dimanche 30 août 2020

Le roi Louis II au coeur d'un poème du recueil Orchestres de Léo Larguier

De Verlaine en 1886 à nos jours, Le Roi Louis II de Bavière a inspiré nombre de poètes français, dont nous avons recueilli les textes dans le recueil récemment publié Le Roi Louis II de Bavière dans la poésie française (BoD, 2020) (1) 

Nous découvrons aujourd'hui, — un peu tard mais avec le bonheur de l'orpailleur qui vient de dénicher une pépite, — un poème de Léo Larguier qui a échappé à nos recherches. 

En 1914, l'écrivain Léo Larguier publiait son quatrième recueil de poèmes intitulé Orchestres. Le poème XLVI, sans titre, rappelle un épisode de l'enfance du futur roi Louis II de Bavière, alors prince héritier, avec lequel Helene von Dönniges avait été admise à jouer. Devenue par mariage princesse Racowitza, elle évoque ce souvenir dans Von anderen und mir. Erinnerungen aller Art qu'elle publia en 1909. On peut supposer que Léo Larguier en avait pris connaissance. Notre traduction de ce passage figure à la suite du poème. 

Les souvenirs de la princesse Racowitza furent traduits en francais dès 1910 par Jules Hoche et parurent sous le titre Princesse et comédienne, souvenirs de ma vie. On y peut lire, entre autres choses, qu'elle inspira la forme de l'Apollon de Carpeaux, dans l'immortel groupe de la Danse, ce grand ange dionysiaque et féminin qu'entourent les bacchantes, ce que Léo Larguier mentionne vers la fin de son poème. 

ORCHESTRES
XLVI

Comme vous m'émouvez, ô troubles héroïnes, 
Aventurières toujours tristes et divines : 
Wanda qui méprisiez votre sinistre époux 
Sacher Masoch, l'amant des fourrures ; et vous 
Hélène de Racowitza, belle et si rousse 
Qu'en un parc de Munich aux troncs jaunes de mousse, 
L'enfant royal qui devait être Louis Deux 
Croyant que le soleil mourait dans vos cheveux, 
Prit votre chignon d'or dans sa main potelée, 
Tandis que s'effaraient en tunique étoilée 
D'Aigles Noirs et de Croix de Fer, les chambellans.
Et que riait à vos cheveux, à vos rubans, 
Cette petite altesse en bonnet de dentelles 
Qui chérissait déjà les choses les plus belles, 
Et qui devait mourir dans le lac de Starnberg 
Pour avoir trop aimé les Cygnes de Wagner. 
Elisabeth, l'Impératrice vagabonde, 
Vous ressemblait, Hélène, et votre nuque blonde, 
Votre épaule de marbre et vos bras durs et beaux 
Firent pendant des nuits rêver le vieux Carpeaux 
Qui se levait plus tôt quand il vous avait vue 
Accoudée au balcon d'une loge, mi-nue, 
Dans les velours royaux des robes d'apparat, 
Par ces soirs de galas fleuris à l'opéra 
Qui sentent les gants blancs, les violettes de Parme, 
Et ce parfum léger qui, plus que tous, me charme, 
D'une robe de soie échauffée au soleil. 
Hélène de Racowitza, grand corps vermeil 
De princesse allemande et de fille guerrière 
De Sparte, j'eus voulu vous voir sous la lumière 
D'un lustre, et respirer, parmi les roses-thé, 
L'odeur d'œillet poivré de votre bras ganté.

Les souvenirs d'Helene von Dönniges, compagne de jeu du prince héritier Louis II de Bavière et modèle du sculpteur Carpeaux.

Helene von Dönniges, parfois écrit Helene von Döniges (Berlin-1845-1911), était la première des sept enfants du Professeur Wilhelm von Dönniges (plus tard diplomate), que le  prince Maximilien de Bavière , le futur Maximilien II, père du futur roi Louis II, appela à sa cour en raison de ses compétences scientifiques en tant qu'historien. 

Elle épousa le Valaque Janco Gregor von Racowitza (Iancu Racoviţă) et devint ainsi Princesse Racowitza. Le prince mourut jeune, et la princesse connut encore deux mariages, on la retrouve sous les patronymes de Helene Friedmann puis, après divorce et remariage, de Helene von Schewitsch. Elle fut écrivaine et actrice de théâtre, sous le nom de princesse de Racowitza.

C'est sous le nom de Princesse de Racowitza qu'elle publia en 1909 à Berlin (Gebrueder Paetel) Von anderen und mir. Erinnerungen aller Art, traduit en 1910 en anglais sous le titre An autobiography (New York, The Mac Millan Company). La princesse raconte dans le chapitre III qu'elle fut eut l'occasion de côtoyer la famille princière bavaroise et les jeunes princes royaux, dont elle fut une compagne de jeu. 


Voici une traduction libre de ce chapitre:

Le prince Louis avec tambour et blocs de construction
Chapitre III

[...] Ce qui va suivre provient d'histoires qui m'ont été racontées par la suite.

Quand j'avais environ dix mois, mes parents firent un séjour avec le couple royal, le prince héritier Max et la princesse Marie, à Hohenschwangau. Ma mère m'avait laissée avec la nourrice dans le jardin du petit château, mais la nourrice s'était éloignée et m'avait laissée seule.

La jeune princesse héritière se promenait dans une allée voisine, quand les pleurs d'un enfant attirèrent son attention. Elle se précipita vers l'endroit d'où provenaient les pleurs et lorsqu'elle me trouva allongée sur l'herbe, elle me reconnut aussitôt. La grande dame me prit dans ses bras  avec compassion, essaya de me réconforter et me porta vers ma mère, qui se hâtait dans notre direction. Avant de me remettre à ma mère, la princesse a pris mon petit poing de bébé, le secoua en direction de maman et lui dit:

«La petite Hélène ne doit pas être abandonnée comme cela, elle est née pour être aimée et elle va pleurer jusqu'à en mourir  si on la laisse seule."

Cette petite anecdote datant  de ma plus tendre enfance m'a souvent été racontée par ma mère.

Ah! Combien de fois ai-je plus tard pleuré amèrement  quand j'étais abandonnée par ceux qui étaient supposé m'aimer; mais alors, aucune gentille princesse ne vint pour m'emmener et me consoler dans ma solitude, et les «princes» qui se proposaient à cette fin comprenaient les termes «amour» et «être aimé» dans un sens tout à fait différent de celui qui avait animé  la bonne fée de mes premiers jours.

Parmi les souvenirs des années de ma première enfance, les plus marquants sont ceux  de mon amitié avec le prince héritier Louis, -qui devint plus tard le roi Louis II.- si l'on peut qualifier d' une épithète si sérieuse la camaraderie d'êtres si jeunes.

Le roi  Maximilien  II avait succédé à son père Louis Ier, qui avait  abdiqué à la suite de l'épisode de Lola en 1840, et mes parents appartenaient alors au cercle intime des jeunes monarques qui étaient  aimés de tous. Je fus choisie comme la camarade qui  convenait le mieux pour le prince héritier.

Nous nous sommes souvent rencontrés et fûmes initiés ensemble, par la baronne Meilhaus, sa gentille gouvernante, aux mystères profonds de la lecture, de l'écriture et de l'arithmétique.

Malgré les quantités de jouets mis à la disposition du prince Louis et du Prince Othon, nos jeux préférés étaient le produit de notre imagination.  Notre  idéal le plus élevé était d'«être des fées» . Nous transformions  rideaux et  portières  en vêtements fleuris et en  ailes , dans lesquels nous nous  drapions pour devenir   les héros et l'héroïne d'une grande aventure féerique et merveilleuse.

Peut-être était-ce à cette époque que fut semée en nous la semence qui devait fleurir  plus tard sous la forme du merveilleux attrait qu'exerça sur lui  l'art dramatique de Richard Wagner, et qui me porta sur les planches d'un théâtre célèbre.

Notre amitié a duré de nombreuses années, et je me souviens de plusieurs traits de ce roi, qui plus tard devint tellement  génial, et fut finalement si malheureux.

Il fut élevé très strictement, et  on lui apprit spécialement  à être aimable envers ses inférieurs. Un de nos jeux consistait à  nous pencher par la fenêtre et à cracher; je n'ai  aucun doute que ce fut moi qui en eut l'idée.

Bien sûr, la baronne  Meilhaus se trouvait bien loin de l'endroit où cela se passait.  Un jour, le vieux serviteur de mon père passait sous la fenêtre où nous nous tenions et reçut notre indésirable cadeau sur la tête. Nous étions presque morts de rire, tandis que le vieillard, en levant les yeux, criait avec colère: «Qui sur terre fait une telle saloperie?», lorsqu'il reconnut le prince héritier et s'arrêta tout net

Notre joie fut  de courte durée. Le destin nous rattrapa sous la forme de la baronne Meilhaus, qui nous attrapa  tous les deux et nous força à avouer; ce que nous fîmes en tremblant, mais tout à la fois  en nous réjouissant du succès de notre exploit. Elle avait l'air très sévère, et appelant le vieux serviteur, elle ordonna au prince héritier de s'excuser. Bien sûr, je fus obligée de faire de même. Le vieil homme en fut  très touché et embarrassé, mais quand il eut quitté la pièce, nous nous regardâmes avec des joues écarlates, et  le prince héritier me murmura aux oreilles: «Ce n'était vraiment pas gentil de notre part. Je suis désolé pour le vieil homme et je lui ferai un cadeau. "

Une autre des nos brillantes idées fut de décapiter quelques magnifiques grands soldats de plomb. Je m'étais tout à coup souvenue que dans le charmant conte de fées d'Andersen du vaillant soldat de plomb, le soldat développe un sentiment  si tendre pour la petite danseuse de papier, qu'il finit finalement par fondre dans un poêle; c'est cela qui m'avait amenée à  considérer les soldats de plomb comme des êtres vivants. J'avais raconté l'histoire à mon petit royal ami, qui se mit soudain commencé à pleurer amèrement au beau milieu de notre jeu, parce que nous avions tué tant de splendides petits soldats. Comme lui, je pleurai à chaudes larmes  jusqu'à ce que, étant  l'aînée, je réalisai que que ces soldats de plomb ne pouvaient être en vie comme  ceux du conte de fées d'Andersen; je me mis alors à le consoler.

Il fut d'accord avec moi, et très rapidement  nous entamâmes joyeusement un autre jeu.

Cette charmante amitié se termina un beau jour sur une querelle survenue à propos d'un livre d'images.

Qui voulait avoir le livre d'images, qui l'avait, je ne m'en rappelle  plus. Ce dont je me souviens, c'est que nous nous sommes tout à coup mis à nous battre, que j'ai frappé le prince héritier, et  que lui, étant finalement victorieux, a arraché une poignée de mes cheveux roux dorés et qu'il les brandissait dans son petit poing.

La baronne Meilhaus ne parvenait pas à pas nous séparer, car nous nous battions comme deux chats sauvages. Soudain, la reine se tenait devant nous et s'écriait: «Enfants! Comment pouvez-vous agir ainsi? Etes-vous devenus fous?" La reine Marie était une femme très belle et charmante, et je l'adorais. Sa présence me fit aussitôt reprendre mes sens.

Les deux pécheurs éclatèrent en larmes; la grande dame nous parla avec gentillesse, et nous fit présenter mutuellement des excuses et redevenir  amis - et  ensuite ma gouvernante vint me chercher pour me ramener à la maison.

Lorsque mon père entendit parler de la dispute - en dépit du pardon des parents royaux, qui considéraient la querelle comme une bêtise enfantine - les rapports intimes entre son Altesse princière et ma "sauvagerie " furent interrompus. Après que mon père m'ait parlé très sérieusement de ce qui s'était passé, il  ajouta: «On ne peut pas maltraiter ainsi son futur roi. Tu n'es pas digne de cette intimité privilégiée."

Ah! Cela m'a coûté beaucoup de larmes, car j'aimais le prince royal par-dessus de tout, et maintenant voila que je ne pouvais plus le visiter qu'à l'occasion de  son anniversaire ou de la fête de son saint patron. A ces occasions, comme il lui était interdit de manger des sucreries, je lui apportais la seule chose permise: une bonbonnière avec des crottes en  chocolat, qu'il partageait entre le prince Otto et moi-même. En grandissant, nous nous éloignâmes  de plus en plus, bien que jusqu'à ce jour mon cœur ait toujours gardé une profonde affection et une grande admiration pour ce roi malheureux. Il m'a sans doute oubliée! Beaucoup plus tard, quand je devins veuve, il me fit envoyer par son maréchal, Von der Tann, des bonbons de sa table avec les mots: «Salut à mon petit camarade de jeu sauvage». Cela mit  fin au rêve de mon enfance au sein du  palais royal.

© Traduction Luc-Henri Roger. 

Voici encore le passage des Souvenirs qui concerne la rencontre et les séances de pose chez le sculpteur Carpeaux, cette fois dans la traduction Hoche :

C'est le célèbre sculpteur Carpeaux que je connus d'abord et qui, tout de suite, voulut modeler mon buste. Je consentis à poser pour le Génie de la Danse, celui-là même qui figure dans le fameux groupe destiné à décorer les abords de l‘Opéra et qui fut plus tard l'objet d'une tentative de vandalisme dont tous les Parisiens se souviennent.

Carpeaux était un original dans toute l'acception du mot. Qu'on imagine un petit homme rabougri et hirsute surgi d'un monceau de choses hétéroclites et sales : tel il m'apparut pour la première fois dans son atelier.

Chose étrange : il adorait le luxe, le confort, l'aisance et ne manquait pas d'en témoigner partout ailleurs que chez lui. Un jour que je m'étonnais devant lui qu'il ne songeât point à s'organiser un intérieur en rapport avec ses gains considérables, il haussa les épaules, di- sant: « Comment diable faudrait-il s'y prendre ?... D'ailleurs, il y a toujours un tas de collègues, de confrères qui ont besoin d'argent... personne ne pourrait y suffire. »

Je crois bien que de Piennes eut un moment l'idée bizarre de me marier au grand artiste, mais il ne s'y entêta point, quand j'eus attiré son attention sur la chambre à coucher — salle à manger, cabinet de toilette — de l'illustre maître, le pêle-mêle horrifiant des brosses, des peignes, des objets de toilette en général et leur propreté douteuse. Ce qui n'empêcha pas Carpeaux d'épouser plus tard une femme du monde aristocratique et de s'organiser enfin une existence conforme à ses goûts.
 

Helene von Racowitza par Hans Makart
(1) Le Roi Louis II de Bavière dans la poésie française (BoD, 2020)Aussi disponible via les sites en ligne de la Fnac, d'Amazon, d'Hugendubel, etc. ou en commande libraire — ISBN : 9782322208371

Bal d'enfants pour les 13 ans de Mary Vetsera déguisée en soubrette Louis XV





Le Wiener Salonblatt du 23 mars 1884 publiait ce dessin réalisé à partir d'une photographie prise dans l'Atelier Adèle de Vienne. La baronne Vetsera (nommée Vecsera dans le texte du magazine viennois) avait donné un bal enfants pour fêter le 13ème anniversaire de la jeune Mary (née le 19 mars 1871). Mary s'était costumée en soubrette Louis XV. Selon ce journal très people, qui prétendait être l'organe de la noblesse austro-hongroise, la jeune fille avait séduit toute l'assistance...

Faut-il en déduire que la baronne Vetsera voulait lancer ses filles dans le grand monde ?

Voici le texte original qui accompagnait, en page 2,  la une du Salonblatt.

Mary von Vecsera Bitter Unrecht wäre es, wollten wir in unserer Costumebildcr-Galerie en miniature. welche dem Kinderball bei Baronin Vecsera ihre Entstehung verdankt, der reizenden und liebenswürdigen Tochter des Hauses vergessen, Baronesse M a r y  v o n  Vecsera, welche in ihrem Soubrettencostume Louis XV eine der lieblichsten Zierden des Festes bildete und die Gesellschaft durch die Grazie entzückte, mit welcher sie ihren jungen Gasten die Honneurs machte. Baronesse Mary hat erst vor wenigen Tagen — letzten Mittwoch — ihr dreizehntes Geburtsfest gefeiert.

im Wiener Salonblatt, 23, März 1884.

La qualité du dessin est étonnante. Voyez la photo de l'atelier Adèle (une des meilleures adresses de Vienne à l'époque) qui a servi de modèle à l'artiste, suivie d'une photo en pied, en demi-profil.





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À paraître bientôt: Rodolphe. Les textes de Mayerling, Bod, 2020, dont voici déjà un aperçu de la couverture :


samedi 29 août 2020

Catherine Schratt, une amie de l'empereur, une remplaçante de l'impératrice

UNE AMIE DE L'EMPEREUR, UNE REMPLAÇANTE DE L'IMPÉRATRICE : CATHERINE SCHRATT  (1853-1940)

Un texte de Maurice Paléologue (1859-1944), extrait d'un article publié en février 1939 dans la Revue des Deux-Mondes.

   Quelque optimisme que l'Empereur ait affiché devant sa bru, la santé, la conduite et les opinions de son héritier lui sont un cruel souci, mais la conduite et les opinions beaucoup plus, encore que la santé. La sévère discipline que François-Joseph s'impose à lui-même dans l'accomplissement de ses devoirs monarchiques le persuade en effet que, si Rodolphe menait une existence moins désordonnée, il recouvrerait aussitôt son équilibre et ses forces. Quant à ses idées politiques et sociales, certains propos qu'il aurait ténus récemment autorisent à croire qu'il commence à revenir de ses dangereuses chimères. En tout cas, et tant qu'il ne sera pas rentré dans les voies orthodoxes, l'Empereur le maintiendra strictement à l'écart des affaires publiques. 
   Sur ces graves questions, — les plus secrètes qui soient puisqu'elles ne mettent en cause rien de moins que tout l'avenir de la dynastie, — François-Joseph considère qu'il ne peut s'ouvrir à personne, qu'il ne peut consulter personne. 
   Il en causerait volontiers cependant avec Elisabeth, puisqu'elle est «l'Impératrice». Mais, depuis longtemps, elle se désintéresse totalement de la politique dont elle ne sait plus rien ; elle est devenue comme étrangère à son pays. D'ailleurs, les opinions hérétiques de Rodolphe ne lui déplaisent pas... Enfin, où la saisir ? Elle est toujours au loin et toujours errante. Elle a maintenant une telle aversion de la Hofbourg qu'elle vient de passer une année entière sans y paraître ! 
   Il est donc seul, perpétuellement seul, et il en souffre ; car il aime d'autant plus son épouse vagabonde qu'il la sait malade, anxieuse, incomprise, désemparée, mais une si belle créature, si noble de race, d'esprit, de cœur et d'âme ! Aussi, lui écrit-il toujours dans les termes les plus tendres : « Ma chère âme... Mon ange adoré... Ma pensée ne te quitte pas... Quand je pense à toi, j'en ai les larmes aux yeux... Je compte mélancoliquement les jours, hélas ! encore si nombreux, qui me séparent de ton retour... Tu es la seule joie, le seul point lumineux de ma vie... » Et, le plus souvent, il signe : «Ton petit. » 
   Elisabeth se rend compte que, par ses absences qui ne se terminent plus, elle manque un peu trop à ses devoirs d'épouse et d'impératrice. Mais que faire ?... Si elle est toujours en mouvement, si elle ne peut se fixer nulle part, c'est qu'elle y est contrainte par une force irrésistible et mystérieuse. Le Juif errant pouvait-il s'arrêter ? Un jour qu'elle s'attriste de ses fugues éternelles, une idée singulière lui vient et la séduit aussitôt.  

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*        *
   
   Quelques semaines auparavant, comme les audiences impériales venaient de finir, le chef du cabinet de Sa Majesté, le conseiller aulique, baron Prezilesky, avait reçu de l'Empereur cette note de service : « Je désire qu'on me présente, en même temps que les journaux, les annonces de mes théâtres. » 
    Stupeur du conseiller aulique et de ses secrétaires. Que signifie cette curiosité de l'Empereur ?... Accablé de travaux et de soucis, commençant d'ailleurs sa rude journée, l'hiver comme l'été, à quatre heures du matin, François-Joseph ne va presque jamais au théâtre ; il ne s'y montre que dans les circonstances exceptionnelles, pour une fête dynastique ou la réception d'un monarque étranger. 
   L'intérêt subit que l'Empereur témoigne aux programmes de ses théâtres vient de ce que la veille une actrice du BurgTheater l'a révérencieusement supplié de lui venir en aide contre la malveillance imméritée de son directeur. La justesse et la mesure de ses plaintes, la distinction de ses manières, l'agrément de sa personne, enfin la beauté de ses yeux lui ont aussitôt valu quelques paroles aimables et rassurantes du souverain, dont la haute courtoisie fut toujours si parfaite. Elle se nomme Catherine Schratt ; son père était un maître de poste ; elle a vingt-huit ans. Jolie, bien faite, la voix chaude, la diction nette, le regard vif, la tournure élégante, elle joue la comédie avec naturel et finesse. Les Viennois, qui raffolent du théâtre, ne lui ménagent pas leurs applaudissements. 
   Au lendemain de son audience impériale, l'actrice voit soudain le directeur du Burg-Theater lui prodiguer les attentions flatteuses ; il saisit toute occasion de la mettre en scène et de lui confier des rôles nouveaux. Désormais, quand elle joue, l'Empereur vient fréquemment occuper sa loge, seul avec un de ses aides de camp. 

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   Au mois de mai 1888, l'Impératrice errante, qui arrive de Munich et qui s'apprête à repartir déjà pour Gastein, s'installe dans le vaste domaine forestier de Lainz, où l'Empereur la rejoint peu après. Depuis le jour lointain où François-Joseph a si courtoisement accueilli Catherine Schratt à la Hofbourg, il ne l'a revue que dans ses rôles, sur la scène. Elisabeth n'ignore pas l'intérêt que l'Empereur témoigne visiblement à sa pensionnaire du Burg-Theater ; ils en ont même souvent parlé ensemble. 
   C'est alors, sous les futaies grandioses de Lainz, que l'étrange idée lui vient d'unir par une étroite amitié son impérial époux à la comédienne. En la personne de Catherine Schratt, elle se donnerait une remplaçante qui, pendant ses voyages, tiendrait compagnie à François-Joseph, qui le distrairait un peu de son labeur incessant, qui mettrait autour de lui désormais la douceur, la grâce et le parfum d'une présence féminine, dont il a tant besoin. Comment ne s'éprendrait-elle pas d'une idée qui transgresse à la fois tous les préjugés ridicules de la morale conventionnelle et tous les formalismes surannés de l'étiquette monarchique ?... Bientôt, elle n'hésite plus : elle se fait amener l'actrice dont elle a, du premier instant, la meilleure impression. Elle la trouve non seulement jolie, mais simple, naturelle, enjouée, respectueuse, très sympathique. Leur entretien se prolonge. Elisabeth dévoile sa pensée :
    — L'Empereur s'intéresse beaucoup à vous, mademoiselle. Il vit seul, très seul, car je suis, moi, une épouse incommode : je suis toujours absente... Votre jeunesse, votre gaieté, votre affection lui seraient précieuses... N'est-ce pas ? nous serons maintenant deux amies et vous vous occuperez de l'Empereur. 
    Stupéfaite, la comédienne se récrie : 
    — Je suis tellement émue... Je ne sais que répondre à Votre Majesté... 
   Mais la porte s'ouvre à deux battants. Un laquais annonce l'Empereur, qui affecte d'abord une agréable surprise. La conversation repart aussitôt. Et, dans la suite des phrases, dans l'échange des regards, tous les trois sentent se former une intime confiance qui les charme réciproquement. 
    La scène du Burg-Theater n'avait pas encore vu se dérouler une si amusante et scabreuse comédie. Aucun dramaturge viennois, même le plus sarcastique, n'aurait imaginé, dans le vieux décor de Lainz, la rencontre et le dialogue de ces trois personnages : 1° Sa Majesté François-Joseph Ier , empereur d'Autriche, roi apostolique de Hongrie, roi .de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Galicie et d'Illyrie, roi de Jérusalem, grand prince de Transylvanie, duc de Lorraine, comte princier de Habsbourg et de Tyrol, âgé de cinquante-huit ans ; 2° Sa Majesté Elisabeth, impératrice d'Autriche, reine apostolique de Hongrie, reine de Bohême, de Dalmatie, etc., duchesse en Bavière, âgée de cinquante ans ; 3° Mlle Catherine Schratt, fille d'un pauvre maître de poste, pensionnaire du Burg-Theater, âgée de trente et un ans. 
    L'intimité de François-Joseph et de la comédienne va se nouer rapidement, sous les auspices d'Elisabeth. 

*            * 

   Vers la fin de juillet, les monarques se transportent à Ischl, pour leur villégiature estivale. Cette année, la pittoresque et charmante station balnéaire du Salzkammergut est fort à la mode. L'aristocratie viennoise y est brillamment représentée ; les hôtels débordent, toutes les villas sont louées ; on s'amuse beaucoup. Mais dans les salons du Casino et les allées de l'Esplanade, le même sujet anime toutes les conversations : « Catherine Schratt est à Ischl... L'Empereur la reçoit en cachette !... On l'a vue se promener avec l'Impératrice !... » En effet, plusieurs personnes ont vu de leurs yeux et plusieurs fois le spectacle inouï, incroyable, désolant, de l'auguste souveraine qui se promenait publiquement avec une cabotine... Et c'est une Wittelsbach, devenue Habsbourg, qui se permet cela !... 
   D'ailleurs, l'entourage d'Elisabeth s'émeut aussi. L'archiduc Rodolphe, qui manque un peu d'autorité morale, et sa jeune sœur, l'archiduchesse Marie-Valérie, qui vient de se fiancer avec l'archiduc François-Salvator, supplient en vain leur mère de montrer plus de réserve dans ses rapports avec l'actrice. Elle n'accepte aucune observation. Soudain, même, irritée, elle annonce qu'elle va toute seule passer quelques jours aux lacs de Langbath, près d'Ischl ; elle n'emmènera qu'une dame d'honneur, une Hongroise qu'elle affectionne bizarrement, la jeune comtesse Sarolta de Maïlath ;
   — Je veux qu'on me laisse tranquille, j'ai besoin de silence... 
   Dès son retour de Langbath, le 20 août, elle part brusquement pour Bayreuth, où elle se grise de Parsifal. Le 29 août, elle est à Kreuth, près de Tegernsee. Enfin, elle rentre à Ischl ;-elle n'y reste pas longtemps. Dès le l?r octobre, elle s'embarque à Miramar, dans la pensée d'un pieux et double pèlerinage. Elle se rend d'abord à Missolonghi, où l'héroïque Byron mourut le plus désenchanté des hommes, puis à l'île de Leucade, où l'ardente et noble Sapho se jeta dans la mer pour échapper aux désillusions de l'amour : 
                                                               ... Spirat adhuc amor, 
        Vivuntque commissi colores 
 Aeoliae fidibus puellae. 

   De Leucade, elle se rend à Corfou, « l'île merveilleuse », où elle se délecte dans la solitude et l'enthousiasme durant deux mois. D'ailleurs, elle n'éprouve plus aucun remords de vivre loin de l'Empereur, puisque, maintenant, elle a une remplaçante. 
  Aussitôt qu'il a repris son existence régulière et laborieuse à.la Hofbourg, l'Empereur a méthodiquement inséré dans son programme quotidien une visite à « Mlle Schratt ». Comme ils se voient tous les jours, un lien de tendresse et d'accoutumance les enchaîne bientôt l'un à l'autre, et ce lien ne se desserrera plus. Trente années de suite, et jusqu'à son dernier soupir, François-Joseph, sur qui le destin fait planer encore de si terribles menaces, ne connaîtra ni repos, ni délassement, ni tranquillité, ni douceur en dehors de cette affection.  
   « Mlle Schratt » demeure dans un faubourg de Vienne, à Hietzing, Gloriette Gasse, n° 9. Elle habite une modeste villa, entourée d'un jardin, comme il y en a beaucoup dans ce quartier paisible et distingué, d'où la vue s'étend sur le parc de Schœnbrunn. Ponctuellement, chaque matin, à six heures, François-Joseph vient prendre son café au lait avec sa jeune amie. Elle l'accueille de sa plus gracieuse révérence, le sourire aux lèvres. Dans la très petite salle à manger, il y a toujours, sur la table, une jolie nappe, des porcelaines élégantes, de belles fleurs et des kipfel délicieux. Pour se préparer à la dure journée qui l'attend, le souverain s'accorde une heure d'intime causerie. Son harnais officiel, qu'il porte si courageusement, lui en paraîtra moins lourd. 
   Catherine Schratt est digne de la confiance que l'Empereur lui témoigne et qu'il lui témoignera de plus en plus ; car elle s'en montrera de plus en plus digne par la sensibilité de son cœur, par la clairvoyance, la finesse et le charme de son esprit, par son tact et sa discrétion, par son absolu désintéressement. Loin d'étaler sa haute faveur, elle la dissimulera le plus possible ; elle affectera toujours de ne rien connaître à la politique ; elle ignorera toujours les calculs de l'ambition ; jamais on ne la surprendra dans une intrigue de la Cour. 
   Néanmoins, sur le désir de l'Empereur, elle reçoit beaucoup de personnes et les plus diverses : ministres, ambassadeurs, hommes politiques, chambellans, généraux, banquiers, industriels, fonctionnaires, littérateurs, étrangers qui passent et toutes les notabilités mondaines. Malicieuse, prudente et fine, elle apprend ainsi, de première main, des choses parfois très intéressantes qu'elle rapporte exactement à son matinal visiteur. Au moins, François-Joseph est-il assuré que, par cette jolie bouche, il entend la vérité pure. Bientôt, dans l'opinion de tous, Catherine Schratt est considérée comme la femme la mieux renseignée de Vienne, comme « la gazette vivante de l'Empereur ». Elisabeth s'applaudit chaque jour d'avoir procuré à son époux une compagne si précieuse. Dans ses rares et fugitives apparitions à la Hofbourg, elle ne manque jamais de convoquer sa remplaçante et de causer longuement avec elle. On a souvent comparé l'aimable. comédienne du Burg-Theater à Mme de Maintenon. Quelle erreur! La princesse Philippe de Cobourg, née princesse Louise de Belgique, a plaisamment exprimé la différence : « Il y a aussi loin de Catherine Schratt à Mme de Maintenon que de François-Joseph à Louis XIV. »  

jeudi 27 août 2020

Théâtre — L'Heure des Tziganes de Léo Larguier, à l'ombre du roi Louis II et de Wagner

Blanche Albane (1886-1975) créa le personnage de
 la reine Dorothée, cousine et âme soeur du roi Louis II.

   Nous sommes nombreux à avoir lu l'excellent roman historique Le roi sans reine de  Léo Larguier, qui mettait en scène le roi Louis II de Bavière. Jeune adulte d'environ 20 ans ,déjà tenté par l'écriture, Léo Larguier avait eu alors l'occasion de séjourner longuement en Allemagne et en Bavière, où il fut fasciné par la personnalité du Roi vierge, qui devint comme Wagner, le personnage de l'un ou l'autre de ses poèmes.
    En 1912, Léo Larguier va bientôt fêter son 32ème anniversaire lorsqu'il publie une pièce délicate, au ton désuet et charmant, en alexandrins, dans laquelle l'auteur évoque en plusieurs endroits, en des vers désuets et charmants, le roi Louis II de Bavière et son compositeur, que les personnages de la pièce ont pu côtoyer. Le seul personnage féminin de la pièce, la reine Dorothée, est dans la pièce la cousine du roi Louis II...
    Les alexandrins de Larguier trébuchent volontiers d'un vers à l'autre. Il fait souvent, à la suite des romantiques, basculer la balance hémistiche, disloquant à plaisir ce grand niais d'alexandrin.  Ainsi des bribes de phases ou des mots restent-ils un moment suspendus avant de rejoindre le vers suivant auxquels ils appartiennent. Un procédé adorable qui a dû séduire les excellents acteurs de l'Odéon qui ont créé la pièce.
   L'heure des tziganes, pièce en un acte, en vers, de Léon Larguier, fut éditée dans le numéro 227 de l'Illustration théâtrale (Éditeur Illustrations, 1912). La pièce fut créée le 30 novembre 1912 au Théâtre national de l'Odéon, que dirigeait alors André Antoine (1858-1943).

L'action de la pièce a été fort bien décrite par le critique dramatique Gaston de Pawlowski dans le journal Comoedia du 1er décembre 1912 :

   Dans un parc d'hôtel sectaire et moralement glacé, deux hommes âgés et très comme il faut causent mélancoliquement en évoquant des souvenirs passés. Le vieil ambassadeur: le marquis de Saint-Feuille, interroge, sans en avoir l'air, son ami Robert Égliseille, qui fut jadis le lecteur de la reine Dorothée à la cour de Carinthie. Et Robert Égliseille, devenu un littérateur célèbre ou tout au moins académicien respecté, avoue pour la première fois l'amour qu'il manifesta un soir pour la reine Dorothée, la façon dont il quitta brusquement le château dès le lendemain, et, depuis lors, la triste vie bourgeoise sans idéal qu'il mena jusqu'à l'Institut. La reine Dorothée, qui a vieilli elle aussi, mais qui est restée cependant fort belle, se trouve par hasard dans le même hôtel de cette ville d'eaux. Le diplomate se retirera lorsque la reine apparaîtra et la fin de l'acte sera fournie par la très simple conversation de la reine et de-son ancien adorateur, qu'elle n'a pas oublié.
   Ce sujet, très simple et très littéraire, est brillamment traité. Toute l'action est dans le récit, toute la vie dans les vers. 
  On y trouve de fort belles images. Le récit que fait l'ancien lecteur de l'heure mélancolique et suprême qu'il passa avec la reine dans un petit pavillon du parc, où l'orage les avait contraints à se réfugier tandis que les becs de la pluie frappaient aux vitres, est une très jolie page poétique et lorsque la vieille dame en noir apparaît, venant dans ce parc du fond de sa jeunesse, c'est une conversation très belle entre elle et le vieil homme de lettres. Celui-ci explique que sa vie fut brisée, que la gloire est une fille qui ne lit pas, qu'elle peut accompagner un instant un rhéteur de faubourg à la poitrine nue sous son veston, mais qu'elle ignore toujours l'académicien respecté. La vielle reine, de son côté, plus noble, plus maîtresse d'elle-même, nous fait entendre seulement que sa vie, à elle aussi, fut brisée depuis ce jour-là et qu'elle a vécu comme dans un rêve. 
   La reine Dorothée est, dans la pièce, la cousine de Louis II de Bavière. Il y a là de très jolies évocations des heures passées avec le divin Wagner dans les salons du palais. Tout cela est d'une très haute tenue littéraire, d'une expression forte et profonde qui dépasse bien souvent le théâtre et qui dénote un remarquable tempérament de littérateur. On trouve dans, cet acte, noblement exprimée, sans le moindre mouvement,, sans le plus petit geste, toute une succession de drames intimes, une exposition de caractères très approfondis, tels qu'on en souhaiterait dans la plupart des œuvres dramatiques. Je reprocherai seulement à ce petit acte très intéressant son manque d'action dramatique. Il ne s'agit pas, ai-je besoin d'insister sur ce point, d'action extérieure. je, suis ravi de constater que cet acte n'en comporte point. Mais, dans le dialogue, peut-être pourrait-on trouver une gradation dramatique mieux ménagée. Les acteurs nous content leurs souvenirs, nous expriment des sentiments anciens, ils nous racontent un drame moral qui eut lieu avant le lever du rideau, mais ce sont des cadavres moraux qui parlent.
  Les phrases sont désormais sans vie. Ce sont des idées d'autrefois qu'évoque, au lointain, la musique entendue dans le parc.

À la même époque, Louis Payen donne une critique dans la revue Le Parthénon dans laquelle il propose quelques extraits de la pièce :

   J’éprouve une grande joie à pouvoir dire combien L'Heure des Tziganes, l’acte de M. Léo Larguier, que vient de jouer l’Odéon, est d’une poésie intense, délicieusement émouvante, délicate et personnelle. Jamais M. Larguier n’est apparu plus maître de sa forme, plus inventeur de neuves images, ne nous a mieux fait offrande de son âme, que dans ce tendre poème. L’auteur de La Maison du Poêle distance de beaucoup nos ordinaires faiseurs de vers. Il serait temps de s’en apercevoir. M. Larguier, qui construit son œuvre avec une heureuse patience et dans le recueillement passionné, lui consacre les dons poétiques les plus rares. On y devine une exaltation fervente vers tout ce qui est noble, vers tout ce qui est beau et nous ressentons à lire ou à écouter ces poèmes, le frisson de joie mystérieuse et comme sacrée, que donnent seules les œuvres écrites dans la joie et dans l’amour absolu de la beauté. La fable imaginée par M. Larguier dans l'Heure des Tziganes, est d’une simplicité très volontairement dépouillée. Dans le décor banal d’une ville d’eau, vers le crépuscule, à l’heure un peu trouble et sentimentale où vont s’allumer les lampes, le maître écrivain Robert Egliseillc retrouve, vieillie et fanée, la reine Dorothée dont il a été jadis le lecteur et qu’il a chastement et profondément aimée. Ils échangent tous deux de mélancoliques propos et évoquent doucement le passé embaumé avant de se séparer pour toujours. Prétexte, n’est-ce pas ? à de poétiques variations... coquetterie de poète qui refuse que l’action prenne la première place et veut, nous intéresser, nous ravir par la seule magie de son art. M. Larguier ne s’est pas défié de lui-même et il a bien eu raison. Ecoutez : 

Et je songeais au bon sommeil lourd et tranquille 
Des troupeaux campagnards qui reposent en paix 
Comme des bûcherons couchés au plus épais 
Du bois, et je pensais aux bourgades coquettes 
Qui font des rêves bleus comme leurs sous-préfètes, 
Avec tous les parfums inconnus de la nuit 
Dans les chambres où l'eau d’une glace reluit, 
Et des rayons d’étoile et de lune aux croisées 
Et sur les toits luisants les perles de rosée. 

Et plus loin : 

J’aperçois sa maison sous le balancement 
Du pin musicien qui l’abrite et l’ombrage. 
C’est un tout petit nid qui n’a qu’un seul étage 
Avec un grand rosier, un jaune tournesol 
Et dans l’unique cerisier un rossignol !.... 
Ses blonds cheveux flottants près de sa belle joue 
La jeune femme, simple et sérieuse, y joue 
Un vieil air de Mozart sur le vieux clavecin 
Au murmure de l’eau débordant d’un bassin. 

   Tout est de cette qualité précieuse, rare et charmante. Il faut bien espérer que M. Antoine ne laissera pas dormir cette œuvre et qu’il la redonnera souvent à son public pour lui apprendre à aimer la poésie.

Un article par Adolphe Brisson, publié dans Le Théâtre (huitième série), publié à Paris, Librairie des Annales, en 1913, donne lui aussi des extraits, où sont évoqués le roi Louis II et Richard Wagner :

  Le petit drame de M. Léo Larguier, L'Heure des Tziganes, nous a émus par la sincérité de sa mélancolie. Depuis longtemps, nous n’avions écouté une histoire si touchante et si tendrement contée... Le célèbre romancier Robert Egliseille et le vieil ambassadeur M. de Saint-Feuil se promènent dans le parc d’une ville d’eau allemande ; ils se sont liés jadis à l’époque où Robert remplissait auprès de la reine de Carinthie, Dorothée, la charge de lecteur. Ils évoquent ces années lointaines, dont l’écrivain a conservé le pieux souvenir :

J’avais vingt ans, j’étais un songeur et j’aimais, 
Ebloui, ce décor où je vivais un rêve, 
Etre poète et voir, quand la lune se lève, 
Louis II de Bavière en visite au château
Passer avec la reine et Wagner sous l’arceau 
D’un grand laurier tordu, robuste et centenaire ! 
Leur apporter, étant le bibliothécaire, 
Un volume ; écouter, scandés par le vieux Rhin, 
Les vers que Louis II, pur comme Lohengrin, 
Lisait, et sous la nuit merveilleuse, enchantée, 
Entendre frissonner la voix de Dorothée, 
La belle reine de trente ans, tandis qu’au fond 
Du salon, ses cheveux de neige sur son front.
Richard Wagner jouait, laissant dans la pénombre 
Comme un oiseau blessé voltiger sa main sombre ! 
Pour un enfant vivant de beauté, de grand art, 
Quel charme avaient ces soirs, sur ce parc montagnard ! 
Quelle unique assemblée ! Une reine, un génie, 
Un roi mystique épris d’impossible harmonie,
Et qui devait mourir noyé dans les flots verts 
D’un lac où quelque ondine aux voiles entr’ouverts 
Montrait à ses yeux fous, des yeux d’un bleu polaire, 
Un corps pétri d’eau vierge et de neige lunaire ! 

   Épouse d’un roi vulgaire et grossier, la jeune reine n’était pas heureuse. Robert l’aimait. Il s’était juré de ne jamais lui dire ce qu’il ressentait pour elle. Et cependant un jour il osa... 

La nuit venait. La reine, au bord de la croisée, 
Rêvait. Elle parlait d’existence brisée, 
D’esclavage royal, de musique et d’amour. 
Elle eût voulu laisser sa couronne et sa cour, 
Etre la femme d’un poète ou d’un artiste. 
Ah ! comme elle était bien, ardente, belle et triste, 
La cousine du fou de Bavière, du roi 
Noyé dans l’étang vert, parmi le blanc effroi 
Des cygnes wagnériens ! La nuit venait, l’averse 
Ainsi que des moutons aux chemins de traverse 
Faisait un bruit confus. Le livide horizon 
Etait éclaboussé de foudre... et la raison 
Nous quitta... Dans la salle humide et presque obscure, 
Je pris entre mes bras la longue forme pure 
Tout le grand corps royal frémissant, et je pus 
Balbutier que je l’adorais, et je bus, 
Pendant qu’elle pleurait, incroyablement blanche, 
Comme de la rosée au bord d’une pervenche, 
Deux larmes de cristal au bord de ses yeux bleus. 
Ce ne fut qu’un oubli... 
                                      Sous les arbres houleux 
Qui nous jetaient des gouttes chaudes au visage, 
Nous rentrâmes muets, et je gagnai l’étage 
Où je logeais, et le matin, sans la revoir, 
Je quittai le palais, et nul, avant ce soir, 
De mon brusque départ n’avait connu les causes. 

   Ils ne se sont plus revus. Ils vont se revoir. La reine, dont tout le monde respecte l’incognito, et que nul n’a le droit de reconnaître, traverse l’allée où erre son ancien ami. Elle s’arrête. Il s’incline. Elle lui parle. Cette scène est une merveille de tact, d'élégance morale, de discrétion, de sensibilité. Dorothée et Égliseuille se regardent, le cœur gonflé de choses qu'ils ne peuvent dire. Leurs cheveux ont blanchi ; autour de leurs yeux toujours jeunes des rides se sont creusées. Rappelez-vous, au troisième acte de l'Arlésienne, les regrets résignés qu échangent la Renaude et le berger Balthazar. C'est la même tristesse, la même douceur... Tandis que les valses lentes modulées sur le violon des tziganes montent vers eux, ils se contient à mi-voix les souffrances de leurs vies désemparées. Elle a régné sans plaisir, 

Chérissant en secret l’art et la poésie, 
Et la noble musique, et celte fantaisie 
Divine qui me fit oublier quelquefois 
La cour de Carinthie, Othon-Chrislian III 
A qui je fus donnée, enfantine princesse 
Qui piquait les bleuets dans l’or blond de sa tresse. 

Lui, il s’est marié, par effroi de l’isolement, par lassitude. 

Je me suis marié parce que j’étais seul, 
Seul et las de trouver, en rentrant du théâtre,
Mon feu toujours éteint dans les cendres de l’âtre 
Et ma lampe sans flamme et mon foyer désert. 
Je me suis marié simplement pour entendre 
Une voix familière un peu joyeuse et tendre, 
Une chanson de femme, un rire matinal, 
Pour ne pas déjeuner en lisant le journal

   Il a perdu sa femme; une enfant lui reste, une fille de quinze ans, un printemps en fleurs. « Comment l’appelez-vous? demande la reine. — Dorothée »... Une grâce inexprimable s’exhale et de ce trait final, et de la pièce entière. Et je sais bien que tout cela est un peu idéalisé, et que, dans la réalité, la littérature — grande consolatrice — aurait cicatrisé la blessure de l’illustre écrivain, et que, si profondes qu’eussent été ses douleurs, il les eût allégées en les narrant. Nous ne le croyons qu’à moitié, quand il fait fi de la gloire. L’œuvre de M. Léo Larguier comporte une part de convention, l’emploi d’articles à la Manuel, à la Coppée. Mais elle est infiniment pathétique et noble. 
   Une remarquable interprétation a mis en valeur ses beautés. M. Vargas, dans le rôle du poète, M. Chambreuil, dans celui du diplomate, donnent la sensation de la vérité même... Ce qu’il y a d’éploré dans le visage et l’attitude de Mlle Albane, sied à la languissante et nostalgique princesse de Carinthie.

Enfin le journal Comoedia du 13 janvier 1913 a publié le texte complet de la pièce de Léo Larguier. Nous y retrouvons encore d'autres répliques qui évoquent le roi de Bavière et Richard Wagner. Ainsi de cet extrait de  dialogue entre la reine et le poète Égliseille :

LA REINE, s'asseyant

C 'est bien ici.
Comme nous sommes loin. que tout est adouci
Autour de nous ce soir. Voyez, voyez, il semble,
Dans cette allée où pas une feuille ne tremble,
Sous ce ciel qu'aucune aile encor ne vient rayer,
Que tout se taise enfin de ne pas effrayer 
Les pâles souvenirs qui se mettent en route.

ROBERT ÉGLISEILLE

Ils ne reviennent pas de très loin. moi, j'écoute,
A cette heure, souvent, leurs murmurantes voix ;
Et je n'ai qu'à fermer les yeux, et je revois
Le paisible oratoire où pénétraient des branches,
Et je respire aussi l'extrait de roses blanches 
Que l'on y répandait à cause de Wagner.

J'entends en frémissant, j'entends toujours cet air

Sanglotant et brisé que vous chantiez dans l'ombre
Lorsque sur les sapins, ardente, pure et sombre
La nuit d'hiver était un orchestre conduit
Par le grand ange aux ailes noires de minuit,

LA REINE

Pourtant, si nous faisions l'appel ce soir, personne 

Ne répondrait : « Présent! » tout fuit et m'abandonne
Wagner et Louis II sont morts, et quand parfois 
e me retourne, à peine à présent si je vois 
Quelques visages chers dans le couchant qui tombe.
[...]

Ou encore dans cet extrait d'une tirade de la reine :

LA REINE


[...] Ah! béni


Soit le rêve profond, radieux, infini,
Dans lequel, à jamais, je me suis évadée.
On me traita de folle et de dévergondée ;
Dans un château désert, parmi des flots de lis,
Jusqu'à l'heure où les cieux sont par l'aube pâlis,
-On a dit qu'en pleurant, j'écoutais des musiques 
Que je rôdais, la nuit, sous les sapins antiques,
En pressant un bouquet d'iris noirs sur mon sein,
Et que je ressemblais à mon cousin germain 
Louis II de Bavière, et que, reine anarchiste,
Je drapais le velours de mon trône, en artiste.
Ah! le rêve à jamais soit béni! grâce à lui 
J'ai pu, sans trop souffrir, dans un cercle ébloui 
De fantoches courbés aux échines dorées,
Demeurer, assister à de longues soirées 
De gala, sans rien voir de ce monde réel.
J'avais Puck, Caliban, Lohengrin, Ariel,
Autour de moi,  j'avais des strophes étoilées,
Des fleurs, de purs parfums, des musiques ailées,
Mais c'était un refuge, et le bonheur n'est pas 
Hors de la vie.

lundi 24 août 2020

Wahnfried — Konzertlesung zum 175. Geburtstag König Ludwigs II. — Concert lecture à l'occasion du 175e anniversaire du Roi Louis II



DE — Am 25. August jährt sich der 175. Geburtstag König Ludwigs II. von Bayern. Aus diesem Anlass veranstaltet das Museum an diesem und am Folgetag, also am 25. und 26. August, eine Konzertlesung aus dem Briefwechsel zwischen Ludwig II. und Cosima Wagner, umrahmt von Kompositionen Richard Wagners.

Aus dem Briefwechsel zwischen Ludwig II. von Bayern und Cosima von Bülow-Liszt mit Kompositionen Richard Wagners

Gelesen von Hans-Jürgen Schatz und Maria Hartmann
Hilko Dumno, Klavier
Roland Glassl, Viola
Michael Höfele, Oboe/Englischhorn

FR — Le 25 août marque le 175e anniversaire de la naisance du roi Louis II de Bavière. A cette occasion, — ce jour-là et le lendemain, c'est-à-dire les 25 et 26 août, — le musée organise une lecture d'extraits de la correspondance échangée par Louis II et Cosima Wagner, accompagnée par des compositions de Richard Wagner.

Hans-Jürgen Schatz et Maria Hartmann, lecteurs
Hilko Dumno, piano
Roland Glassl, alto
Michael Höfele, hautbois / cor anglais

dimanche 23 août 2020

L'impératrice Elisabeth en gondole à Venise — Kaiserin Elisabeth in einem Gondel in Venedig

Quelle : Bildarchiv ÖNB / Source :Archives de la Bibliothèque nationale d'Autriche
Reproduction photographique d'après un dessin d'Emil von Hartitzsch. L'impératrice Elisabeth avec ses enfants Gisèle et Rodolphe et leur éducatrice la baronne Caroline von Welden dans une gondole à Venise. Vers 1862.

Fotografische Reproduktion von Kaiserin Elisabeth mit ihren Kindern Rudolf und Gisela mit der Erzieherin Freifrau Karoline von Welden in einer Gondel in Venedig; nach einer Zeichnung von Emil von Hartitzsch. ca. 1862.

samedi 22 août 2020

Le Roi-Lune par Robert Lanz, un artiste insolite, visionnaire et mystique

Le Roi Lune, par Robert Lanz — collection privée
Robert Lanz, né le 1er juillet 1896 à Paris et mort le 24 décembre 1965 à Genève, est un peintre, enlumineur et illustrateur français. Il a entre autres entièrement réalisé en 1952 un manuscrit illustré  du Roi-Lune de Guillaume Apollinaire, une pièce unique que l'on aimerait avoir le privilège de découvrir. 

Un artiste extraordinaire, fort peu connu,  que l'on peut découvrir dans ce petit film de 1960 conservé par l'INA (Institut national de l'audiovisuel). En voici le texte de présentation :

Dans un petit village de l'Essone à Boissy sous Saint-Yon vit Robert LANZ, un artiste, spécialiste des enluminures. Claude MOUSSEAU est allé lui rendre visite. Dans sa maison, richement décorée, Robert LANZ montre un ouvrage qu'il a réalisé : les "illuminations" de Rimbaud. Il le commente, tout en tournant les planches du parchemin, "illustré" par des enluminures.Robert LANZ a illustré 18 manuscrits, des poèmes d'Apollinaire, de Jean Jouve ... , parle de la réaction de Claudel devant son travail. Robert LANZ explique ce qu'il a voulu faire, reconstituer la vie et les sentiments de Rimbaud (différentes planches).Ce qu'il fait est le contraire du surréalisme. Robert LANZ explique pourquoi il a choisi cette maison qui était un théâtre, il a besoin d'un décor enchanté pour vivre et travailler. Il évoque la maison de son enfance. Il a passé sa vie dans les théâtres et les ateliers d'artistes. Robert LANZ parle de son travail. Il fait aussi des oeuvres plus importantes. Son atelier, c'est la scène du théâtre. Il montre les matériaux avec lesquels il travaille et fait une démonstration de sa technique d'enluminure (différents tableaux).

vendredi 21 août 2020

Arts graphiques — Le Chevalier au Cygne de Stéphane Ingouf, un Gesamtkunstwerk




Quand le facteur a sonné à ma porte pour me délivrer le beau livre créé par Stéphane Ingouf et que je l'eus déballé avec précaution, j'ai tout de suite perçu que j'étais mis en présence d'un objet très précieux dont le langage visuel invitait d'emblée aux fascinations de la découverte et de la contemplation. 

La couverture mate en image réversible présente d'abord le beau visage mélancolique et troublant du Roi Louis II de Bavière. Le double titre inversé invite aussitôt à la rotation du livre qui offre alors le profil de Richard Wagner. Le titre du livre, Le chevalier au Cygne, évoque autant Lohengrin et l'oeuvre de Wagner que son royal mécène qui aimait à revêtir la brillante armure du fils de Parsifal et prendre place dans une nacelle tractée par un cygne. La réversibilité de l'image de la couverture présente les images indissociables du roi et de son compositeur. Je suis frappé par l'expression concentrée des deux visages, qui nous parle autant de leurs âmes, d'une intériorité plus profonde et belle encore que leur simple apparence physique. Stéphane Ingouf a poussé la réussite de l'image inversée jusqu'à travailler sa signature qui peut se lire comme en miroir.

Le dos de couverture présente le double portrait de Louis II et de Richard Wagner en frères siamois unis par la chevelure et l'oreille, Ici aussi on peut effectuer une rotation et contempler le même double portrait. La portée symbolique est évidente : le visage de Louis II devient celui de Wagner et inversement. Ainsi le graphisme montre-t-il le destin indissociable de ces deux êtres qui se sont mutuellement constitués.

Tout le livre peut se lire comme une bande dessinée, mais on se trouve ici face à une oeuvre bien plus complexe, car chaque planche est multidimensionnelle et parce que l'oeuvre de Stéphane Ingouf a la complexité lumineuse d'un kaléidoscope en noir et blanc et les vertus d'une partition musicale avec ses variations thématiques et ses leitmotiv. La beauté graphique est confondante.

La deuxième partie de l'ouvrage marie le graphique au didactique. Intitulée Secrets d'un défi impossible, elle nous livre avec une incroyable générosité tous les secrets de fabrication du Magnum Opus de Stéphane Ingouf. Au contraire des alchimistes qui entouraient jalousement leurs recherches de l'aura du mystère, Stéphane Ingouf déploie ici les ors de sa pierre philosophale et nous offre en partage les procédés complexes de ses illusions optiques avant de détailler les éléments techniques de ses exceptionnelles créations graphiques et de nous donner les clés de lecture de son travail.

Cette oeuvre créée en financement participatif (crowdfunding) est accessible à la commande via le site Le roi-cygneElle est déjà devenue un collector incontournable. Un immense merci à son auteur pour son remarquable travail minutieux de génial pointilliste exécuté ad maiorem Ludocici et Wagneri gloriam. L'oeuvre de Stéphane Ingouf fait sans doute aucun partie des meilleures publications consacrées à Louis II de Bavière et à Richard Wagner. 

Pour passer commander, visitez https://www.roi-cygne.com/

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...