dimanche 31 janvier 2021

Les crêpes, un poème de Franc-Nohain


 LES CRÊPES

RECETTE CULINAIRE

Dans une livre de farine,
Délayez quatre oeufs, s'il vous plaît.
Quatre oeufs, blancs, jaunes, au complet 
(Moins les coquilles, j'imagine). 
Ajoutez un litre de lait 
Pour une livre de farine.

Que la pâte soit homogène : 
Ne vous laissez point déranger. 
Tournez, tournez sans ménager 
Ni votre temps, ni votre peine ; 
Cognac et sel, huile de Gênes 
(On ne peut que vous engager 
À user d'un cognac âgé) ; 
D'un soupçon de fleurs d'oranger 
Parfumez la pâte homogène.

Puis, quand luit la première étoile,
— Car paresseuse autant que loir, 
Pâte qu'au matin l'on travaille 
Ne se lèvera que le soir, — 
Versez la pâte dans la poêle,
La poêle enduite de saindoux,
— Ou de beurre selon vos goûts, — 
Quand luira la première étoile.

Alors sautez, sautez les crêpes, 
Comme Mazeppa dans la steppe 
Ainsi que carpe et carpillon, — 
Si diaphanes, qu'un rayon 
De soleil, vous prendrait, ô crêpes, 
Plus blondes qu'un corset de guêpe 
Pour des ailes de papillon...

Ce soir, nous mangerons des crêpes.

FRANC-NOHAIN.

Vieilles traditions de la Chandeleur (2 février)


Un article du Courrier de la Rochelle du 2 février 1908

Vieilles traditions. — La Chandeleur à la campagne. — Les crêpes de la Chandeleur. - Les fiançailles des oiseaux. — La neuvaine de la Chandeleur.

2 février, jour de la Purification, on fêtera païennement la Chandeleur, dans les campagnes françaises.

La Chandeleur ! Le nom est joli ; il évoque la vision des processions d’autrefois que suivait la foule, un cierge allumé (candela) à la main. Il rappelle, par association d’idées, bien de ces vieilles coutumes, touchantes dans leur archaïsme, qui tendent de plus en plus à s’effacer, mais dont je souvenir, cependant, jette encore, dans l'uniforme banalité de la vie moderne, un peu de cette poésie charmante qui, au temps jadis, coupait, comme de relais pittoresques, les phases de l’année par ailleurs misérablement vécue.

Comme beaucoup d’autres fêtes religieuses, la Chandeleur, ou fête de là Purification, n’est qu’une adaptation chrétienne d’une fête païenne et le paysan de France, qui bat sa farine pour en faire des crêpes, ne se doute certainement pas que, à l’exemple de tel ancêtre anonyme, perdu dans la nuit des temps, il rend hommage à Cérès, la déesse du blé.

La tradition de la Chandeleur, qui était autrefois fête chômée, quelque jour qu’elle tombât, s’est, sauf peut-être en Bretagne, peu à peu perdue dans nos villes où il n’en reste guère que la présentation des tout petits enfants à l’église pour la cérémonie de la Purification.

En Italie, en Espagne, en Portugal, elle est toujours l’occasion d’une grande fête, mi-religieuse, mi-profane.

Dans nos campagnes, en tous cas, là Chandeleur reste une grande date agricole coïncidant avec la reprise des travaux des champs et marquée, dans l’esprit populaire, par une foule de proverbes et de dictons dont quelques-uns sont très anciens et qui varient de province à province. Le travail agricole recommençant et le temps des semailles approchant, ce que le paysan redoute le plus, c’est un retour offensif ou une prolongation de l’hiver :

A la Chandeleur
L'hiver se passe ou prend rigueur.

dit-on un peu partout, tandis qu’en Anjou on traduit plus poétiquement là même appréhension :

J’ouïs le paresseux hiver 
Lequel disait au laboureur :
Je ne manquerai pas d’arriver 
Au plus tôt à la Chandeleur.

Le bon bourgeois de Paris, Sébastien Mercier, écrivait, à la fin du XVIIIe siècle, en son Tableau, à propos du gâteau des Rois : « Toute fête fondée sur le bâfre doit être immortelle. » C’est pourquoi sans doute la coutume de faire des crêpes à son occasion a sauvé la Chandeleur de la désuétude. Dans maintes campagnes on croit encore, dur comme fer, que la ferme où l’on ne fait pas de crêpes ou bien où elles n’ont pas réussi doit voir fatalement le blé de ses champs se carier, l’été venu. À la ville même, dans les patriarcales familles, on fait les crêpes à la Chandeleur. Chacun prend, à son tour, la queue de la poêle, celui qui a retourné correctement sa crêpe et a lance ensuite d’une main sûre pour la recevoir avec adresse dans le beurre bouillant, peut compter sur dit bonheur pour toute l’année. Quant au maladroit qui la laisse retomber sur la plaque du fourneau sous la forme d’un chiffon fripé, il peut s'attendre à toutes les avanies du sort jusqu’à la revanche de la Chandeleur suivante. Il y a même des crêpes historiques. À la Chandeleur de 1812, Napoléon s’était échappé des Tuileries pour aller à la Malmaison rendre à l’impératrice une de ces visites impromptues où les deux époux divorcés trouvaient encore quelque joie. On fit des crêpes. Or, le grand Empereur, superstitieux comme tout bon Corse et comme la plupart des grands joueurs de dés devant l’Eternel, croyait aux présages des crêpes. Une, deux, trois crêpes roussies ! Autant d’heureux présages pour les débuts de cette campagne de Russie qu’il achevait de préparer. Mais, patatras ! la quatrième tombe lamentablement sur la tôle rougie et s’y calcine. Savoir si Napoléon, en face de l’incendie de Moscou, ne songea pas involontairement à la crêpe calcinée de la Malmaison !

Une bien jolie légende se répète encore à la veillée dans les villages des bords du Rhône et du Midi gascon, c’est celle des fiançailles des oiseaux à la Chandeleur.

Sortez dans la Campagne, le 2 février, et vous ne manquerez pas de voir, au besoin avec les yeux de la foi, les vols d’oiseaux passer et repasser éperdus, s’évitant, se cherchant, s’appelant, piaillant d’allégresse. C’est un ébattement ailé et gazouillé qui dure jusqu’au crépuscule. Mais, le soleil disparaissant à l’horizon, en silence, deux par deux, les oiseaux se retirent vers les arbres et vers les buissons pour la nichée des fiançailles. Que si cependant un malchanceux n’a pas trouvé l’oiselle de ses rêvés, il en prend aisément son parti et entre hardiment en ménage dans le premier nid venu. Nid à trois ! C’est admis dans le monde... des oiseaux.

Il n’y a pas que les oiseaux qui rêvent de fiançailles à la Chandeleur, les jeunes filles en rêvent aussi et nombreuses encore sont celles, les croyantes, qui s’en vont, à partir du 25 janvier, tous les soirs à l’église, faire, à la chapelle de la Vierge, la neuvaine de la Chandeleur. Mais, hélas ! que de déboires souvent dont sainte Catherine aura plus tard là confidence !

A la Chandeleur 
Grande douleur !

Marcel FRANCE

samedi 30 janvier 2021

1860 — L'arrivée de l'impératrice Elisabeth d'Autriche à la gare d'Anvers — Une question d'étiquette

Sissi en 1860
Le 17 novembre 1860, Sissi s'embarque à Anvers sur l'Osborne, le yacht que Victoria, la reine d'Angleterre, lui a prêté pour faire le voyage de Madère. Elle fit le voyage de Vienne à Anvers dans le train impérial. La revue L'Abeille impériale (messager des familles : revue du grand monde, des modes et de l'industrie - 1er décembre 1860) nous relate l'arrivée du train impérial à la gare d'Anvers :

    S. M. l'Impératrice, qui atteindra sa vingt-troisième année le mois prochain, fut prise, après son troisième accouchement, d'une toux sèche à laquelle on prêta peu d'attention dans le commencement. Mais comme il s'y joignit dans les derniers temps un très-grand amaigrissement, l'archiduchesse Sophie provoqua une consultation, et l'avis des médecins fut qu'il était indispensable que Sa Majesté passât l'hiver dans un climat plus doux. Sa Majesté s'est donc décidé à se rendre à Madère. — Voici quelques détails sur son passage à Anvers.
    L'express-train qui a amené l'Impératrice à Anvers est entré dans la gare à sept heures et quelques minutes.
    Sa Majesté était accompagnée des personnes de sa Cour : la princesse de Windischgraetz, grande-maîtresse; la princesse Hélène de la Tour et Taxis, dame d'honneur; la comtesse de Hunyadi, dame d'honneur; le général comte Nobili, grand maréchal; le révérend docteur Hœsel, chapelain de Sa Majesté; le docteur Scaturin, médecin de Sa Majesté ; le général comte Mitrowsky, le colonel comte de Ilunyadi, aides de camp de l'Empereur.
    Le comte Van der Straten-Ponthoz, grand maréchal du roi des Belges, envoyé à Verviers pour complimenter S. M. l'Impératrice, l'a également accompagnée jusqu'à Anvers.
    Les autorités civiles et militaires résidant à Anvers étaient également à la station, ainsi qu'un bataillon et la musique du 8e régiment de ligne.
   A l'arrivée du convoi, la musique du 8e fit entendre l'air national autrichien. Aussitôt le train arrêté, l'Impératrice sortit de la berline royale et fut reçue par ses augustes parents. On a remarqué que, pour se conformer sans doute au cérémonial allemand, la duchesse de Brabant et le comte de Flandre ont mis le genou en terre pour baiser la main de l'Impératrice Elisabeth.
    L'Impératrice est une femme de taille fort élancée ; elle a une riche chevelure noire, des yeux noirs, les traits fortement accentués et très-distingués. Elle portait un chapeau de velours noir avec des ornements en jais, une voilette noire très-fine devant la figure ; robe noire, manteau de velours de même couleur avec fourrures très-riches.
    Sa Majesté paraissait peu souffrante; elle portait la tête haute et droite et saluait avec beaucoup de grâce les personnes groupées autour de la berline impériale.

*
*        *

À lire l'article de l'Abeille impériale, il ne s'est rien passé d'extraordinaire lors du passage de Sissi à Anvers.  Mais en fait, cette courte réception fit scandale en Belgique, comme le prouve un article paru 28 ans plus tard dans le Gil Blas du 22 septembre 1888, dont je reproduis un extrait :

Question d'étiquette. — La duchesse de Brabant et l'impératrice Elisabeth.

    [...]
  Les Belges sont très à cheval sur [les] questions d'étiquette. On se rappelle le tapage qui se fit en 1860, alors que le roi Léopold II, qui n'était encore que duc de Brabant fut envoyé avec la duchesse sa femme pour saluer l'impératrice Elisabeth d'Autriche à son passage par Anvers.
  La duchesse de Brabant, en s'approchant de l'impératrice, sa parente, avait, suivant le cérémonial autrichien, fléchi le genou et baisé la main de l'auguste voyageuse. Ce fut une énergique protestation d'un bout du pays à l'autre. M. le comte Vilain XIV, un ancien ministre des affaires étrangères, porta la question à la tribune et exigea du cabinet en exercice des explications qui furent, naturellement, fort embarrassées, les ministres n'ayant eu aucune part à ce « manquement à la dignité nationale ».  [...]
J. Flamand.

Et c'est ainsi qu'on apprend qu'en 1860, le futur roi des Belges a mis genou en terre devant l'impératrice d'Autriche... et que ce manquement a été porté à la tribune parlementaire.

Le duc et la duchesse de Brabant montèrent sur le trône pour devenir le roi Léopold II et la reine Marie-Henriette. Leur fille Stéphanie épousa l'archiduc Rodolphe de Habsbourg... Il ne fut plus question de génuflexion, on était en famille.


vendredi 29 janvier 2021

30 janvier — Anniversaire du drame de Mayerling — La malédiction du coup d'épingle.

Carl-Moritz Frank
Je ne connaissais pas l'anecdote du tailleur Carl-Moritz Frank, qui donna sans le vouloir un malencontreux coup d'épingle à l'archiduc Rodolphe et y vit le présage d'une mort prochaine. Le journaliste Léon Treich la relate dans Le Petit Journal du 24 septembre 1935 .

Les nouvelles qui reviennent périodiquement
par Léon Treich

    Ou nous nous trompons fort ou, celle-ci, nous l'avions déjà lue dans les journaux autrichiens et allemands, il y a deux ou trois ans : on va vendre le fonds, du célèbre tailleur viennois Carl-Moritz Frank. 
    S'agissait-il, en 1932 ou 33, de la fermeture de la fameuse maison, et aujourd'hui en effet, de sa vente ? Il est possible. Toujours est-il que, depuis de longs mois, les descendants de Carl-Moritz Frank ne prenaient plus mesure à personne. Victimes, comme tant d'autres, de la ruine de l'empire austro-hongrois et de la décadence de Vienne. 
    Durant plus d'un siècle cependant, le tailleur Frank, ses fils et ses petits-enfants eurent l'honneur d'habiller tous les rois d'Europe, ceux notamment (ce furent leurs plus fidèles clients !) ceux notamment de Grande-Bretagne. Napoléon III avait été, lui aussi, pendant quelque temps, servi par les Frank. Puis, sur les conseils de l'Impératrice qui ne manquait pas de bon sens et d'intelligence pratique, il s'était fait habiller à Paris, et n'avait pas été plus mal habillé. 
    Bien entendu, toute la cour austro-hongroise passait chez Frank. C'était lui qui taillait les vêtements de cheval de la malheureuse impératrice Elisabeth qui finit si tragiquement sous le couteau de Luccheni, en Suisse. Lui aussi, lui toujours, qui habillait l'archiduc héritier Rodolphe. On contait même à ce sujet, avant la guerre, une troublante anecdote. Au début de janvier 1889, Frank — deuxième du nom — essayait un costume de chasse, pour le prince héritier. Au cours de l'essayage, Rodolphe fit un mouvement brusque et malgré toute son adresse professionnelle, le tailleur le piqua légèrement avec une épingle qu'il plaçait sous l'épaule droite de son royal client. Au sursaut de Rodolphe, Frank devint livide. Aussitôt l'archiduc, très- gentiment, le rassura : 
    — Ne vous troublez pas ainsi, ce n'est rien du tout, la surprise seulement. 
    Mais le tailleur, violemment ému : 
  — Je demande pardon à Votre Altesse, mais il ne faut pas qu'elle porte ce costume... Jamais... Jamais... .
    II était en proie à une visible terreur.
   — Pourquoi donc ? s'étonna Rodolphe. Il me plaît beaucoup au contraire !
    —Non, non, que votre Altesse m'excuse ! J'ai eu la maladresse, au cours de ma vie, de piquer trois personnes, expliqua en balbutiant le tailleur. Elle sont mortes toutes les  trois  tragiquement, le premier jour où elles ont porté le costume que je leur essayais lorsque Je les blessai ! 
  Rodolphe éclata de rire en frappant avec bonne humeur sur l'épaule du malheureux homme : je garde le costume, c'est une trop belle série à interrompre ! Quinze Jours plus tard, il mettait son costume, son beau costume neuf — et c'était Mayerling !

Les récits de Mayerling

Les diverses versions du drame de Mayerling sont présentées dans mon recueil  Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).

Voici le texte de présentation du recueil  (quatrième de couverture):

   Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
   Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.

Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :

1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger

Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.

Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook (ebook en promotion de lancement).

Commande en ligne chez l'éditeur, sur des sites comme la Fnac, le Furet du nord, Decitre, Amazon, etc. ou via votre libraire (ISBN 978-2-322-24137-8)

jeudi 28 janvier 2021

L'éloge funèbre de Wagner par Émile Bergerat

Le Parisien Émile Bergerat (1845-1923) fut un poète et auteur dramatique, considéré également à son époque comme un « excellent chroniqueur ». Il se trouve qu'il épousa la seconde fille de Théophile Gautier, Estelle, la soeur de Judith. Avec un tel beau-père qui écrivit un des premiers articles français élogieux sur Wagner et une telle belle-soeur amie de Wagner et de Cosima, il se trouvait dans le milieu très privilégié du premier wagnérisme français

Je découvre ce bel éloge funèbre daté du 16 février dans la première partie de Mes moulins (Paris, Boulanger, s.d.), un livre de réflexions que Bergerat dut publier en 1884. Les premiers articles de ce livre sont regroupés dans la première partie de cet ouvrage, intitulée Vive la mort ! Wagner y côtoie Édouard Manet, qui mourut deux mois après lui. Bergerat a dû composer ce texte le 16 février 1883 dans l'émotion de l'annonce du décès du Maître.

RICHARD WAGNER
16 février.

La mort de Richard Wagner est un désastre artistique. Saluons respectueusement le départ de ce grand esprit que le destin réenchaîne au néant. La voix de l'Allemagne moderne s'est éteinte, et c'est désormais dans le silence que les forges de Krupp vont ronfler.

Des confrères plus autorisés que moi diront les splendeurs et les défaillances de ce puissant génie musical ; ils étudieront cette œuvre colossale de la Tétralogie, sorte d'hymne sans fin chanté aux origines nationales d'un peuple, grande Bible harmonique du pangermanisme, rêve héroïque de toute une race réalisé par un homme. Et la tâche ne sera pas épuisée par une génération de critiques. Le cri wagnérien passera le siècle.

D'autres confrères encore parleront de l'homme et ils raconteront sa vie, commencée dans ]a misère, qui trempe, et dans le dénigrement, qui cuirasse, et terminée en apothéose, Richard Wagner a connu, lui aussi, cette sensation extra-humaine d'entrer vivant dans l'immortalité, selon le mot pindarique de Théodore de Banville. Il a été l'un des Vieux de la Montagne de l'art ; il a eu des dévots jusqu'au fakirisme, des dévoués jusqu'au fanatisme, ses « feidawi »*. Sur un signe du maître, ils partaient pour la conquête du monde sur un autre signe, ils revenaient s'accroupir à ses pieds et s'enivrer du haschich sacré. Ce pouvoir de la fascination est la caractéristique de l'étrange lyrisme de sa musique. Ceux qui y ont été initiés ne pouvaient plus entendre autre chose : le langage des sons n'avait pour eux d'éloquence que s'ils étaient modulés dans la formule du prophète. Et il a fallu que cette domination fût réellement extraordinaire puisqu'au lendemain même de notre défaite elle a pu faire oublier à des Français les rancunes les plus sanglantes et la blessure de la patrie.

Quant à ceux que n'avait point endormis l'inextinguible mélodie de la forêt germaine et de son nouvel Odin, et qui cherchaient encore l'ennemi sous l'artiste, il faut bien avouer que leur patriotisme était aussi généreux qu'illogique. La victoire de l'Allemagne devait chanter au cœur de Wagner comme l'infortune de la France a chanté au cœur de Victor Hugo. Pour être devenue la capitale de l'Europe, Paris n'a pas cessé d'être la capitale de la France, et Wagner n'était pas Français. Mais j'imagine que la chute du Tannhaüser ne pouvait justifier en aucune manière du gallophobisme naturel de cet Allemand et qu'il fut toujours moins obsédé par les sifflets des abonnés de l'Opéra que par les cris de vengeance des morts d'Iéna. Ne prêtons pas de sentiments mesquins aux grands hommes et faisons-nous des ennemis dignes de nous-mêmes. Dans l'aventure étonnante de cette vie tourmentée, un fait revient de droit à la chronique. N'est-il pas incroyable (quelques-uns disent décourageant) que les attaques de la critique parisienne visent tout d'abord et infailliblement aux qualités les moins contestables d'un génie, et qu'elles nous préparent de la sorte d'éternelles palinodies. Voici Richard Wagner ; s'il est un don qu'on ne puisse lui refuser, dont l'évidence éclate aux moindres pages de son œuvre, c'est assurément le don de la mélodie,. Personne n'a fourni avec une pareille surabondance, personne n'a créé autant de thèmes mélodiques, de ce qu'on appelle « des airs », que cet inépuisable Orphée de Bayreuth. La mélodie, mais elle déborde chez lui comme une pléthore. Elle est l'idiosynchrase de son génie. Elle en explique la puissance de séduction sur les oreilles les plus rebelles au dilettantisme. Il n'est pas un musicien qui ne vous dise ces choses couramment et ne s'en excuse comme d'un lieu commun. Sur quels reproches cependant a-t-on tombé le Tannhäuser ? Souvenez-vous, blagueurs du boulevard.

Et que de gens encore vont crier au paradoxe, sans se donner la peine d'ouvrir la partition redoutée et d'éclairer leur bonne foi, au hasard des pages. C'est ainsi que l'on juge, dans cette ville atroce et charmante, où il faut tout savoir sans avoir rien appris, pour être au ton du jour et à la mode de demain. L'histoire des méprises du boulevard serait l'histoire de la vérité. On ne sait de qui vient le mot d'ordre de cette obtusion systématique ; mais tout le monde le prend et le donne, et c'est ainsi que l'on assiste à des soirées comme celle du Tannhäuser qui laissent je ne sais quel remords de sottise à ceux qui s'en sentent responsables. Que l'Opéra remonte demain cette partition délicieuse, chaude, pleine de fougue et de jeunesse, d'une exubérance mélodique inouïe, vous vous regarderez les uns les autres, consternés de cette erreur de la Blague. Ô Scudo ! ô Azevedo ! ô B. Jouvin ! vous vous fichiez donc du pauvre monde, ou si c'est que vous aviez trop d'esprit pour être bons artistes et bons juges. Il en va de même pour presque toutes les productions vraiment originales de l'art c'est sur l'ensemble des duperies perpétuelles de ses arrêts que Paris a établi son crédit d'infaillibilité.. Quel tollé universel n'a pas accueilli le groupe de la Danse de Carpeaux Va te faire lanlaire, il paraît que c'est un chef-d'œuvre à présent ! Qui n'a pas écrit ou dit que la Chanson des Rues et des Bois était l'un des ouvrages inférieurs de Victor Hugo ? Pas du tout, c'est l'un de ses plus beaux livres. Et la Chute d'un Ange de Lamartine? L'avons-nous assez reconduite, la Chute d'un Ange ? Les plus splendides vers du poète sont là... Et ces comédies d'Alfred de Musset ? Pas scéniques pour deux sous, ces pauvres comédies. Elles enfoncent tout le répertoire moderne. Et le Radeau de la Méduse de Géricault ? Quelle toile manquée ! La gloire du Louvre, quoi ! Et c'est ainsi toujours et partout. Mais c'est-à-dire qu'il est tout à fait simplifié le travail de dame Postérité : étant donné un artiste, prendre l'opinion de ses contemporains et la retourner comme une manche de veste, et l'on a l'absolu de la vérité. Ce n'est pas plus difficile que ça.

Mais revenons à Richard Wagner, l'incompris d'hier, qui va être le maître de demain, maintenant qu'il ne gêne plus personne. Le travail de réaction, commencé par le brave Pasdeloup et continué par le non moins brave Colonne, aboutira certainement, comme il a abouti pour Berlioz, l'un des grands blagués de notre chère ville d'experts. Dans quelques années, le Lohengrin ira se placer de lui-même à côté du Freyschütz dans notre Académie nationale de musique, et il complétera avec les Huguenots la trilogie allemande contemporaine. Et vous irez l'applaudir, le Lohengrin, gens d'infiniment d'esprit qui fîtes de si jolis calembours sur son auteur. Et les bourgeois vous suivront, car ils vous suivent encore, en attendant qu'ils finissent par vous lâcher, car c'est trop bête, à la longue, d'avoir tant de jugement et de se tromper toujours, et ils en ont assez de rire à se démantibuler devant tous les chefs-d'œuvre auxquels il faut rendre hommage ensuite à deux genoux. Leurs enfants les trouvent farces et ils le leur disent. Voilà que Wagner est le roi de la mélodie à présent Ah ! zut alors !...

* Le Prince des assassins ou Scheik ou Vieux de la montagne faisait prendre du haschisch à certains hommes qu'on nommait feidawi ; ces hommes avaient des visions qui les transportaient et qu'on leur représentait comme un avant-goût du Paradis. A ce point, ils se trouvaient déterminés à tout faire, et le prince les employait à tuer des personnages ennemis. C'est ainsi qu'une plante enivrante a fini par donner son nom à l'assassinat.

Invitation à la lecture


Créé à Munich le 22 septembre 1869 par ordre du roi Louis II de Bavière et contre la volonté de Richard Wagner, le Rheingold fête cette année son 150ème anniversaire. Cet événement marquant de l'histoire de l'opéra attira un grand nombre de wagnériens enthousiastes. Notre recueil présente les articles de la presse française qui rendent compte de la vie culturelle et sociale de la capitale bavaroise au moment des répétitions et de la création de l'Or du Rhin et du scandale qui éclata lors de la répétition générale du Prologue de l'Anneau du Nibelung et qui entraîna un cortège de démissions dont la conséquence fut le report de la première.

La plupart des textes de ce livre sont restés inédits, si ce n'est au moment de leur publication dans les journaux de l'époque. On lira tant les témoignages des ardents pèlerins du wagnérisme que furent Judith Gautier, Catulle Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, Augusta Holmès ou Edouard Schuré que ceux des antiwagnériens comme Albert Wolff.

Au cours de leur voyage vers Munich, les époux Mendès et Villiers de l'Isle-Adam se rendirent à Tribschen sur les bords du lac des Quatre-Cantons pour y rencontrer le compositeur et sa compagne et firent, par voie de presse ou dans leur correspondance, le compte-rendu de leur voyage et de leur séjour auprès du Maître dans des textes hauts en couleurs. Le point de vue de Richard Wagner et de sa compagne Cosima von Bulow sur leurs visiteurs et sur les événements munichois nous est également parvenu grâce au Journal de Cosima et est également évoqué en ces pages. La correspondance de la comtesse Mouchanoff, mécène de Wagner et amie de Cosima, qui séjourna à Munich aux mois d'août et de septembre nous livre les réactions d'une grande dame aux événements de l'´été 1869.



Les Voyageurs de l'Or du Rhin

La réception française de la création munichoise du Rheingold

Luc-Henri Roger 
404 pages — BoD 2019

ISBN : 9782322102327

Hedwig Courths-Mahler — La marchande de rêves la plus lue d'Allemagne — Où il est aussi question du roi de Bavière et de Richard Wagner.

   

Marchande de rêves

    Hedwig Courths-Mahler, alias Ernestine Friederike Elisabeth Mahler, publia aussi sous le pseudonyme d'Hedwig Brand.  Née le 18 février 1867 à Nebra / Unstrut, en Allemagne et décédée le 26 novembre 1950 à Tegernsee , en Bavière, Hedwig Courths-Mahler est née comme enfant illégitime d'un père tombé au combat lors de la guerre de 1866. 
   Elle fut élevée dans des circonstances modestes et sans beaucoup d'affection par sa mère et un  beau-père qui ne voulait pas d'une enfant d'un autre lit et confiée à la garde payante d'une famille d'accueil très modeste, dont elle garda cependant d'excellents souvenirs. Après son divorce avec Brand, sa mère se livra à la prostitution et, à la fin de sa vie, fut emprisonnée pour proxénétisme. 
    Hedwig dut interrompre sa très brève scolarité dès qu'elle fut en mesure de gagner sa vie. Elle était alors âgée de quatorze. Elle exerça divers emplois, tels que servante, garde-malade ou vendeuse, —cependant qu'elle consacrait ses loisirs à la lecture, — avant de se lancer dans la carrière littéraire. 
    C'est alors qu'elle était encore employée comme vendeuse qu'elle commença à écrire des textes sentimentaux qui mettaient en scène ses rêves d'une vie meilleure fort différente de la réalité qu'elle expérimentait au quotidien.Dans le monde rêvé de ses romans, des forces bienveillantes sont à l'oeuvre, qui mènent à la fortune des femmes que la vie a injustement blessées. Un héritage inattendu ou le mariage viennent opportunément améliorer leur existence. Le mariage permet en outre parfois d'aplanir les obstacles qui divisent les classes sociales. 
    Hedwig Courths-Mahler fut une autrice très productive : on lui doit plus de 200 romans, qu'elle publia à raison d'une moyenne de six romans par an, Ces récits furent accueillis par un public populaire enthousiaste, tout en subissant les foudres d'une critique littéraire méprisante. Ses romans sentimentaux très fleur bleue et se terminant généralement par une fin heureuse ont satisfait un large public, qui cherchait à s'abreuver de récits sans ambiguïté dans lesquels les bons se voient toujours récompensés par la sécurité financière et la promesse du bonheur conjugal et les mauvais finissent par recevoir le châtiment qu'ils méritent. 
   Plusieurs de ses romans ont fourni le scénario de pièces de théâtre et ont été portés au cinéma. Hedwig Courths-Mahler connut un immense succès. On parle de plus de 80 millions d'exemplaires, dont 50 millions entre la fin de la seconde guerre mondiale et la mort de l'autrice en novembre 1950. Le succès dépassa les frontières des pays de langue allemande, on en connaît des traductions dans une douzaine de langues. Le phénomème Courths-Mahler a marqué tout le vingtième siècle. 
   Si les critiques littéraires de son oeuvre sont en partie justifiées, il faut cependant reconnaître que la lecture de ses livres apporta beaucoup de plaisir à des millions de lecteurs, qui y ont trouvé la réalisation de leurs rêves et de leurs fantasmes.

La réception française de l'oeuvre 

    C'est à l'éditeur Flammarion que l'on doit la traduction d'une série de romans à partir des 1930. Nous en avons relevé 17, tous traduits par des femmes. Leurs titres sont évocateurs du type de littérature à laquelle ils appartiennent :

Au secours de Denise
Avec toi jusqu’à la mort
Cœurs éprouvés
Fleur blanche
La fiancée d’un jour
La princesse des îles
La tendre alliée
Le cœur d’une mère
Le grand amour de Serge Landry
Les cœurs ne mentent pas
Le talisman de la rani
Loin des yeux, près du coeur
Mon cœur, réveille-toi !
Tempête sentimentale
Toi que j’aime
Tourments d’amour
Troublant mystère

    Nous avons également relevé trois publications sous la forme de feuilletons dans la presse française (deux romans dans l'Écho du Nord, un dans l'Écho d'Alger), qui dans l'ensemble, à de très rares exceptions près, est plutôt élogieuse pour l'écrivaine, En voici quelques extraits :

1928 — Le romancier allemand le plus lu. De tous les écrivains allemands vivants, l’auteur le plus répandu n’est pas précisément celui que citent les gazettes littéraires ou les manuels. Or, Frau Courths-Malher est de tous les pays de langue allemande le romancier le plus lu, puisqu'elle ne compte pas moins de vingt millions de lecteurs des deux sexes. Sa production tient du prodige : elle donne à son éditeur quatre romans par an et les foules avides de romanesque et de récits sentimentaux se jettent sur les livres de Courths-Mahler avec enthousiasme. Elle a débuté à l’âge de dix-huit ans. En cherchant un peu, on trouverait, en France; quelques auteurs du même genre, peu cités par les revues littéraires, ignorés des critiques, mais qui ont su conquérir les faveurs d’un vaste public.

1934 — Mme Courths-Mahler [...] est une des romancières les plus célèbres de l'Allemagne. Elle s'est spécialisée dans le romanesque idyllique, puéril, charmant, familial, qui assura jadis à certains ouvrages de Georges Ohnet el d'Hector Malot un succès qui dure encore.

1949— Deux auteurs allemands qui, en général, ont enchanté leurs lecteurs malgré les barrières nationales : Karl May — aimé par [...] la jeunesse romantique partout — et Hedwige de Courths-Mahler, productrice en masse des histoires d’amour sentimentales entre comtes, barons, officiers et femmes bourgeoises, gouvernantes, etc.

La presse française a surnommé Hedwig Courths-Mahler le Delly allemand.

    Deux exemples de critiques de presse 

Cœurs éprouvés, par Courths-Mahler, traduit de l'allemand par Alice Cuénond (Ernest Flammarion, éditeur). — 1935 — L'intrigue la plus simple, l'histoire la plus banale ou la plus fatiguée peut prendre sous une plume habile une nouvelle jeunesse, le talent de l'auteur lorsqu'il est réel sait renouveler un sujet, redonner une vie à des personnages morts, insuffler une ardeur à des héros sur lesquels maints écrivains se sont déjà penchés. Courths-Mahler nous le montre ici en nous contant une aventure qui dans un sec résumé apparaît banale et quelconque : Eva Moreno se trouve dans une ville de Suisse, sans argent, sans famille, avec la seule richesse de sa jeunesse — elle a vingt ans — et de son talent de violoniste. La rencontre heureuse de Michel Oldet sera pour elle cependant l'aube d'une vie nouvelle et malgré bien des traverses, bien des chagrins, de dramatiques péripéties, elle parviendra au bonheur tant attendu, tant espéré. Mais l'auteur sait mettre dans son roman une sensibilité si délicate, une émotion d'une qualité telle que le lecteur vibre profondément et est séduit dès les premières pages. Remercions Mme Alice Cuénond, dont l'excellente traduction nous permet de connaître cette belle œuvre.

Troublant mystère — 1936 — Je n'ai, lu aucun autre roman de Mme Courths-Mahler. Celui-ci, par son texte autant que par son titre, est dans la tradition de l'aimable et honnête feuilleton.
Le souvenir d'Octave Feuillet, et la douceur douceâtre des livres de Mme Delly planent au-dessus de celte histoire gentillette comme un papier fleuri pour «compliment » de jour de l'an.
Il y a une jeune fille qui a été élevée par une dame riche dont elle croit être la fille. Dès les premières pages du bouquin, elle reçoit la révélation :
— Mon enfant, je ne suis pas ta mère !
Ça commence bien...
Et ça continue.
La jeune fille a donné son cœur à un homme qui ne se doute pas de la chose et qu'elle retrouve comme par hasard. Et qui tombe amoureux d‘elle. C'est bien son tour !
Autour de cela, il' y a des questions d'héritage, un château et une chaumière. Tout le matériel ordinaire.
Le livre compte 249 pages. Dès la page 129, le lecteur moyen sait il quoi s'en tenir sur le « troublant mystère ». C'est dire que le problème n'est pas très subtilement posé : Simenon fait mieux.
Le roman a été traduit de l'allemand par Nicole Renaud. Cette traduction était-elle nécessaire ?
N'a-t-on rien de mieux à faire connaître au public français ?
Pendant ce temps, le Roman de Quat’sous, de Bertold Brecht ne trouve pas d'éditeur en France...
(Un vol. Flammarion. 12 francs.)

Et le roi Louis II de Bavière dans tout cela  ?

    En 1911, Hedwig Courths-Mahler publiait un roman dont le protagoniste, mort 25 ans plus tôt n'était autre que le roi Louis II de Bavière. Cette oeuvre publiée pour honorer la mémoire du roi  à l'occasion du 25ème anniversaire de son décès tragique, n'avait pas été traduite en français jusqu'à présent. 
    J'ai le grand plaisir de vous annoncer sa parution prochaine, dans le courant du mois de février ou début mars, dans la traduction de Luc-Henri Roger sous le titre Le roi Louis II de Bavière et sa protégée (titre original :König Ludwig und sein Schützling).
    La pupille du roi n'est autre qu'une enfant d'un couple de forestiers avec qui le roi se lie d'amitié au point de lui assurer la meilleure des formations scolaires. La petite fille, Walpurga Malwinger, est douée pour la musique et le chant et le roi favorise sa formation musicale. L'enfant grandit, devient une ravissante jeune fille, un jour le hasard veut que Richard Wagner l'entende chanter... 
    Un livre qui devrait ravir les amis de Louis II et de Richard Wagner. 

mardi 26 janvier 2021

Les obsèques de la S.A.R. la princesse Sophie-Charlotte en Bavière, duchesse d'Alençon — Un reportage d'époque


La chapelle de Dreux - Tombeau de la famille d'Orléans
(gravure d'époque in L'hebdomadaire illustré, 30 mai 1897)


Un reportage du Petit Journal du 16 mai 1897

OBSÈQUES DE LA DUCHESSE D'ALENCON

DÉPART DU TRAIN SPÉCIAL 

Le train spécial conduisant à Dreux le corps de la duchesse d'Alençon et les personnes invitées à ses obsèques est parti de la gare Saint- Lazare hier matin à 7 heures 45. Le cercueil avait été déposé dans un fourgon transformé en chapelle ardente où priaient plusieurs religieux. Dans le premier wagon ont pris place les princes et les princesses ; le duc d'Alençon, la tête toujours enveloppée, est monté dans un coupé avec deux princesses. Venaient ensuite le wagon diplomatique, celui affecté à la presse et ceux réservés aux invités, en tout dix-sept voitures. Sont partis :

La duchesse d'Orléans, la reine de Naples, la comtesse de Paris, la princesse Alphonse de Bavière, la duchesse de Vendôme, la comtesse de Trani ; la comtesse d'Eu, les princesses : Blanche d'Orléans, de Joinville, de Bulgarie, la comtesse de Flandre, l'archiduchesse Clotilde ; les princesses : Louise de Cobourg, Louise d'Orléans de Waldemar ; la duchesse de Magenta, la comtesse de Trapani, les deux princesses de Caserte, la princesse de Wurtemberg, la comtesse Dzyalinska, la duchesse Elisabeth de Bavière, la grande-duchesse héréditaire de Luxembourg ; 
Le duc d'Alençon, le duc de Chartres, le prince de Joinville, le duc de Vendôme, le prince Alphonse de Bavière, le comte de Flandre, représentant le roi des Belges, le comte d'Eu, le duc Siegfried en Bavière, les princes Louis et Antoine d'Orléans-Bragance, le prince Witold Czartoryski, le duc de Penthièvre, le prince Philippe de Cobourg, le prince Albert de Belgique, le duc de Montpensier, le prince Waldemar de Danemark, le prince Jean d'Orléans, les deux princes de Wurtemberg, le duc de Magenta, le comte de la Tour-en-Voivre, les membres du service d'honneur du duc d'Orléans, et des princes, et plusieurs membres du corps diplomatique. 

Peut-être n'a-t-on pas oublié les fâcheux incidents qui se sont produits.à la gare Montparnasse à l'occasion des obsèques du duc de Nemours. Nous ne savons à la suite de quel défaut d'organisation de nombreux invité, du train spécial avaient dû prendre place dans un fourgon et ils furent délibérément abandonnés sur la voie. Cela fit un assez beau tapage.
Hier, sans .doute pour, punir les journalistes d'avoir conté l'incident, la Compagnie de l'Ouest leur a impitoyablement refusé l'accès de ses quais au moment du départ du train pour Dreux. Malgré l'autorisation accordée par les personnes qui, en la circonstance, représentaient la famille, les agents plus ou moins galonnés et les commissaires plus ou moins spéciaux de la gare sont restés inflexibles. Certains de nos confrères n'ont même pu qu'au dernier moment, après de vives protestations et d'interminables pourparlers, rejoindre le compartiment qui leur était réservé. 
C'est la première fois que pareil fait se produit. Partout, toujours, dans toutes les gares, on a autorisé les journalistes à pénétrer sur le quai pour leur permettre de rendre compte d'une arrivée ou d'un départ important. Est-ce un nouveau système que veut inaugurer la Compagnie de l'Ouest ? ou bien ses représentants ont-ils mal compris et mal interprété les ordres reçus ? 

À DREUX 
                                                                                 (Dépêche de notre envoyé spécial
Dreux , 15 mai. 

Le corps de la duchesse d'Alençbn, arrivé à neuf heures et demie par train spécial, en même temps que les princes et les princesses de la famille d'Orléans et les personnes invitées aux obsèques, vient d'être inhumé dans la crypte de la chapelle du château de Dreux. 
Toute la population de la ville s'était portée vers la gare pour attendre le corps. 
Sur le quai un service d'ordre composé des agents de police et des gendarmes de la brigade avait été organisé sous les ordres du capitaine de gendarmerie et du commissaire de police. 
Une partie de la salle des bagages avait été transformée en chapelle au moyen de tentures noires frangées d'argent sur lesquelles se détachaient des écussons aux armes de la duchesse. 
Dans la cour stationnait un char attelé de six chevaux et six voitures de deuil, destinées aux princesses. 
Dans une salle d'attente attendait le clergé de Dreux, ayant à sa tête M. Lègue, vicaire général délégué par l'évêque de Chartres, M. Roussillon, secrétaire général de l'évêché, M. Leroy, curé de Dreux.
À neuf heures et demie le train entre en gare. Le wagon de tête, dans lequel est placé le cercueil, est aussitôt détaché et conduit devant la chapelle où se portent les membres de la famille. 
Le corps est descendu en leur présence, reçu par le clergé et transporté sur le char funèbre. 
Le cortège se met alors en marche au Imilieu d'une foule immense. Il se dirige sur le château par le boulevard Louis-Terrier, la place Metezeeu, la Grande-Rue, la rue d'Orisson, la rue du Val-Gelé, le rue de Billy et arrive au rond-point situé devant la chapelle. 
À la grille se tient l'abbé Rouillon, deuxième aumônier ; il s'avance au devant du corps, suivi du clergé chantant les prières des morts. 
 Cette cérémonie en plein air est d'un effet saisissant. 

DANS L'ÉGLISE 

Le cercueil est porté dans l'église par six maîtres de cérémonies et placé dans le catafalque.
Le chœur a été tendu de draperies noires frangées d'argent et parsemées d'étoiles également d'argent. Le sol est entièrement recouvert d'un tapis noir, les chaises et les bancs sont également drapés de noir, 
Au milieu de la rotonde qui forme le centre; de la chapelle a été dressé un immense catafalque entouré de lampadaires et de candélabres. 
Sur le catafalque repose, sur un coussin de velours, une couronne de duchesse voilée de crêpe. 
À droite du catafalque prennent place le duc d'Alençon, le duc de Chartres, le duc de Vendôme, le prince Alphonse de Bavière, le comte de Flandre, le comte d'Eu. A gauche, la duchesse d'Orléans, vêtue d'une robe noire à longue traîne, la tête couverte d'un grand voile qui l'enveloppe entièrement, se place sur un fauteuil qui lui a été réservé en avant des autres sièges ; ses dames d'honneur s'assoient derrière elle ; puis viennent la reine de Naples, la comtesse de Paris, la duchesse de Vendôme, la comtesse de Trani, la comtesse d'Eu. 
Les autres princes et princesses de la famille d'Orléans prennent place derrière le catafalque. Les stalles des bas-côtés sont réservées au clergé, au milieu duquel on remarque Mgr Aliès, prélat de la maison du pape, le Père Boulanger, prieur des dominicains de Paris, l'abbé Allin, vicaire de Saint-Philippe-du- Roule. 
Dans les tribunes situées à droite et à gauche de la rotonde se placent les invités parmi lesquels se trouvent sir Edmund Monson, ambassadeur d'Angleterre, le comte Wolkenstein Trostburg, ambassadeur d'Autriche, le duc de Mandas, ambassadeur d'Espagne, M. Hans, consul général du Paraguay, 1'un de ceux qui ont aidé à reconnaître le corps de la. duchesse d'Alençon ; le duc de Lorges, le duc de Broglie, le baron Tristan Lambert, M. Buffet, le duc de Sabrim-Pontevès, M. Aubry Vitet, le duc Decazes, le duc de Fezensac, le duc de Luynes, le duc de Rohan, le comte de La Tour-en-Voivre, le comte  d'Oilliamson, le duc de la Trémoille, le marquis d'Audiffret-Pasquier, etc. 
Une grand'messe, qu'accompagnent l'orgue et la maîtrise, est dite par M. l'abbé Gromard, premier aumônier, puis l'absoute est donnée par M. l'abbé Lègue, vicaire général de Chartres. 

DANS LA CRYPTE 

Quelques prières sont ensuite dites par le Père Boulanger, prieur des dominicains de Paris, et le corps de la duchesse d'Alençon, précédé de tous les prêtres présents, est descendu dans la crypte où'il est placé dans le deuxième tombeau à droite. Les princes et princesses accompagnent seuls le corps. Après les dernières prières dites par le clergé, le duc d'Alençon vient s'agenouiller devant le tombeau et éclate en-sanglots.
Il prie quelques instants, se relève et jette l'eau bénite.
Le duc de Vendôme s'incline suc le cercueil et l'embrasse, puis tous les princes et princesses, jettent successivement l'eau bénite et remontent dans l'église, d'où ils sortent par la grande porte pour se rendre au  château de l'évêché. Le couvercle du tombeau est alors placé et scellé et les invités ainsi que les habitants du pays sont admis à descendre dans la crypte, où de nombreuses personnes viennent s'agenouiller devant le tombeau.
À deux heures quinze, les membres de la famille d'Orléans et les invités reprennent, pour retourner à Paris, le train spécial qui les a amenés. 

L'ACTE DE DÉCÈS DE LA DUCHESSE D'ALENÇON 

Voici le texte.officiel de l'acte de décès de la duchesse d'Alençon qui a été rédigé seulement le 11 mai, soit sept jours après sa mort: 

Préfecture du département de la Seine 
Extrait des minutes des Actes de décès du huitième arrondissement. Année 1897. 

L'an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le onze mai, à dix heures du matin, acte de décès de Son Altesse Royale la Princesse Sophie-Charlotte-Auguste, Duchesse en Bavière, Duchesse d'Alençon, âgée de cinquante-sept ans, sans profession, née à Munich (Bavière), décédée rue Jean-Goujon, 19, le quatre mai courant, à cinq heures du soir; et transportée en son domicile, avenue Friedland, 32, fille de Son Altesse Royale le Prince Maximilien, Duc en Bavière, et de Son Altesse Royale la Princesse Louise de Bavière, Duchesse en Bavière, époux décédés. Épouse de Ferdinand-Philippe-Marie d'Orléans, Duc d'Alençon, âgé de cinquante-deux. ans, propriétaire, même domicile,. Dressé, vérification faite du décés par nous, Joseph Sansboeuf, adjoint au maire, officier de l'état civil du huitième arrondissement de Paris, officier de la Légion d'honneur, officier d'Académie. Sur la déclaration d'Albert-Auguste-Marie, comte Gicquel des Touches, âgé de quarante-cinq ans, ancien officier d'artillerie, chevalier de la Légion d'honneur, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 120, et de Antoine-Gaston Doyen, âgé de quarante-trois ans, propriétaire, demeurant à Asnières (Seine), villa Saint-Charles, rue des Couronnes, amis de la défunte, qui ont signé avec nous après lecture.
Signé : comte Gicquel des Touches, Doyen, Sansbœuf.

Il est à remarquer que seule la duchesse d'Alençon porte dans cet acte le qualificatif d'altesse royale. En ce qui concerne le duc d'Alençon, M. Atthalin, procureur de la République, grand maître des actes de l'état civil, a décidé qu'il n'en devait pas être ainsi. 
Cette décision est d'ailleurs conforme à celle rendue par le parquet, de Versailles lors de la mort du duc de Nemours, après d'assez longs pourparlers, et à celle relative à la déclaration de naissance de la princesse Amélie, fille du duc et de la duchesse de Vendôme. 


La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...