elle tente de séduire Parsifal. Ses transformations successives marquent l'évolution de son personnage, de la femme de l'âge des cavernes aux cheveux flamboyants du premier acte à la blonde séductrice du deuxième, puis à la présence scénique très forte quoique quasi muette du troisième acte dans lequel, réconciliée et convertie, elle a l'apparence d'une nonne aux courts cheveux noirs. Ici encore, le travail de la costumière Florence von Gerkan est tout à fait remarquable. Soulignons encore la belle prestation de Jochen Schmeckenbecher en Klingsor, un baryton allemand, dont le répertoire comporte d'autres rôles wagnériens, Amfortas, Kurwenal ou Albérich.

Prochaines représentations les 4, 7 et 10 avril, puis les 20 et 23 juillet. Au cours du festival d'été, la distribution est en partie modifiée avec Gerald Finley en Amfortas, Tareq Nazmi en Gurnemanz et Nina Stemme qui reprend le rôle de Kundry.

Distribution du 31 mars 2024

Chef d'orchestre Constantin Trinks
Mise en scène Pierre Audi
Décors Georg Baselitz Christof Hetzer
Costumes Florence von Gerkan
Lumières Urs Schönebaum
Dramaturgie Klaus Bertisch Benedikt Stampfli
Chœurs Christoph Heil

Amfortas Christian Gerhaher
Titurel Bálint Szabó
Gurnemanz Georg Zeppenfeld
Parsifal Clay Hilley
Klingsor Jochen Schmeckenbecher
Kundry Irene Roberts
Premier chevalier du Graal Kevin Conners
Deuxième Chevalier du Graal Roman Chabaranok
Voix d'en haut Emily Sierra
Premier écuyer Seonwoo Lee
Deuxième écuyer Emily Sierra
Troisième écuyer Jonas Hacker
Quatrième écuyer Zachary Rioux
Filles-fleurs Seonwoo Lee Louise Foor Natalie Lewis Eirin Rognerud Eliza Boom Yajie Zhang


Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Wilfried Hösl

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