jeudi 20 mars 2025

Le Lohengrin iconoclaste de Katharina Wagner au Liceu de Barcelone

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et le cygne noir © A. Bofill 

La nouvelle production de Lohengrin mise en scène par Katharina Wagner au Liceu vient enfin d'être portée sur les fonts baptismaux après avoir connu une double annulation, d'abord à Barcelone en 2020 en raison du confinement lié au Covid, puis à Leipzig en 2022 à cause de problèmes logistiques (voir notre article). Katharina Wagner a repris son projet initial en y apportant de légères modifications. La metteure en scène, qui avait déjà mis en évidence la face sombre et cachée du personnage principal dans son Lohengrin de Budapest en 2004, a tenté de l'explorer en profondeur : elle  fait de Lohengrin un être manipulateur, ambitieux et criminel capable de tuer pour accéder au pouvoir. Le cygne, témoin de son crime, le hantera tout au long de l'opéra, tourmentant sa conscience jusqu'à ce qu'il craque et passe aux aveux.

Dès le prélude d'ouverture, on suit les jeux d'une paire de jeunes gens en train de mimer un combat puis un couronnement, comme le feraient des enfants : le jeune homme porte une épée en bois, la jeune femme le sacre roi en posant une couronne de carton sur sa tête. La jeune fille s'éloigne, apparaît alors Lohengrin qui se met à livrer combat contre le jeune homme, il l'accule dans un marais dans lequel le jeune homme tombe. Lohengrin lui maintient la tête sous l'eau jusqu'à ce que mort s'ensuive. Derrière le marais s'élève un monticule de schiste feuilleté sur lequel repose un cygne noir grandeur nature qui fait froufrouter les plumes de ses ailes et dont la tête et le col sont mobiles, une petite merveille de mécanique. Le cygne est le témoin du meurtre de Gottfried, le frère d'Elsa de Brabant. Lohengrin laisse le cadavre au fond de la mare et cache la couronne sous des strates de schiste. La scène se passe dans une forêt sombre, des séries d'arbres morts placés aux entrées des coulisses encadrent la scène. Derrière le monticule schisteux l'image boisée en fond de scène accroît encore l'effet de profondeur. Le scénographe Marc Löhrer a réussi un décor spectaculaire qui nous transporte dans l'atmosphère froide et glaciale du Duché de Brabant. 

La metteure en scène s'éloigne délibérément de la définition romantique de l'opéra Lohengrin qui est traditionnellement perçu comme un conte fantastique et mythique. Elle dépouille l'opéra de ses composantes surnaturelles pour nous offrir un roman noir, un thriller qui fait de Lohengrin un être double, rayonnant dans la blancheur lumineuse de ses vêtements et dans la ligne romantique de son chant, mais dont la noble apparence cache une personne fourbe sans foi ni loi, sinon la sienne propre. Katharina Wagner provoque et déstabilise le public en pratiquant une inversion des rôles, qui blanchit l'ambitieux Telramund et donne à Ortrud une dimension jusqu'ici inconnue. Si cette perspective nouvelle surprend, on peut l'accueillir avec étonnement et curiosité pendant le premier acte. Mais elle devient bien vite incompréhensible, tant le livret et la musique la contredisent. La dichotomie entre l'opéra d'origine et le concept de la mise en scène s'exacerbe. À la fin de l'opéra on assiste à un bain de sang shakespearien. Ortrud, qui en fouillant le marais avec Telramund avait déjà retrouvé le vêtement de Gottfried, le frère d'Elsa, retire son corps sans vie des eaux fétides. Ce cadavre ne ressuscitera pas, Lohengrin étranglera Ortrud avant de se suicider en se taillant les veines des poignets. Elsa s'effondre pour ne plus se relever. La metteure en scène n'a pas servi l'oeuvre mais s'en est emparée pour la détourner au profit de l'expression de sa propre vision. Lors des salutations, le public, enchanté par l'excellence de la direction d'orchestre, des choeurs et des chanteurs, les acclame avec vigueur, mais il va marquer sa mauvaise humeur par une houle de huées quand apparaît l'équipe de production.

Pourquoi avoir choisi un cygne noir en lieu et place de l'habituel cygne à la blancheur immaculée qui souligne l'innocence du jeune Gottfried ? C'est au spectateur d'en déterminer la symbolique. Peut-être le cygne noir porte-t-il le deuil de la mort de Gottfried. Les doctes wagnériens se souviennent sans doute du récit qu'a donné Richard Wagner dans Mein Leben (Ma vie) des circonstances de son séjour dans le somptueux immeuble qui était alors la résidence de l'ambassadeur de Prusse à Paris. Wagner y fut accueilli du 11 au 31 juillet 1861. Wagner, en proie aux soucis d'argent et sans domicile,  avait été discrètement soutenu par le comte Albert de Pourtalès, ambassadeur de Prusse à Paris, et par sa femme Anna, née Bethmann-Hollweg. « On m’y donna une jolie chambrette avec vue sur le jardin et d’où l’on apercevait les Tuileries. Dans le bassin se baignaient en solitaires deux cygnes noirs qui me plongeaient dans une douce rêverie. […] J’y composai deux pages d’album : l’une, destinée à la princesse Metternich […] l’autre, dédiée à la comtesse de Pourtalès, a été perdue ». La page d'album pour piano datée du 29 juillet 1861 a été retrouvée, elle a pour titre Ankunft bei den schwarzen Schwänen [WWV 95]. Dans la nouvelle production, le cygne noir accompagne Lohengrin tout au long de l'opéra, témoin silencieux du meurtre. Lohengrin tentera à plusieurs reprises de s'en débarrasser, d'abord en lui décochant un coup de pied qui le fait disparaître en coulisse, ce qui déclenche le rire des spectateurs, puis en essayant de l'enfermer dans une des nombreuses malles militaires. Mais le cygne accusateur revient toujours hanter le fils de Parsifal, comme un boulet au pied d'un condamné à mort.

Miina-Liisa Värelä en Ortrud  © David Ruano

Les malles militaires constituent un autre leitmotiv scénique, et ici aussi c'est au spectateur d'en interpréter la fonction. Elles peuvent être les malles du voyageur Lohengrin arrivé d'un pays lointain ("In fernem Land"). Ou encore les malles militaires qui accompagnent les troupes parties au combat. Elles sont empilées pour servir d'estrade à un échafaud de fortune érigé par Telramund après qu'il a réalisé un noeud coulant dans la corde avec laquelle il compte bien faire pendre Elsa, dès que le roi aura reconnu sa légitimité de suzerain du peuple de Brabant. La couronne est un autre leitmotiv : elle est la couronne destinée à Gottfried, elle est la couronne convoitée avec avidité par Ortrud qui lorsqu'elle se retrouve seule s'en pare pour une parade solitaire, elle devient un objet dérisoire en fin d'opéra parce que tous les prétendants sont morts. La corde est un autre thème récurrent : destinée à la pendaison d'Elsa, elle retourne à son expéditeur qui veut s'en servir pour se suicider alors qu'il a perdu son honneur. 

Le paysage naturel et désolé du prélude et du premier acte se voit ensuite complété par les trois grands cubes suspendus qui apparaissent au troisième acte, symbolisant les trois mondes de Lohengrin, d'Elsa et du couple Teralmund et Ortrud, des mondes condamnés à ne pas se comprendre. Les trois cubes sont juxtaposés et situés en surplomb de la scène, les personnages y accèdent par des escaliers de fer. Ce sont trois chambres au mobilier blanc, identique et spartiate, trois espaces qui viennent renforcer la psychologie complexe du drame, trois espaces dans lesquels les protagonistes peuvent dévoiler leur vrai visage et se laisser aller à leurs émotions, parce qu'ils ne s'y sentent pas surveillés :  Elsa peut y donner libre cours à sa suspicion, Ortrud et Teralmund se laisser aller à leurs ambitions régaliennes et fomenter leurs projets malveillants, Lohengrin y retrouve son cygne dont il ne parvient pas à clouer le bec.

En choisissant d'écarter le caractère fantastique et mythique du drame, la metteure en scène a tenté d’interpréter Lohengrin d’une manière qui soit socialement pertinente et contemporaine. Elle met en exergue des thèmes tels que l'identité, le secret, le pouvoir, la confiance et la méfiance et interprète l'opéra comme une œuvre qui traite de questions actuelles. Mais voilà, ce qui en début de soirée a pu attiser la curiosité du public retombe aussi vite qu'un soufflé raté. Les ingrédients du sublime poème wagnérien et de sa musique grandiose contredisent constamment le propos de la mise en scène, et cela d'autant plus qu'ils sont portés par un chef wagnérien étoilé, par un orchestre et des choeurs de tout premier plan et par une constellation de chanteurs brillantissimes.  

Miina-Liisa Värelä en Ortrud
Ólafur Sigurdarson en Telramun© David Ruano

Depuis qu'il a pris la direction musicale de l'Orchestre du Gran Teatre del Liceu lors de la saison 2012-2013, Josep Pons s'est déjà illustré en y dirigeant des œuvres de Wagner :le Ring du Nibelungen, Tristan et Isolde et ParsifalIl a fait de la musique de Wagner son fer de lance et est parvenu à faire en sorte  que l'orchestre atteigne un degré de perfection rare. La beauté lyrique, la vivacité des tempi et la dynamique de l'exécution sont  exceptionnels dans cette direction amoureuse de l'oeuvre. Dirigé par Pablo Assante, le choeur, dont le rôle est essentiel dans Lohengrin, atteint lui aussi un niveau d'excellence maximal.  On retrouve des chanteurs et des chanteuses adoubés à Bayreuth. Günter Groisböck prête sa stature athlétique et les chaleurs de son timbre à un roi Heinrich solide sur le plan scénique mais qui peine à convaincre sur le plan vocal. Roman Trexel donne lui aussi un Héraut trop en retrait du rôle qui aurait pu recevoir un développement plus convaincant. Ólafur Sigurdarson dans le rôle de Friedrich von Telramund  reste fort discret et linéaire au premier acte, mais parvient à prendre son envol aux deuxièmes et troisièmes actes et à donner toute sa dimension à son personnage. Parmi les protagonistes masculins, la palme revient sans conteste au Lohengrin de Klaus Florian Vogt qui reprend ici son rôle fétiche déjà chanté au Liceu lors de la saison 2012/2013. Son chant, d'un raffinement délicat et nuancé, peut devenir puissant et gagner en intensité, la projection, la diction et le phrasé sont irréprochables. Mais à l'impossible nul n'est tenu : le ténor reste fidèle à la partition et ne semble pas chercher à rendre compte de la duplicité imputée à son personnage par la mise en scène. Elisabeth Teige donne une Elsa d'une sensibilité à fleur de peau, elle dresse le portrait d'une femme juvénile, fragile, malheureuse et craintive, dépassée par les événements, influençable à souhait. La révélation de la soirée, le rôle le plus puissant est l'Ortrud de Miina-Liissa Värelä qui confirme sa vocation de grande soprano dramatique. Elle a brûlé les planches avec son total investissement dans le rôle,une présence scénique inouïe .Une telle qualité d'interprétation rend le personnage moins maléfique et en nuance les contours. Et si Ortrud n'est pas parvenue à ses fins en devenant duchesse de Brabant, son interprète est sans conteste la reine d'une soirée qui a connu le triomphe de la musique sur les errances de la mise en scène.

Distribution du 17 mars 2023

Direction musicale Josep Pons
Mise en scène Katharina Wagner
Scénographie Marc Löhrer
Costumes Thomas kaiser
Lumières Peter E. Younes
Dramaturgie Daniel Weber

Heinrich Günter Groissböck
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Elisabeth Teige.
Telramund Ólafur Sigurdarson
Ortrud Miina-Liisa Värelä
Héraut Roman Trekel
Chevaliers Jorge Rodríguez Norton, Gerardo López, Guillem Batllori, Toni Marsol. Jeunes nobles Carmen Jiménez / Mariel Fontes / Mariel Aguilar / Elizabeth Gillming

Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu
Choeur du Gran Teatre del Liceu
Chef du choeur Pablo Assante

Pour la préparation d'un séjour à Barcelone, le site de l'office du tourisme : www.barcelonaturisme.com.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

L'Orphéon catalan et le Palau de la Música catalana — Reportage photos

Le Palau de la Música Catalana est une salle de concerts barcelonaise déclarée Monument national en 1971 et inscrite au Patrimoine mondial d...