En 1929, la Revue belge publiait une traduction des Souvenirs d'un diplomate : le Berlin impérial de Lord Frederick Spencer Hamilton dans laquelle le diplomate évoquait les soirées de Marie de Schleinitz :
[...] Les Berlinois des « années soixante-dix », n'avaient pas acquis ce que les Français appellent l'art de vivre. La Prusse, dans son évolution rapide d'insignifiante petite principauté sablonneuse, à l'état militaire prépondérant qu'elle avait atteint, devait pratiquer l'économie la plus stricte. Depuis la famille royale jusqu'au dernier sujet, la plus grande frugalité était de rigueur. L'art de vivre, tel qu'il était pratiqué en France, en Angleterre et même en Autriche, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, était impossible en Prusse dans les conditions mesquines de l'époque, et c'est un art qui ne s'apprend pas en un jour. Les petits dîners intimes, les soirées réunissant quelques amis sympathiques étaient inconnues à Berlin.
Les richards locaux donnaient parfois de grands dîners de trente couverts, à l'heure grotesque de 5 heures de l'après-midi. Il semblait presque immoral d'arborer une cravate blanche et un habit à 4 heures. Les dîners dans ces occasions étaient tous envoyés d'un grand restaurant, et ne présentaient aucun luxe d'argenterie ; jamais on n'y voyait une fleur. Dès que nous avions avalé notre café, on attendait que nous prissions congé, sans aucune espèce de causerie « de digestion » — et cela à 7 heures du soir !
Trente personnes étaient réunies pour manger weiter nichts, et il faut leur rendre cette justice que la plupart d'entre elles remplissaient admirablement le but pour lequel elles avaient été invitées.
Les habitations aussi étaient laides : aucun objet d'art, rien de personnel, et pas une fleur. Les chambres auraient pu être des chambres d'hôtel, sans caractère.
En dehors de quelques dissertations philosophiques, je ne me souviens pas d'avoir entendu discuter de questions littéraires quelconques à Berlin. Pour une raison inconnue les romanciers n'avaient jamais pris racine en Allemagne. Les auteurs de qualité se comptaient sur le bout des doigts ; personne ne semblait s'intéresser aux choses de la littérature. Il en était autrement pour la musique. Chaque Allemand est un amant-né de la musique ; la plus grande des mélomanes était la baronne de Schleinitz, femme du Ministre de la Cour. Ses hôtes étaient très intéressants, réunis dans l'imposant Hausministerium du XVIIIe siècle, avec sa Fest-Saal rococo. Dans ce hall à la décoration un peu trop surchargée, tous les grands musiciens de l'Europe défilèrent. Le baron Schleinitz était le plus beau vieillard que j'aie jamais vu, aux délicieuses manières vieux-jeu.
C'était un privilège d'être invité aux soirées musicales de Mme de Schleinitz. Elle invitait rarement plus de quarante personnes ; cependant, tout musicien de marque passant par Berlin se rendait chez elle. A l'époque de mon arrivée, Mme de Schleinitz avait conclu un véritable contrat avec Wagner, et donnait deux soirées musicales par semaine. Elle voulait familiariser les amateurs berlinois avec la musique du Ring. A cette époque la merveilleuse Tétralogie n'avait été donnée qu'à Bayreuth et à Munich, et je ne sais même pas si elle avait été exécutée entièrement dans la capitale bavaroise.
Dans la Fest-Saal aux volutes rococo, torturées et enchevêtrées, deux pianos à queue étaient placés côte à côte, condition exigée par Wagner. C'est là que le maître exécuta, un soir, son oeuvre splendide. Je crois que nous fûmes tous un peu déroutés par la musique du Ring; nos oreilles n'avaient pas été suffisamment éduquées à comprendre l'étonnante beauté d'une trame d'harmonies aussi subtile. Son jeu terminé, une petite table très simplement servie fut placée au milieu de la salle, et Wagner s'y installa, seul à l'honneur !
Alors vint l'instant longuement attendu par ses adoratrices. Les grandes dames de Berlin ne voulaient laisser à personne qu'à elles-mêmes, l'honneur de servir le maître et les descendantes des plus anciens et des plus nobles noms de Prusse s'affairaient en une prodigieuse agitation, apportant des plats de Sauerkraut, de saucisson de foie, de pudding noirs, de salade de harengs, se bousculant l'une l'autre, et encombrant la table de plus de délicatesses teutoniques que le vaste appétit de Wagner n'en pouvait absorber.
Je crois bien qu'aucune de ces grandes dames n'eût trouvé facilement un poste de serveuse dans quelque restaurant, car leur adresse à manier les plats était loin d'égaler leur zèle. À vrai dire, les serveuses professionnelles ne sont point entravées par les longues et lourdes traînes qui étaient de mode à l'époque pour les robes de soirées. Ces grandes dames, désireuses d'étaler leurs connaissances intimes des goûts du musicien, se morigénaient l'une l'autre.
— Vous devriez savoir, chère Comtesse que le Maître ne touche jamais au pain blanc !
— Très chère Princesse, le fromage de Limbourg est le seul que le Maître apprécie. Vous feriez mieux d'emporter ce gruyère.
Une très charmante petite comtesse portant un grand nom allemand, trottinait à gauche et à droite annonçant au monde que « Le Maître croyait pouvoir manger encore deux puddings noirs. Où croyez-vous que je puisse en trouver ? »
D'un autre côté, on entendait dire, d'un air affairé : « Très chère Princesse, pôurriez-vous vous procurer du jambon crû ? Le Maître croit qu'il en mangerait, ou bien du foie d'oie fumé.»
— Überallerliebste grafin, wissen sie nicht dass der Meister trinkt nur dunkles Bier (1), s'écriait sous forme de protestation pathétique une des admiratrices qui venait d'être rabrouée pour son ignorance des goûts gastronomiques du Maître.
Pendant ce temps, Wagner, vêtu d'une redingote, et de pantalons de drap noir luisants, la tête couverte de son invariable béret de velours noir, continuait à mastiquer tranquillement, sans donner aucune attention à celles qui l'entouraient.
Le reste d'entre nous, debout à une distance respectueuse, contemplait avec une sorte d'effroi ce merveilleux tisserand d'harmonies engouffrant tout cela. C'était pour nous une sorte de festin de Barmecide, car, en plus du spectacle de Wagner, prenant un dîner auquel nous n'étions pas conviés, aucune sorte de rafraîchissement .ne nous était offert...
Peu de temps après, Rubinstein, en route pour St-Pétersbourg, joua chez Mme de Schleinitz. Ayant appris que Wagner exigeait toujours d'avoir deux pianos à queue, il en demanda tout aussitôt autant. [...]
(1) Mais, charmante Comtesse, ne savez-vous pas que le Maître ne boit que de la bière brune.
Une idée formidable de publier cela. C'est merveilleux !
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