jeudi 29 décembre 2022

L'arbore di Diana de Martín y Soler au Kammeroper du MusikTheater an der Wien

Verónica Cangemi (Diana), Gyula Raab (Silvio), 
Christoph Filler (Doristo), Jan Petryka (Endimione)

L’Arbore di Diana est une oeuvre composée dans la Vienne de Joseph II par Vicente Martín y Soler. Le livret de  ce dramma giocoso en deux actes créé à Vienne le 1er octobre 1787  a été écrit pat Lorenzo Da Ponte, qui le rédigea parallèlement au Don Giovanni de Mozart. Alors qu´il était occupé à la rédaction de ces deux livrets, le librettiste, aussi génial que rapide, en adaptait encore un troisième pour Salieri, comme il le relate dans ses mémoires :

« C'est ainsi qu'entre le vin de Tokay, le tabac de Séville, la sonnette sur ma table et la belle Allemande semblable à la plus jeune des muses, j'écrivis la première nuit pour Mozart les deux premières scènes de Don Juan, deux actes de L'Arbre de Diane, et plus de la moitié du premier acte de Tarar, titre que je changeai en celui d'Assur. Dans la matinée, je portai ce travail à mes trois compositeurs, qui n'en pouvaient croire leurs yeux. En soixante-trois jours, Don Juan et L'Arbre de Diane étaient terminés, et j'avais composé plus des deux tiers de l'opéra d'Assur. L'Arbre de Diane fut représenté le premier : il reçut un accueil égal à celui de La Cosa rara. » *

L´histoire, qui est un plaidoyer en forme de farce pour la sensualité et la liberté amoureuse, en est pour le moins coquine: elle met en scène le combat entre l´amour physique, représenté par Cupidon/Amore, et la chasteté, qui est l'apanage de la déesse Diane.  Dans les jardins de Diane se trouve  un arbre magique dont les fruits s’illuminent et font entendre de douces musiques quand les nymphes qui passent à proximité sont chastes, mais noircissent et tombent si elles ont succombé aux délices de la chair. Cupidon pointe ses flèches vers les compagnes de Diane, les nymphes, qui tombent en amour les unes après les autres, et parvient même à dégeler la chaste déesse de la chasse. Diane, par précaution, ordonne alors de couper l’arbre. Ses  jardins se transforment alors en Palais de l’Amour.

La première de ce nouveau spectacle de l'ère de Stefan Herheim a eu lieu début décembre. La mise en scène a été confiée à Rafael R. Villalobos, qu'on a parfois surnommé le nouvel Almodovar et qui a également conçu les costumes.  Rubén Dubrovsky, qui avait déjà dirigé l'opéra à Valencia, est au pupitre du Kammeroper. 

Rafael R. Villalobos a transposé l'action à l'époque contemporaine, dans les toilettes peu ragoûtantes d'un lycée ou d'une école supérieure de garçons, des toilettes qui servent aussi de vestiaire. L'école quelque peu huppée semble avoir un règlement fort strict, elle exige notamment que les étudiants portent l'uniforme : débardeur de laine grise à liseré bleu portant l'écusson de l'école, pantalon gris, chemise blanche et cravate grise à rayures jaune orangé. Les portes des trois toilettes avec des w.-c. dont la chasse fonctionne battent fréquemment et on y découvre des choses bien étranges. Le lieu accueille aussi des casiers individuels et des lavabos. Les nymphes sont devenues des femmes de ménage habillées de tabliers gris très moches. Diana, souvent appelée Cinzia, est à la fois professeure, directrice et surveillante générale de l'établissement scolaire.

On ne manque pas de s'interroger sur ce décor très provocateur et d'en chercher la clé de lecture. Est-ce là le "giardin delizioso" qu'évoque le livret de Da Ponte, un hiatus qui fait bien rire lorsque mots sont chantés en début d'opéra ? (Heureusement les odeurs fleuries du livret n'ont pas été transposées et l'élément olfactif si prégnant des toilettes scolaires nous est épargné.) Rafael Villalobos explique que dans le cadre rigide d'une école les toilettes sont pour les étudiants un lieu de refuge et de transgression des interdits. Les étudiants peuvent venir s'y enfermer pour sangloter leurs détresses et leur frustrations dont l'expression publique est tacitement interdite par les codes sociaux ou pour laisser libre cours à leur libido : masturbations solitaires ou collectives, flirt ou sexe avec les femmes de ménage ou les camarades de classe. On y vient aussi pour fumer des cigarettes ou un joint, ou encore, pour une nymphe désobéissante, pour y faire un test de grossesse qui s'avère positif. Le parallèle avec les interdits imposés par la déesse de la chasse et de la chasteté est bien vite évident. Cinzia elle-même, sanglée dans un tailleur strict, vient à l'occasion y fumer une cigarette, ce qui montre d'emblée que la déesse n'est pas sans faille.

La fin du 18ème siècle avait connu certaines formes de libération sexuelle que les opéras de Mozart et les oeuvres des dramaturges ou des romanciers français avaient exprimées : refus du droit de cuissage, êtres androgynes volages, transgression des frontières entre castes sociales, pratiques sado-masochistes et autres liaisons dangereuses. Da Ponte, dans L'arbore de Diana avait pu échapper aux foudres de la censure parce que son sujet était mythologique. Joseph II avait entamé des réformes libérales audacieuses et avait notamment osé fermer 400 couvents de nonnes déclarées inutiles à la société, ce qui ne concernait pas les couvents qui se consacraient aux soins aux malades et aux nécessiteux ou à l'éducation. Vienne était alors une des capitales les plus libres de l'Europe. 

Maayan Licht (Amore) et Guyla Rab (Silvio)

La mise en scène de Rafael Villalobos évoque la libération sexuelle actuelle, celle des homosexualités, des personnes transgenre, de de la bi- et de l'intersexualité. Le livret de Da Ponte oppose sexe et chasteté et fait triompher le premier. Sur la scène du Kammeroper le sexe est évoqué sous bien des formes : masturbations effrénées, sexe de groupe, cunnilingus lesbien, fessée, pénétration anale, scène de violence d'un homophobe intériorisé tabassant celui qui vient de le satisfaire. La composition la plus réussie est celle du personnage d'Amore dont le sexe ne se peut déterminer, vêtu d'une jupe à la coupe écossaise, chaussettes roses, cheveux de jais de rocker coiffés à la houppe et moustache. Eros intersexuel, à voile et à vapeur, qui séduit un colosse homophobe, Eros doué d'ubiquité, qui s'enferme dans une toilette pour ressortir d'une autre, Eros triomphant de Cinzia qui tombe éperdument amoureuse d'Endimione. Amore archer donc l'arc et les flèches finiront par vaincre  ceux  de Diane, qui dans la mise en scène a d'ailleurs troqué son arc contre un balai serpillère bien adapté au lieu de l'action. 

Les décors d'Emanuele Sinisi sont aussi réussis qu'ingénieux : les toilettes d'école, curieusement communicantes, couvertes de graffitis obscènes et dans lesquelles des étudiants ont placardé un poster au slogan anti-raciste et féministe "I met God, she's black" que viendra arracher la déesse, ces toilettes que l'on verra un moment tête-bêche, le pot renversé accroché au plafond, et qui peuvent s'escamoter entièrement pour dévoiler une salle de classe dans laquelle la professeure-déesse écrit sur le tableau vert "Così fan tutti !" d'un coup de craie rageur ou, à la fin de l'opéra pour représenter le jardin de Diana dont l'arbre a été abattu et transformé en palais de l'amour, une pièce tendue de fines guirlandes argentées comme on peut les voir dans les cabarets de travestis.

L'excellent Bach Consort Wien avec ses instruments d'époque est placé sous la direction du très dynamique Rubén Dubrovsky  avec Gianni Fabbrini au pianoforte, placé à gauche de la scène, un instrument qu'il maîtrise à la perfection, ce qui se remarque sans peine dans ses excellents accompagnements des récitatifs, qui posent souvent une question à laquelle répond l'aria qui les suit. Dubrovsky a tenu à disposer d'un orchestre complet, tel que l'avait préconisé Martín y Soler, et cela malgré l'exiguïté de la fosse : il n'a voulu faire l'économie d'aucun instrument car la composition demande constamment des combinaisons d'instruments à vent par paires. La musique du compositeur de Valence ravit l'âme et les sens, avec sa légèreté aérienne, sa gaieté, son ironie incisive et ses exagérations dramatiques.

Verónica Cangemi 

L'Argentine Verónica Cangemi, une spécialiste du répertoire ancien, allie la virtuosité vocale à un jeu de scène époustouflant. On peut se demander si sa Diana est véritablement une déesse, car le texte de Lorenzo Da Ponte souligne qu'elle "se sent être une déesse", et montre bien qu'elle n'a pas les terribles pouvoirs de la déesse de la mythologie. Verónica Cangemi réussit une composition théâtrale très drôle dans l'expression du  passage progressif d'une personnalité sévère et rigide à l'amoureuse éperdue qui finit par céder aux charmes d'Endimione. L'autre star de la soirée est le contre-ténor israélien Maayan Licht dans le rôle d'Amore. Il donne un Amore combatif, incisif, parfois violent et compose de manière remarquable et avec une drôlerie inénarrable son personnage androgyne, une voix magnifique de sopraniste qui lance sans peine apparente des coloratures des plus réussies. Les trois bergers, ici des étudiants qui tentent de se débarrasser des liens qui les entravent imposés par la déesse, — que symbolisent leurs cravates, — sont fort bien interprétés par  la basse imposante de Christoph Filler, les ténors  Jan Petryka (Endimione), et Gyula Rab (Silvio)  séduit par Amore qu'il finit par tabasser après avoir consommé l'acte, pour plus tard s'en repentir. Les trois nymphes sont heureusement interprétées par Jerilyn Chou, Arielle Jeon et Bernarda Klinar.

La salle est comble et le public, ravi de la musique et de la mise en scène, s'amuse beaucoup  à cette nouvelle lecture de la bonne farce érotique qu'est le dramma giocoso de Vicente Martín y Soler. 

Distribution de la représentation du 27 décembre 2022

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Mise en scène et costumes Rafael R. Villalobos
Décors Emanuele Sinisi
Lumières Franz Tscheck
Dramaturgie Kai Weßler

Diana Verónica Cangemi
Amor Maayan Licht
Britomarte Jerilyn Chou
Clizia Arielle Jeon
Cloé Bernarda Klinar
Silvio Gyula Rab
Endimione Jan Petryka
Doristo Christoph Filler
 
Bach Consort Vienne

* Extrait des Mémoires de Lorenzo Da Ponte, librettiste de Mozart, Le Temps retrouvé, Mercure de France.

Crédit photographique © Herwig Prammer

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