vendredi 28 octobre 2022

Première jubilatoire de Così fan tutte à l'opéra de Munich

S, Kohlhepp, A. Amereau, K. Krimmel, L. Alder

La nouvelle production de Così fan tutte de Mozart dans la mise en scène de Benedict Andrews et sous la direction musicale de Vladimir Jurovski a entièrement séduit le public munichois lors de la première de ce 26 octobre. Un plateau judicieusement distribué avec quatre jeunes chanteurs pour incarner les deux couples de fiancés, Sandrine Piau, interprète mozartienne chevronnée, en Despina, et le Kammersänger Christian Gerhaher qui a fait des débuts très attendus dans le rôle de Don Alfonso.

Vladimir Jurowski dirige pour la première fois Così fan tutte, c'est son premier opéra de Mozart en tant que directeur musical de l'Opéra national de Bavière. Pour cette nouvelle mise en scène, Vladimir Jurowski et le metteur en scène de théâtre et de cinéma australien Benedict Andrews, qui fait ses débuts au BSO, collaborent pour la première fois. Les jeunes amants sont interprétés par Louise Alder (Fiordiligi), Avery Amereau (Dorabella), qui vient d'être intégrée dans la troupe du BSO, Sebastian Kohlhepp (Ferrando) et le membre de la troupe Konstantin Krimmel (Guilelmo — le rôle est désigné ainsi selon la partition manuscrite de Mozart). La production comporte pas moins que quatre prise de rôles (Alder, Amereau, Krimmel et Gerhaher).

L'intrigue se déroule autour de deux jeunes couples qui semblent au départ avoir des idées traditionnelles très claires et affirmées sur la nature des relations amoureuses, le romantisme amoureux, la fidélité et le mariage. Mais cet idéal sera  mis à mal par deux adversaires expérimentés, Don Alonso et Despina. Une situation expérimentale typique du siècle des lumières qui trouve entre autres ses modèles dans les drames de Pierre Marivaux (1688-1763), dans A Midsummer Night's Dream de William Shakespeare (1595 / 1596) ou dans Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782).

Le livret de Lorenzo da Ponte, le troisième de la trilogie, reste toujours d'actualité. Le metteur en scène de théâtre et réalisateur de cinéma australien Benedict Andrews considère l'opéra de Mozart comme une enquête sur la nature du désir. Notre désir humain en tant que force transformatrice, en tant que révolution. Que se passe-t-il lorsque le désir s'installe ? Que se passe-t-il quand on le poursuit, qu'on le vit ? Le metteur en scène a sans problème transposé le texte du livret, qui n'a que fort peu d'indicateurs spatio-temporels, à l'époque contemporaine.

Sur la scène du BSO, l'action se déroule dans des espaces glauques. Le décor de Magda Willi, qui présente pour la première fois son travail à l'Opéra national de Bavière, crée des espaces d'aujourd'hui, des lieux situés aux marges de la société, qui se veulent une sinsitre métaphore de l'expérience amoureuse. Un caisson scénique placé en fond de scène s'avance vers l'avant-scène. Il figure une vaste pièce rectangulaire mal tapissée d'un pauvre papier d'un blanc sale et dotée d'une porte fatiguée et d'une grande fenêtre devant laquelle est tiré un voilage. La pièce est dénuée de tout mobilier si ce n'est un grand matelas fatigué et souillé, jamais recouvert de draps, sur lequel un homme déjà âgé, masqué de cuir, vient de se livrer à des ébats épicés avec une femme mûre qui est en train de se rhabiller. Dans la nouvelle production, Don Alonso est l'amant de Despina. Alonso a peut- être des problèmes d'érection, ce que pourrait suggérer un grand godemiché qui a sans doute servi à pallier le manque de puissance du barbon. Don Alonso dont les sens sont émoussés tentera de les stimuler en se faisant, avec l'aide efficace de la soubrette Despina, voyeur des scènes qu'il organise en vue de remporter le pari cynique qu'il a lancé et dont il a lui-même fixé les conditions. 24 heures d'expérimentations dans un grand laboratoire amoureux pour prouver que les idéaux de l'amour romantique, le partenariat monogame, la famille en tant que cellule de base de l'ordre social, la vertu et la morale ne sont qu'une baudruche dégonflable. En bord de scène, on aperçoit un petit château dit de Cendrillon, un jouet de plastique de type Polly Pocket, ce type de jouet que l'on donne souvent aux petites filles et qui avec les poupées Barbie et autres unicornes imprime l'idéal romantique dans la tête des gamines traitées de petites princesses par des parents émerveillés.

Un deuxième décor nous introduit dans un garage bétonné à porte sectionnelle s'ouvrant à la verticale, où est garée une BMW SUV de gamme X, prêtée pour la production par ce groupe automobile basé à Munich, l'un des sponsors principaux de l'Opéra de Bavière. La grosse automobile sert de lieu de tentative de suicide (les deux jeunes femmes qui veulent mourir, — d'amour ?, — s'y enferment après avoir relié le pot d'échappement à un tuyau qu'elles ont introduit par l'autre bout ans l'habitacle), de refuge contre les tentatives de séduction des deux machos albanais amis de Don Alfonso, de plate-forme d'expression : tous les chanteurs, à l'exception de Christian Gerhaher, grimpent sur le capot ou le toit de la voiture pour y chanter ou, comme le font les faux Albanais, pour y plaquer leurs corps et les y frotter lascivement. On le comprend dès l'entame de l'opéra, les allusions et les gestes sexuels directs ne manqueront pas dans le Così du metteur en scène australien.

Autre décor encore, un caisson chambre arrivant des coulisses où les jeunes femmes minaudent et comparent leurs désarrois et leurs désirs, observées par le voyeur Don Alonso qui s'est caché dans la penderie " vénitienne " pour les écouter et les observer au travers des jours des lamelles des portes. On retrouve le château de Cendrillon en plus grand format. Fiordiligi et Dorabella jouent avec des poupées de type Barbie, reliquats d'une enfance dont  l'innocence a disparu. Une des deux jeunes filles accole deux poupées pour simuler une copulation. Sous le vernis de l'idéal amoureux romantique transparaissent bien vite l'appétit  sexuel et la stimulation sensuelle. 

 A. Amereau et L. Alder, S. Piau

Le château de Cendrillon augmente encore en proportion et se présente sous la forme d'une énorme baudruche dont les tours se dressent comme autant de sexes en érection pour former une édifice aux dimensions de la scène dans lequel finiront par disparaître un des machos albanais (Ferrando) accompagné de Fiordiligi qui a bien soir de clore la porte derrière eux par une fermeture éclair. D'aucuns ont vu dans l'ouverture de la porte une métaphore vaginale.

Lorsque les coeurs palpitent et que les jeunes femmes croient encore à l'amour romantique des multitudes de petites rondelles de papier colorées tombent des cintres. Une belle scène d'ensemble se déroule dans le décor de buissons fleuris où disparaissent et réapparaissent les protagonistes. 

Mais bientôt la triste réalité vient se rappeler à leur bon souvenir et confronter ce qui pourrait subsister de l'idéal. Les dernières scènes ont lieu dans le caisson du début du premier acte, dont les parois ont été entièrement recouvertes d'énormes graffitis et de dessins obscènes, comme on en voit fleurir dans nos villes taguées et dans nos toilettes publiques odoriférantes. Le caisson tagué s'éloigne à nouveau vers le fond de scène et servira de vestiaire où l'on pourra entrevoir les changements de costumes des personnages, dont l'on sait qu'ils sont nombreux. Le vieux matelas souillé a accompagné l'opéra de scène en scène, Don Alfonso le mettra symboliquement en feu à la fin de l'opéra, lorsque les couples reconstitués tendront tant bien que mal de se rabibocher.

Tout cela pourrait sembler bien sinistre, ou simplement d'un réalisme naturaliste, mais Benedict Andrews a su le traiter le sujet avec énormément d'humour avec une direction d'acteurs magistrale, qui met l'accent sur le comique de situation avec parfois un petit côté commedia dell'arte qui n'est pas fait pour déplaire. La mise en scène colle en fait parfaitement au livret de l'opera buffa, du dramma giocoso qui évoque clairement et avec force tant le désir érotique et les émois de la passion amoureuse que la langueur et le désir de mort qui n'est jamais fort éloigné du désir amoureux. On est à l'école, à la dure école de l vie et de l'amour comme vient le rappeler le sous-titre La scuola degli amanti apparaissant sur scène en grand éclairage néon. Le public bon enfant est assez âgé pour ne pas s'offusquer d'une mise en scène qui dégonfle la baudruche des châteaux de contes de fées pour déconstruire et dénoncer avec humour et de manière très réussie la triste réalité du machisme, de la prédation sexuelle et de la pornographie. 

La distribution est très homogène et les chanteurs et les chanteuses complices, tous excellents acteurs qui ont su assurer le kaléidoscope complexe de l'avalanche des numéros, des arias, des duos, tercets aux sextuors de cet opéra musicalement révolutionnaire qui a supprimé la dramaturgie rigide des numéros au profit de scènes entièrement composées, ce que le dynamisme et la rigueur précise de la direction d'orchestre de Vladimir Jurowski se sont plu à souligner. Le chef et l'orchestre ont récolté une immense et longue ovation. Il est à souligner que le maestro a tenu à mettre en valeur les groupes d'instrumentistes et les solistes aux applaudissements, ce qui est trop peu souvent le cas. Vladimir Jurowski a choisi de présenter une version complète de l'opéra :  presque aucun trait n'a été supprimé (seules quelques mesures sont sautées, comme le pratiquait déjà Mozart). Ainsi, on entend également l'aria de Ferrando "Ah lo veggio, quell'anima bella", souvent omise. 

 
C. Gerhaher, S. Piau, S, Kohlhepp, K. Krimmel, L. Alder, A. Amereau.  

Le bonheur était autant dans la fosse que sur la scène. Prima inter pares,  la délicieuse et talentueuse soprano britannique Louise Alder, qui nous charme depuis 4 ans au BSO (Gretel, Marzelline et Susanna), nous a offert une remarquable Fiordiligi, coquine et rutilante comme le toit et le capot de la BMW desquels elle a clamé son "Come scoglio", assurant de belles descentes dans les graves. Au second acte son " Per pietà, ben mio, perdona " est d'une sensibilité confondante, l'aria est chantée sans décor visible sous les feux d'un seul projecteur, avec seulement quelques descentes de rondelles de papier colorées, sans doute pour souligner le sublime de la prestation. La voix de la contralto Avery Amereau dotée de superbes couleurs se marie fort bien avec le chant de la soprano dans les récitatifs et les duets. Sandrine Piau réussit une belle composition d'une Despina tentatrice et insidieuse, qu'elle chante avec de beaux ornements nourris à son expérience du baroque. Guilelmo est heureusement interprété avec un phrasé impeccable et une belle étendue par le jeune baryton germano-roumain Konstantin Krimmel (29 ans), qui fait partie de la troupe de l'opéra et dont le regard de braise, le timbre sombre et la voix  chaleureuses développent les enveloppantes séductions d'un parfait macho méditerranéen. Un porte-parole de l'opéra avait demandé l'indulgence du public pour le ténor mozartien allemand Sebastian Kohlhepp en convalescence du covid, ce qui ne l'a pas empêché de livrer un Ferrando de belle tenue et de développer les multiples facettes de son personnage. Last but not least, Chritian Gerhaher fait une prise de rôle des plus réussies en Don Alfonso, campant un personnage  vieillissant et cynique, que son âge inquiète et rend grinçant, que son impuissance supposée rend impitoyable et destructeur, avec un jeu scénique d'une telle qualité qu'il en devient le rôle-pivot de la production, avec des couleurs expressives nuancées. Du grand art que cette orfèvrerie musicale fascinante ! 


Distribution

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Benedict Andrews
Décors Magda Willi
Costumes Victoria Behr
Lumières Mark Van Denesse
Chœur Kamila Akhmedjanova
Dramaturgie Katia Leclerc

Fiordiligi Louise Alder
Dorabella Avery Amereau
Guilelmo Konstantin Krimmel
Ferrando Sebastian Kohlhepp
Despina Sandrine Piau
Don Alfonso Christian Gerhaher
Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra de Bavière

Crédit des photos © Wilfried Hösl

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