jeudi 24 décembre 2020

Taïa, roman historique d' A. t'Serstevens, où il est question de l'île de Lacroma, de l'attentat de Sarajevo et du doube meurtre de Mayerling

    
 
   Taïapar A. t'Serstevens, parut chez Albin Michel en novembre 1929. L'écrivain académicien Henri de Régnier en donna un brillant compte-rendu dans le Figaro du 7 janvier 1930.


LA VIE LITTÉRAIRE
Taïa, par A. t'Serstevens

    C'est un très beau livre que la Taïa de M. t'Serstevens, et un livre que j'aime, aussi bien parce qu'il atteste chez son auteur un double talent de poète et de romancier que parce qu'il me rappelle des lieux demeurés chers à mon souvenir. Ce fut, il y a déjà bien des années, au cours d'une croisière en Méditerranée ; que le chemin du retour me conduisit dans l'Adriatique. Après nous avoir menés de Sicile en Grèce, de Grèce en Asie Mineure, le yacht qui nous portait devait, de Constantinople, nous débarquer à Venise, en longeant la cote de Dalmatie et en y faisant escale aux points les plus intéressants. Ces escales me permirent de visiter les Bouches de Cattario [auj. Kotor], la pittoresque Raguse [auj. Dubrovnih] enfermée dans ses vieux remparts vénitiens sur lesquels veillait encore le lion ailé de Saint-Marc, et l'étrange Spalato [auj. Split] enclose dans l'enceinte romaine de l'antique palais de Dioclétien. On était alors aux derniers jours de septembre, et une éclatante lumière éclairait ces nobles paysages terrestres et marins. 
    Ce fut à Raguse que nous séjournâmes le plus longtemps et, de là, que nous allâmes visiter l'île Lacroma [auj. Lokrum]. Elle est située à peu de distance du rivage, d'où l'on distingue sa mystérieuse et fraîche beauté, ses verdures tendres ou sombres, car Lacroma est une île sylvestre, toute frissonnante du murmure des feuillages, tout embaumée des odeurs des écorces. C'est aussi une île silencieuse. Elle n'a pour habitants que les moines du couvent qui en occupe un des points les plus élevés et y étage ses terrasses et ses jardins où les roses fleurissent à l'ombre des cyprès, mais si verdoyante et si lumineuse qu'elle soit, cette île Lacrorna n'en est pas moins mélancolique. Son nom est lié a une mémoire tragique. Lacroma n'a-t-elle pas appartenu à l'archiduc Rodolphe de Habsbourg et n'a-t-elle pas été la retraite favorite du héros du sanglant et énigmatique drame de Mayerling ? N'abrita-t-il pas, dit-on, parfois en cette solitude ses amours secrètes avec Marie Vetsera dont la mort ne fut pas moins énigmatique que la sienne ? Cette tragique histoire était présente à nos pensées en cette journée de septembre d'il y a plus d'un quart de siècle, où nous errions sous les ombrages parfumés de l'île adriatique, de Lacroma la verdoyante, la lumineuse, la silencieuse...
    Cette côte dalmate, Raguse, Spalato, son île Lacroma, je les retrouve évoquées dans le beau roman de M. t'Serstevens, dans cette Taïa qui est l'oeuvre la plus complètement réussie, la plus forte et la plus émouvante en sa voluptueuse âpreté et sa dramatique puissance que nous ait donnée jusqu'à présent l'écrivain de grand talent qu'est l'auteur du Vagabond sentimental et du Carton aux Estampes. Sa Taïa est d'un romancier qui est aussi un poète, et l'invention romanesque s'y allie à l'invention poétique en une harmonieuse entente. Ajoutons que, romanesque et poétique, le récit de M. t'Serstevens s'appuie sur une réalité qui va jusqu'au réalisme, réalisme qui est chez M. t'Serstevens une quaité et un goût de race. Sa peinture des passions et des sentiments est vigoureuse et les traits et les couleurs y soint distribués d'une touche ferme et hardie. La combinaison des éléments romanesques y aboutit à de la vérité vivante et, de cette vérité, il ne cherche pas à dissimuler les crudités. Poète, M. t'Serstevens ne « poétise » pas la vie, il se contente de tirer des événements et des personnages qu'il met en scène ce qu'ils contiennent de beauté, que cette beauté soit singulière ou tragique, qu'elle ait le masque de l'intrigue, la face du crime ou le visage de l'amour.
   C'est dans une atmosphère saturée d'un riche romanesque romantique que nous conduit M.t'Serstevens dans sa Taïa, et, cette atmosphère, nous l'avons déjà respirée dans un roman célèbre d'Elémir Bourges, sur cette même côte dalmate. Il n'y a pas loin, en effet, du Sebenico [auj. Sibenik] de Les Oiseaux s'envolent et les fleurs tombent à Lacroma et à Raguse où aborde, en l'année 1914, le yacht La Boudeuse où Guérin de Senonches a longtemps parcouru les mers. Après ses longues solitudes marines, il reprend contact avec la vie civilisée et, à Raguse, il tombe en pleine intrigue politique et en pleine agitation nationale. Contre la lourde domination autrichienne s'élèvent les âpres revendications de race des Serbes et des Croates. À Raguse, on conspire sous l'œil des espions de l'Autriche. De grands événements se préparent dont M. de Senonches constate les approches, il devine les auteurs du drame futur. Quel rôle y jouera la belle, la jeune princesse Eléonore Ravesta ? M. de Senonches l'ignore, mais il pressent la place qu'elle prendra dans sa vie où elle a réveillé de lointains souvenirs...
    M. de. Senonches revoit en pensée une petite île de l'archipel polynésien où l'avait fixé pour un temps son caprice de voyageur. II s'y rappelle la présence d'une enfant mystérieuse, venue on ne sait d'où sur ce rivage désert d'Océanie. Cette enfant, il l'a vue grandir et devenir presque une jeune fille sous la garde d'un serviteur taciturne. Elle répondait au nom de Taïa,et il a emporté, en quittant l'île, sa sauvage et charmante image. Le temps a passé, jusqu'au jour où il a constaté une étrange ressemblance entre la Taïa de jadis et la princesse Ravesta d'aujourd'hui. Or M. de Senonches ne s'est pas trompé. La princesse Ravesta est bien Taïa 1'Océanienne mais elle n'en resté pas moins mystérieuse. M. de Senonches connaîtra la beauté de son corps, le sourire de sa bouche ; il deviendra son amant passionné ; elle sera son ardente maîtresse. Il vivra auprès d'elle dans cette île Lacroma qui est maintenant sa demeure ; il vivra là de merveilleuses heures d'amour et de volupté, mais Taïa, comme la princesse Ravesta, gardera son secret, et ce secret sera pour M. de Senonches une torture mêlée à ses délices.
    Où va-t-elle, cette mystérieuse absente, quand elle disparaît pendant plusieurs jours de l'île Lacroma ? À quelle intrigue est-elle mêlée, à quels conciliabules prend-elle part ? L'amour n'est donc pas tout pour elle ? A quelle œuvre s'est -elle vouée ? À quel devoir obéit-elle ? Au retour, M. de Senonches la retrouve toujours la même. Rien alors ne semble plus exister pour elle que le bonheur qu'elle donne et qu'elle ressent ; cependant elle repartira, et elle repart, mais cette fois, elle avoue qu'a sonné une heure décisive, une heure attendue, une heure suprême. Cette fois, M. de Senonches a compris. Un hasard lui a donné la clé du mystère. Une conversation achève de l'éclairer. L'archiduc François-Ferdinand, l'héritier de la couronne d 'Autriche, va faire son entrée à Sarajevo où l'attend la bombe des conspirateurs, et, de cette conspiration, Eléonore Ravesta est l'âme active.   C'est pour Sarajevo qu'elle est partie, c'est à Sarajevo qu'il faut aller pour l'arracher à sa folie meurtrière, la sauver d'elle-même ; mais Sarajevo est loin, la route est mauvaise, et M. de Senonches n'y arrive que pour voir l'archiduc héritier frappé à mort par les conjurés et pour être compris parmi les arrestations en masse qui suivent l'attentat. M. de Senonches connaîtra les rigueurs des geôles autrichiennes.
  Tout ce récit est conduit par M. t'Serstevens avec une incontestable maîtrise. Je l'ai dit, son romanesque est à fond de réalisme. Qu'il mette M. de Senonches en contact avec la société ragusaine, qu'il nous le montre identifiant la Taïa de l'île polynésienne avec la princesse Eléonore de l'île adriatique, qu'il nous introduise dans la solitude amoureuse de Lacroma où les amants brûlent, dans un décor magnifique et singulier, de toutes les exaltations de la passion ; qu'il nous peigne les anxiétés, les jalousies de M. de Senonches, qu'il décrive avec une tragique sobriété la scène de l'attentat à Sarajevo ou les traitements rigoureux subis par M. de Senonches dans sa prison, il sait donner aux personnages et aux événements une vivante couleur de vérité et les revêtir d'une sorte de poésie tour à tour voluptueuse ou farouche. Partout se manifeste chez M. t'Serstevens un don éclatant de romancier romantique qui sait unir l'intérêt des aventures à l'intérêt des caractères et mettre dans sa narration un mouvement continu et progressif. À ces qualités, M. t'Serstevens joint celle d'être un écrivain de haut talent. Il use d'une langue forte et subtile, riche et souple, concise et imagée, où la fermeté de la phrase n'admet que l'expression juste et ne se prête à aucun enjolivement inutile.

    Roman romantique, certes, cette Taïa, d'un romantisme qui fait penser, je le répète, à celui d'un Elémir Bourges, mais aussi roman historique, puisqu'il touche à deux points d'histoire et que, de l'un d'eux, il nous offre une version qui, si elle est imaginaire, n'en est pas moins historiquement et humainement vraisemblable. Si la princesse Ravesta a échappé aux représailles qui ont suivi 1'attentat de Sarajevo, si elle a pu délivrer de sa prison M. de Senonches, c'est qu'elle est protégée par de hautes influences et qu'en participant à un assassinat politique de l'archiduc héritier, elle n'a fait, peut-être, que servir à des desseins dynastiques, tout en assouvissant une vengeance personnelle. N'est-elle pas, elle, la fille de Marie Vetsera et de l'archiduc Rodolphe de Habsbourg, disparus tragiquement lors de la sanglante tragédie de Mayerling, l'enfant qu'un serviteur fidèle a élevée dans la lointaine île polynésienne et qui porte princièrement le nom anagrammatique de sa mère ? Or, elle sait, elle, la vérité sur le drame de Mayerling. Elle sait qu'il ne fut pas la suite d'une rixe d'ivrognes, qu'il ne fut pas un double suicide d'amour, un désespoir d'amants que séparaient leurs destinées ; elle sait que l'archiduc Rodolphe n'eût jamais abandonné Marie Vetsera et quels projets politiques il avait nourris de détacher du vieil empire la Hongrie et les provinces slaves et de s'en constituer un royaume dont il eût partagé la couronne avec une maîtresse adorée. Elle sait que ce projet, connu en haut lieu, causa la perte de l'archiduc Rodolphe et que ce fut l'archiduc François-Ferdinand qui se chargea de la sinistre besogne d'y mettre fin en assassinant, une nuit, dans le rendez-vous de chasse de Mayerling, les amants surpris et tombés nus, sous les balles de son revolver. L'attentat de Sarajevo a été la réponse à l'assassinat de Mayerling. Taïa a vengé le sang par le sang et l'Europe entière va être submergée pendant quatre ans sous la rouge averse d'un sanglant déluge... Il faut lire ces curieuses pages d'hypothèse historique dont la responsabilité incombe à M. t'Serstevens et qui servent de conclusion à son beau roman.

Henri de Régnier,
de l'Académie française.


Invitation à la lecture 


  J'invite mes lectrices et lecteurs que l'histoire des Habsbourg et des Wittelsbach passionne à découvrir les textes peu connus que j'ai réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).


Voici le texte de présentation du recueil  (quatrième de couverture):


   Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.

   Comment s'est constituée la légende de Mayerling ? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.


Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :


1889 Les articles du Figaro

1899 Princesse Odescalchi

1900 Arthur Savaète

1902 Adolphe Aderer

1905 Henri de Weindel

1910 Jean de Bonnefon

1916 Augustin Marguillier

1917 Henry Ferrare

1921 Princesse Louise de Belgique

1922 Dr Augustin Cabanès

1930 Gabriel Bernard

1932 Princesse Nora Fugger


Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.


Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.


Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)


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