dimanche 1 mai 2022

Le Tristan de Calixto à Vienne, un article de la musicologue roumaine Alice Mavrodin

Martina Serafin, Andreas Schager, René Pape
Crédit photographique © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

La musicologue roumaine Alice Mavrodin a pris la peine de poster ses commentaires sur mon récent article consacré au Tristan mis en scène par Calixto Bieito à Vienne. je lui ai proposé de les développer en un article et de l'accueillir sur mon blog. Nous n'avons pas reçu le spectacle de la même manière : là où j'accueille la mise en scène avec enthousiasme, Alice Mavrodin se montre fort critique. J'ai trouvé intéressant d'ouvrir mon blog à cette passe d'armes, afin que mes lectrices et lecteurs puissent découvrir des approches aussi opposées. Voici ce qu'elle m'écrit :

    Cher Monsieur Roger, j'ai lu avec plaisir la chronique du Tristan de Vienne, car je vous lis toujours avec plaisir — votre style est très naturel et agréable et en même temps le texte est dense et intéressant. Votre compte-rendu laudatif du spectacle viennois est très convaincant et je vous aurais cru... si je ne venais pas juste de voir le streaming. Je crois que vous devriez réfléchir un peu et, à l'avenir, tempérer les louanges et tenir compte aussi du sentiment de ces spectateurs qui en ont par-dessus la tête de mises en scène farfelues et, la plupart du temps, laides. Car quel plaisir peut-on avoir à regarder ce Tristan qui a l'air d'un mendiant ? Ou à voir les acteurs patauger dans l'eau, se coucher dans l'eau, se rouler dans l'eau ? Sous-entendus philosophiques ? Soyons sérieux... (en ce moment, ces choses-là sont déjà devenues des clichés depuis les années qu'on verse de l'eau sur la scène). Ou encore, quel sens peut avoir l'action d'écailler des poissons, autre que le très prosaïque prétexte de fournir un couteau à Tristan ? Quant au coup de folie des protagonistes, qui brisent des meubles (Tristan a soin d'éteindre la lampe avant de la jeter par terre), déchirent des livres et des murs, il est déplacé parce qu'il rappelle ces enfants qui, tancés par leurs parents, se vengent en provoquant des dégâts. Ce n'est pas plus intelligent que cela ...
    Autre laideur : l'invasion des nudistes au troisième acte.
    Je sais que je dis ces choses d'une manière très (trop) brutale mais ma conviction est qu'il
faudrait tenir compte autant des spectateurs qui acceptent mal que l'on loue ce qu'ils désapprouvent, que de ceux qui acceptent tout aussi mal que l'on critique ce qu'ils ont aimé. Avec un peu de diplomatie, vous arriverez à naviguer entre Charybde et Scylla, je ne me fais aucun souci.
    En ce qui concerne les solistes, ils ont des qualités incontestables, en commençant par le fait d'avoir pu mener à bout des rôles de ce calibre. Lui est meilleur qu'elle: voix puissante, capable de dominer l'orchestre particulièrement ample de Jordan. Ce n'est pas une très belle voix ni très souple mais elle peut servir. Malheureusement, il lui arrive de détonner. Légèrement deux ou trois fois mais aussi d'une manière plus sérieuse. Je sais que ces choses-là arrivent à tout le monde, mais il faut se surveiller mieux et revoir les passages à problèmes.
    Mais ce avec quoi je ne suis pas d'accord ce ne sont pas ces accidents involontaires (que
peu de spectateurs remarquent) mais certaines décisions interprétatives délibérées. Au troisième acte, par exemple, dans quelques moments culminants, très dramatiques, le protagoniste arbore une mine rieuse et contente ce qui prouve que ni lui, ni le metteur en scène n'ont pas compris la psychologie du personnage. Tristan ne se réjouit pas, comme tout chacun, à l'arrivée de sa bien-aimée. Tout au contraire, il est torturé par une espèce de joie-souffrance faite d'incertitude, d'anxiété (le navire a failli échouer), d'un bonheur tellement intense qu'il devient douloureux. Et quand le héros voit enfin Isolde, l'émotion est si forte que son cœur éclate. En faisant rire Tristan, on ne sait plus comment le faire mourir. D'ailleurs il ne meurt même pas, il fait le mort car on le voit respirer ... A quoi pensent ces gens quand ils élaborent leur mise en scène ?
    Quant à Isolde, elle a hélas une voix chevrotante, qu'elle arrive à contrôler jusqu'à un certain point mais l'effet reste assez désagréable. En plus, elle fait des grimaces qui l'enlaidissent considérablement. Au début de l'opéra elle avait la tête d'une véritable sorcière et pourtant c'est une belle femme. (Je l'ai vue dans une Tosca de 2017: la voix était bonne, le visage détendu.) Elle devrait chanter devant une glace et réapprendre à se contrôler.
    Enfin, il y a René Pape que j'étais impatiente d'entendre dans Marke. Évidemment, après la pandémie, sa voix n'est plus ce qu'elle était avant — ni aussi ample, ni aussi ferme. Mais Pape reste, selon moi, le grand artiste de la distribution, le seul à savoir chanter une tirade interminable sans qu'elle paraisse longue. Il donne à chaque mot une nuance, une couleur, une expression individuelle sans pour cela compromettre le legato de la phrase. Son débit est détendu, avec des pauses, des respirations, des moments de réflexion – comme celui d'un homme qui pense à haute voix. Impressionnant !
    Jordan, dirige merveilleusement, avec beaucoup de sensibilité et de finesse mais en même
temps avec un sens du monumental à la mesure de l'œuvre wagnérienne. Parfois c'était un peu fort, mais avec la voix puissante de Schager, il n'y a pas eu de problèmes.
    Conclusion ? Eh bien, ce Tristan ne m'a pas plu. Mise en scène inesthétique, sans la moindre trace de poésie (quelle poésie peut-il y avoir dans un amas de meubles brisés, répandus pêle-mêle sur la scène comme après un tremblement de terre?), acteurs peu convaincants artistiquement (en fait de Tristan, j'ai vu mieux).
    Il y a ici un paradoxe. Les réalisateurs du spectacle peuvent être des gens très intelligents,
pleins d'idées intéressantes, mais ces idées une fois matérialisées, le résultat s'avère très décevant. Parce que pour une mise en scène réussie, les idées ne suffisent pas. Il faut aussi une espèce d'aura faite du sens de la cohésion, de la conscience esthétique, du vibrato lyrique et de beaucoup d'éléments encore difficiles à définir mais qui ont tous en commun le sens du beau et l'émotion.
    Bref, le sens artistique tient lieu – au théâtre – de toute philosophie spéculative, psychanalyse, emprunts stylistiques et je ne sais quoi encore. Si ce sens manque, les autres composantes, abandonnées à elles-mêmes, ne peuvent produire qu'un amas de laideurs et d'absurdités. C'est probablement pourquoi le public semble s'orienter de plus en plus vers l'opéra en concert, surtout lorsqu'il y a une suggestion de mise en scène. Est-ce là le spectacle de l'avenir ?

Alice Mavrodin
musicologue     

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