jeudi 20 mai 2021

Back to paradise — Paradigma par le Ballet d'Etat de Bavière au Théâtre national de Munich

Bedroom Folk

Back to paradise

D'abord, une fois n'est pas coutume, l'expression d'un grand bonheur, celui de se retrouver au sein du public pour assister en présentiel (— l'expression s'est frayée un chemin ces derniers mois —) à un spectacle au Théâtre national de Munich. La joie de ressentir à nouveau in vivo les vibrations humaines des danseurs dans la tension extrême de l'expression parfaite de leur art et celle de l'unisson d'un public exalté par les performances chorégraphiques auxquelles il lui est donné d'assister. Back to paradise, les portes du paradis se sont à nouveau ouvertes pour des happy few qui ont pu montrer patte blanche* à l'entrée. Les lacaniens et autres linguistes apprécieront que ce retour au paradis a lieu pour un spectacle dont le hasard a voulu qu'il soit intitulé Paradigma. On comprendra sans peine que les applaudissements de ce public réduit à la portion congrue* ont été aussi nourris que si la salle avait affiché complet. 

* Pour pénétrer masqué dans le Saint des Saints, il faut produire le ticket et une attestation de test covid19 négatif, de guérison ou de double vaccination. Distanciation sociale oblige, le public est clairsemé dans la salle : seule une rangée sur deux lui est ouverte, et un siège sur deux est laissé libre. À vue de nez, seul un tiers de la salle est occupé.

Paradigma

Le terme est emprunté au grec Παράδειγμα, exemple, de παρὰ, en regard, et δειϰνύειν, montrer. Le paradigme est un modèle, une matrice qui conditionne le regard, une représentation du monde cohérente qui façonne la manière de penser les phénomènes.

Paradigma réunit trois chorégraphies : celles  de  Russell Maliphant (Broken Fall), Sharon Eyal et Gai Behar (Bedroom Folk) et Liam Scarlett (With a Chance of Rain). Chacune des trois chorégraphies présentées par le Ballet d'État de Bavière exprime une des formes actuelles de la danse. Si chaque paradigme est exemplaire de l'ordre qui lui est inhérent, il y a toujours des forces à l'œuvre qui vont à l'encontre de la structure dominante et qui mettent en oeuvre un potentiel créatif. Dans toutes les chorégraphies, ces impulsions sont clairement perceptibles, soit parce qu'elles suivent une structure donnée, soit parce qu'elles établissent un contrepoint et un paradigme qui leur est propre. La soirée de ballet tire son dynamisme de cette interaction pleine de tension entre les trois signatures chorégraphiques.

Broken Fall

Broken Fall est une chorégraphie à suspense pour deux danseurs et une danseuse, créée en 2003 par le chorégraphe britannique Russel pour Sylvie Guillem, William Trevitt et Michael Nunn au Royal Opera House Covent Garden.  La pièce a été jouée pour la dernière fois à Munich en 2012 et fait l'objet d'une nouvelle mise en scène. Broken Fall traite de la peur humaine de tomber que la chorégraphie exprime par la tension permanente que manifestent les protagonistes. Le danger de la chute guette constamment l'être humain. Maliphant joue sur la force de gravité avec une soliste qui escalade ses partenaires masculins avec un jeu subtil de chutes et de rééquilibrages. Cette saison, c'est Jeannette Kakareka qui nous fait redécouvrir ce grand moment du ballet contemporain, que le public a accueilli avec grand enthousiasme, retrouvant avec bonheur une oeuvre de Maliphant, dont on se souvient ici du triomphe qu'avait remporté inoubliable Spiral PassMaliphant crée des équilibres qui défient la gravité, la danseuse évolue avec élégance et naturel sur les mains, les bras et les épaules de danseurs, comme si elle se déplaçait sur un plancher aérien, virtuel et invisible, avant de faire des chutes toujours assurées par ses partenaires. Le travail au sol est aussi prodigieux que le travail aérien, dans des mouvements coulés où les corps se déplacent en glissant dans une fluidité de mouvement stupéfiante. Le spectacle monopolise totalement l'attention et stupéfie par sa précision et son inventivité chorégraphique, soulignée par les extraordinaires lumières de Michael Hulls, dont la fonction primordiale est d'accompagner la perception du mouvement par les spectateurs.

Bedroom Folk

On attendait avec impatience de découvrir Bedroom Folk de l'Israélienne Sharon Eyal, dont le public munichois avait déjà pu apprécier le travail fascinant lors du festival DANCE 2015, avec un spectacle intitulé House. Eyal avait créé Bedroom Folk la même année avec Gai Behar pour le Nederlands Dans Theater, une oeuvre que le public allemand avait pu découvrir  au printemps  2020 à Cologne. À Munich, c'est Rebecca Hytting qui a dirigé les répétitions pour le Bayerisches Staatsballett.  

Au début, les danseurs forment un groupe compact semblable à un tigre. Les danseurs coagulés reconstituent l'animal avec des gestes angulaires précis, lents et saccadés, parfaitement coordonnés. Le ballet évolue ensuite avec  des séquences de mouvements individuels qui se dégagent du groupe pour danser des solos, qui créent une tension avec les plans collectifs. Tout au long de l'histoire, la musique électronique d'Ori Lichtik donne l'impulsion et forme un centre d'énergie puissant, qui sert de moteur au ballet.  Une demi-heure de chorégraphie intense avec des danseurs fabuleux à la gestuelle méticuleusement synchrone. Comme dans House, les mouvements d'ensemble sont  coordonnés avec une telle précision que l´on pourrait parfois croire qu´un génie de la robotique s´est immiscé dans le spectacle. Le jeu des lumières projette des ombres qui attirent l'attention au point que les spectateurs en oublient parfois le groupe des danseurs qui les produit pour se concentrer sur la seule chorégraphie des ombres portées.

With a Chance of  Rain

La troisième chorégraphie du spectacle, With a Chance of Rain de Liam Scarlett, a été créée en 2014 pour huit danseurs de l'American Ballet Theatre sur six préludes pour piano et une élégie de Sergei Rachmaninoff. Ces oeuvres caractérisent par un langage tonal de style romantique tardif dans lequel se mêlent le dramatique, le lyrique, le mélancolique et le tragique. Le pianiste virtuose Dmitry Mayboroda semble se jouer de la technique en s'attaquant à ces pièces musicales extrêmement exigeantes sur le plan pianistique, qu'il détaille avec une précision inouïe et auxquelles il insuffle un contenu visionnaire. Sur scène, un réseau complexe et fascinant de structures relationnelles émerge, qui reflète à la fois l'exploitation intensive par le chorégraphe de ces préludes, qui ont été écrits au début du XXe siècle, et le talent narratif de Liam Scarlett, qui donne au ballet une touche très personnelle. Liam Scarlett a co-réalisé la production avec Kristen McGarrity. Les chorégraphes ont laissé une grande latitude aux danseurs en leur demandant d'exprimer dans leur danse leur interprétation émotionnelle personnelle des préludes de Rachmaninoff, ce qui permet la manifestation d'une multitude d'affects, chaque danseur et danseuse ayant un ressenti différent de celui des autres. Un spectacle où la musique a autant d'importance que la danse et où ces deux arts se rencontrent sur pied d'égalité, au service l'un et l'autre de l'un et de l'autre. La soirée se termine dans des tons bleutés avec cette création au charme délicat, portée par huit danseurs et danseuses extrêmement talentueux du Ballet bavarois, tout au bonheur des retrouvailles avec un public comblé.

Prochaines représentations : les 21 et 25 mai, puis lors du Festival d'été les 1, 6 et 9 juillet 2021. Informations et réservations via le site du Bayerische Staatsballett.

Crédit photographique © Wilfried Hösl

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