lundi 23 janvier 2023

L'ex-reine de Naples et les anarchistes. Marie-Sophie dans les Mémoires d'un libertaire de Charles Malato.

MÉMOIRES D'UN LIBERTAIRE
De Paris au néant par le Crématorium
CHARLES MALATO

L'anarchiste français d'origine italienne Charles Malato (1857-1938) publia ses Mémoires d'un libertaire en feuilleton dans le quotidien Le Peuple du 5 octobre 1937 au 29 mars 1938, soit quelques mois avant son décès. Le chapitre IX relate ses rencontres avec Marie-Sophie de Wittelsbach, l'ex-reine de Naples.


CHAPITRE IX La reine de Naples

Au cours d'une vie passablement accidentée, qui m'a promené dans des milieux très divers, j'ai connu beaucoup de monde appartenant à des catégories fort dissemblables : des personnalités célèbres et des sauvages encore cannibales, des apôtres admirables de désintéressement et de répugnants sans-scrupules, avides de réclame et de jouissance, des chefs d'Etat, comme Pi y Margal et Macia, qui laisseront dans l'Histoire une réputation d'intégrité supérieure à toute gloire militaire, et des forçats, les uns héros et d'une idée généreuse, les autres dignes de recevoir parmi eux le fangeux Georges Otto. J'ai été l'ami d'une sainte laïque, Louise Michel ; j'ai connu de même une femme placée par la naissance aux antipodes de la  Vierge Rouge, mais respectable elle aussi par un caractère digne de sympathie et de respect : l'héroïne du roman d'Alphonse Daudet, Les Rois en exil. Princesse du sang, de cette famille des Wittelsbach qui régna sur la Bavière, elle avait épousé le prince du royaume des Deux-Siciles, fils de ce Ferdinand II, surnommé « Bomba », dont mon grand-oncle, del Carretto, avait été l'omnipotent ministre, Mais. presque aussitôt le jeune Bourbon, devenant François II, montait sur le trône pour en  dégringoler subitement, chassé par l'expédition garibaldienne des Mille et par là révolution.
Je ne me serais, certes, jamais attendu à lier cordialement connaissance avec une dame à la fois belle-fille de ce roi Bomba qui avait fait condamner à mort mon père, ayant été combattu par lui autant que servi par mon grand-oncle, belle-sœur de l'empereur  François-Joseph, sœur de l'impératrice Elisabeth tuée par mon coreligionnaire anarchiste Luccheni [sic, pour Lucheni].
Mais tout arrive !
Un jour, je reçus à L'Aurore, dans mon courrier, une lettre signée d'un nom italien qui m'était inconnu : 
« Docteur Angelo Insogna ». Cette lettre, écrite en français, me demandait fort courtoisement si je ne pourrais aller voir son expéditeur boulevard Maillot, à Neuilly, sans me préciser le motif de cette visite.
Je crus flairer un tapage et je pensai :
— Ma foi, il peut bien se déranger pour venir me taper ici.
Et ce fut dans ce sens que je répondis.
Le surlendemain, je vis arriver à la rédaction de L'Aurore un homme d'environ trente ans, tenant par la main un garçonnet qu'il m'annonça tout de suite comme son fils, momentanément à Paris, Après quoi il se présenta lui-même :
— Je suis le Docteur Insogna.
Et il poursuivit :
— Je suis un camarade malgré ma situation qui, au premier abord, pourra vous surprendre... secrétaire de la reine de Naples.
La reine de Naples ! Je savais que, malgré son découronnement, c'était l'appellation continuée par ses fidèles à Marie-Sophie, veuve de François II, hors d'Italie depuis quarante ans et villégiaturant en France sous le nom de duchesse de Castro.
Je n'ai jamais eu beaucoup de sympathie pour les monarques et les membres de leur famille. Les deux Brutus, Harmodius, Aristogiton, m'ont, au contraire, toujours été sympathiques, ainsi que le conventionnel Grégoire qui, quoique prêtre, a déclaré : « Les rois sont dans l'ordre moral ce que sont les monstres dans l'ordre physique. »
Pourtant, je savais que Marie-Sophie s'était comportée très crânement pendant le siège de Gaète par les troupes piémontaises et que, dans dans son exil, qui n'était nullement la misère, elle donnait volontiers aux malheureux. Certes, la charité, humiliante pour qui la reçoit, ne peut être un idéal comme l'égalitaire solidarité, mais enfin la reine détrônée méritait d'être jugée plus favorablement que la plupart de ses consœurs.
En tout cas, je me tenais sur mes gardes et écoutais mon visiteur. Il poursuivait :
— Je suis venu pour vous dire... Vous connaissez sans doute des Italiens malheureux parmi les camarades ?
— Oui !
— Eh bien ! vous pouvez m'en envoyer, avec un mot de vous. Je leur ferai donner de l'argent, surtout s'ils sont Napolitains.
Que Marie-Sophie de Wittelsbach, venue de Bavière sous le beau ciel de Naples, comme jeune épouse de François II, eût conservé une prédilection pour ses anciens sujets, cela n'avait rien d'extraordinaire. Elle pouvait obéir à un sentimentalisme
sincère, aussi bien qu'à l'orgueil de continuer dans l'exil un rôle de majesté, de bonne fée, se penchant sur les misères, sinon pour les guérir, du moins pour les soulager momentanément. Cependant ma méfiance s'accrut lorsque Insogna, paraissant ré-
der à un besoin d'expansion, me déclara :
— Vous savez ? La reine est avec nous !
Cette visite d’Insogna avait lieu le second semestre de l’année 1900, c'est-à-dire à une époque où les monarques étaient beaucoup plus nombreux et plus dangereusement inconstitutionnels que les présidents de la République. Aussi les rois et les
reines représentés comme favorables aux révolutionnaires, leurs ennemis naturels, m'inspiraient-ils plus que du scepticisme.
À en croire mon énigmatique visiteur, l'ex-souveraine lisait des journaux avancés et était au fond du cœur dreyfusarde. Cela n'avait rien d'impossible, mais je me doutais bien que ce n'était point pour parler de l'affaire Dreyfus qui était toujours pendante, que le docteur Angelo Insogna était, de Neuilly, venu me voit à L’Aurore. Cette des proscrits miséreux, offre qu'il me transmettait certainement par ordre, devait être une amorce, une invite à me présenter chez la reine.
Y avait-il des motifs pour que cette dame désirât me connaître ? J'en pressentais trois possibles.
La consonance sicilienne de mon nom avait pu attirer son attention et réveiller des souvenirs. Peut-être savait-elle que l'anarchiste Charles Malato était un petit-neveu de ce fameux ministre del Carretto qui, plus férocement royaliste que le roi, avait, en 1848, défendu le trône contre la révolution, et s'imaginait-elle que, déclassé, aventureux, ne pouvant ou ne daignant me faire serviteur de la République bourgeoise, j'accepterais de me chercher une situation dans quelque intrigue de restauration bourbonienne.
Deuxième motif présumable : la reine de Naples avait eu sa sœur Elisabeth, l'impératrice d'Autriche, poignardée en Suisse par l'anarchiste Luccheni. Meurtre que rien n'eût fait prévoir et qui apparaît  comme une ironie de la destinée, car l'épouse du kaiser François-Joseph était elle-même une sorte d'anarchiste ayant horreur de la Cour et fuyant autant que possible le contact du mari à qui sa famille l'avait livrée par raison d'État. Marie-Sophie voulait-elle venger cette sœur en sacrifiant à ses mânes irrités un coreligionnaire de Luccheni attiré dans un traquenard ?
Enfin, troisième hypothèse : un autre anarchiste, Gaetano Bresci, avait en cette même année 1900, revolvérisé à Monza le roi Humbert, chef de cette maison de Savoie au profit de laquelle les souverains des Deux-Siciles avaient été détrônée. Était-il possible que la vieille reine, désireuse non de venger sa sœur, mais de se venger elle-même, impressionnée par l'audace des libertaires, méditât de se servir d'eux?
Il eût été stupide de tomber dans un piège, mais il était très intéressant de savoir ce dont il s'agissait.
Le lendemain de la visite d'Insogna j'en reçus à L'Aurore une autre : celle d'un camarade italien nommé Ricotti, qui venait me voir de temps à autre, se trouvant dans la situation précaire de bien des proscrits.
— Écoute, lui dis-je, il y a peut-être quelque chose qui t'intéresserait, mais je ne veux te donner aucun conseil, ne connaissant personnellement ni les individus ni les idées qu'ils peuvent avoir en tête. S'il te plaît d'aller en reconnaissance...
Et je lui fie part des offres d'Insogna.
Ricotti n'hésita pas une seconde,
il partit, muni de ma carte de visite, sur laquelle j'avais tracé trois mots le présentation. Le lendemain, il retint me trouver.
— Voilà, me dit-il. J'ai vu la reine le Naples. C'est une dame de soixante ans, grande, simple, vêtue de noir. Elle m'a demandé s'il y avait beaucoup de misère en Italie. Puis elle m'a fait déjeuner et remis vingt francs.
En même temps que le trône, Marie-Sophie avait naturellement perdu sa liste civile. Depuis quarante ans, le gouvernement de l'Italie unifiée avait saisi son douaire... avec promesse de le rendre, paraît-il. Mais ce que valent les promesses de gouvernements ! Cette liquidation pouvait continuer à se faire attendre aussi longtemps que le paiement de la dot de l'infante Marie-Thérèse à son époux Louis XIV, qui n'eut jamais lieu. En tout cas, l'ex-reine, devenue dans l'exil la duchesse de Castro, vivait d'une rente annuelle de trois cent mille francs : si ce n'était l'opulence d'un banquier, ce n'était pas la misère.
Le lendemain, je recevais une lettre d'Insogna, m'informant du bon accueil fait à mon « protégé » et me demandant quand on aurait le plaisir de me voir.
J'avais, dès le début, pressenti que c'était surtout ma présence qu'on désirait. Mais je ne voulais pas donner prise à des racontars qui m'eussent représenté comme agent d'une intrigue bourbonienne, tout comme Drumont, huit ans auparavant, m'avait qualifié agent de Rothschild ! Insogna, dans la conversation, avait glissé le nom de Malatesta, déclarant l'avoir connu en Amérique. La référence était sérieuse et, aussitôt mon visiteur parti, je m'étais empressé d'écrire à Londres pour la vérifier. Malheureusement, Malatesta était en excursion en ce moment et la lettre que je lui adressai fut déposée sur une table passablement encombrée de papiers, où des journaux de tous pays vinrent achever de la recouvrir. Malatesta rentra, mais ce fut seulement au bout de quinze jours que je pus recevoir la réponse que je lui demandais d'urgence ; il se rappelait,... en effet, sans pouvoir m'en dire plus, avoir vu Insogna aux Etats-Unis.
Pendant ce temps, les événements avaient marché. Insogna, devinant la cause de mon hésitation, vint, un beau jour, me rendre visite à L'Aurore, en compagnie d'un député socialiste italien, Rondani, et il nous présenta l'un à l'autre.
Cet authentique parlementaire m'invitait aimablement à déjeuner chez un sien compatriote et coreligionnaire, Romanini. qui exerçait à Neuilly la pacifique profession d'épicier.
Je m'y rendis. Je pressentais bien qu'au dessert il y aurait une entrevue avec la reine. Mais j'eusse trouvé ridicule de m'effarer devant semblable épisode ; c'était un chapitre à ajouter à ceux d'une vie passable- j ment mouvementée. Et je pensais : « Pourquoi appréhender les calomnies ? Il y aura là un socialiste pour me contrôler. » Et le député Rondani devait faire un raisonnement analogue : « Pourquoi craindre des racontars ? Il y aura là un anarchiste connu. »
L'épicerie de Romanini était un beau magasin, sis Bd Maillot, en face d'un bureau de P.T.T. et non loin de la villa habitée par la reine. Le personnel domestique, qui comprenait bien une demi-douzaine de serviteurs, se ravitaillait chez le marchand socialiste. Celui-ci était un homme digne et correct qui n'affectait aucun sentiment contraire à ses idées pour retenir cette clientèle.
La table nous attendait, dressée au milieu du magasin et offrant un aspect de confort mêlé au pittoresque que lui donnait un majestueux fiasco de chianti surgissant au milieu de fleurs et flanqué de hors-d'œuvre variés.
Ce ne fut pas un déjeuner banal. De temps à autre arrivaient des domestiques de la villa venant acheter du vin ou des macaronis. Insogna, pour nous convaincre de la sincérité de ses sentiments, portait, en les invitant à s'y associer, des toasts fulminants à la destruction des rois et des reines qui régnaient ou aspiraient à régner. Ou il entonnait des chants révolutionnaires italiens, que les serviteurs de Marie-Sophie, conscients ou non, accompagnaient au refrain.
Après ce déjeuner musical, le café et les derniers chants, Insogna, nous jugeant suffisamment persuadés de son révolutionnarisme, lâcha la phrase que j'attendais :
— Eh bien ! nous allons voir la reine ?
Rondani resta très calme, ne témoignant ni surprise ni empressement, ne formulant non plus aucune objection. A mon tour, je répondis :
— Je veux bien, mais à condition que cette entrevue n'implique aucune étiquette protocolaire servile, inacceptable pour quelqu'un qui est le contraire d'un monarchiste.
— Oh ! certes non ! se récria Insogna. Simplement les égards auxquels a droit une dame âgée.
— C'est trop juste.
Guidés par notre commensal. Rondani et moi entrâmes dans la demeure de la duchesse de Castro, ci-devant reine des Deux-Siciles, passant devant quelques serviteurs à la livrée très simple. Marie-Sophie, informée de notre arrivée, vint nous recevoir dans le salon spacieux et clair, meublé avec une sobriété du meilleur goût. De cette grande pièce, la principale décoration — toute napolitaine — était, appendue au mur, une énorme paire de cornes de bœuf, protection contre le mauvais œil. La veuve de François II partageait-elle la croyance populaire à la jettatura ?
La reine, d'une haute taille que l'adversité n'avait point courbée, apparaissait digne et simple dans sa robe noire, ses cheveux gris roulés en diadème, seul détail qui, en sa personne, évoquât la royauté. Elle questionna Rondani sur l'état matériel et moral de l'Italie, lui demandant si la grande misère n'allait pas faire éclater la révolte. La réponse du député socialiste fut que, seule, une évolution intellectuelle, qui ne serait pas l'affaire d'un jour, pourrait permettre l'affranchissement du peuple.
Marie-Sophie eut une protestation. 
— Vous êtes trop modéré, fit-elle. Et c'est moi qui dois vous dire cela !...
Ce reproche de modérantisme, venant de la part d une ex-souveraine, ne me déplut pas.
L'impression que me produisait cette dame simple et courageuse était bonne. N'empêche que, me tenant sur mes gardes, j'avais, dans cette visite, emporté mon revolver de gros calibre et, en passant dans le vestibule, au milieu des domestiques napolitains, regardé sans affectation si l'un d'eux ne venait pas me poignarder entre les épaules. Je m'étais rappelé le mot attribué à Kléber :  «  Le soldat doit avoir un œil dans le dos. »
Cette entrevue fut suivie de plusieurs autres, au cours desquelles je conservai toujours la même bonne impression de Marie-Sophie, sans cesser de prendre la même précaution.
En dehors d'Insogna, rêveur ou charlatan, et de la domesticité, l'ancienne reine avait des relations familiales qui m 'étaient inconnues et dont elle pouvait être inconsciemment l'instrument. Son beau-frère, le comte de Caserte. n'avait-il pas été le chef d'état-major de don Carlos — un Bourbon lui aussi — prétendant au trône d'Espagne ? Et, derrière lui, les jésuites, l 'Église ?
Un soir, Insogna vint me trouver à l'Aurore.
— Je vais à Londres chercher Malatesta, m'annonça-t-il. Veux-tu m'accompagner jusqu'à la gare du Nord ?
Révolutionnaire, tout au moins de façade, et Napolitain aux démonstrations expansives, il avait fini par en venir au tutoiement que, naturellement, je lui rendais sans cesser d'être circonspect.
Nous cheminâmes ensemble. à la gare, Insogna me montra une bouteille de barbera.
— Je l'avais emportée comme compagne de voyage, me dit-il, mais nous allons la boire maintenant.
J'eus l'idée qu'il méditait de me griser, dans un but joyeux ou équivoque, et je pensai de le prendre à son propre piège.
Résultat : la bouteille fut vidée à nous deux. Cependant je me tenais sur mes gardes, pesant mes paroles et écoutant attentivement.
— Écoute, me dévoila Insogna, la reine a dans la tête une idée.
— Je n'en doute pas, répondis-je. Il poursuivit :
— La reine veut se venger de la maison de Savoie. Non pas une vengeance sanglante, mais une vengeance noble. Elle veut que ceux qui l'ont détrônée soient expulsés à leur tour. Mais elle ne prétend à rien pour elle-même ; elle n'a pas d'enfant ; elle n'a aucun droit. Son douaire, que le gouvernement italien a saisi il y a quarante ans, elle le mettrait à votre disposition, à Malatesta et à toi, pour faire la révolution. Sa seule ambition serait d'être la marraine d'une république.
Avec ou sans marraine, la république, sans être l'idéal, réalise, surtout si elle procède d'un mouvement révolutionnaire, un progrès appréciable sur la monarchie.
Insogna, soit comédie, soit influence du barbera, continuait :
— Tout se présente avec des chances de succès. Les députés républicains et leurs collègues socialistes, tels que Napoleone Colajanni, sont sympathiques à la personne de la reine et emploieront leur influence à lui faire obtenir la restitution de son douaire — douze cent mille francs — qui vous permettra d'agir. A Naples, il y a des éléments favorables ; dans les Romagnes, Malatesta a de l'influence ; le pape a promis sa neutralité...
Cette dernière phrase me sembla le trait de lumière que j'attendais.
« Ah ! pensais-je aussitôt, je me doutais bien qu'il devait y avoir autour de la reine une intrigue cléricale! Le pape !... les jésuites... et, sans doute aussi, le comte de Caserte, à cheval sur les couronnes d'Espagne et des Deux-Siciles ! »
Marie-Sophie, cependant, me donnait une parfaite impression de droiture et de dignité. Un jour que je me trouvais seul avec elle, je lui demandai à brûle-pourpoint si elle avait en ou avait encore des relations avec la papauté ou avec les jésuites.
Elle n'eut pas une seconde d'hésitation ; elle me répondit nettement :
— Je vous jure que je n'ai jamais eu de relations avec le pape. En Bavière, nous sommes catholiques, mais nous ne nous laissons pas diriger par les jésuites.
Et elle compléta l'explication :
— L'unité italienne, c'était une idée et je la respecte, mais cette maison de Savoie qui, lorsque je suis arrivée en Italie, jeune, confiante, m'a enveloppée de ses intrigues et de ses mensonges, je ne lui pardonne pas. Quand, à la fin du siège de Gaète, partant pour la France avec « mon roi », j'ai vu les bersaglieri déployer leur drapeau sur la tour d'Orlando, j'ai senti dans mon cœur quelque chose qui m'a fait me promettre que je ne mourrais pas avant de m'être vengée.
Tout ceci me fut dit avec un accent de sincérité absolue. 

Insogna revint de Londres avec Malatesta, accompagné d'un personnage qu'il nous présenta sous le nom de « M. Leroux..., commissaire de police au Havre » ! Ce fonctionnaire lui ayant des obligations, nous confia-t-il, avait accepté de se joindre à eux pour sauvegarder, par sa présence, le proscrit italien expulsé de France depuis de longues années. Malatesta, homme d'action autant que penseur, avait hardiment accepté de jouer la difficulté.
Souventes fois le comique et le tragique se côtoient ou se mêlent !
Il y eut une amusante période de ce mélange à la villa du boulevard Maillot. Elle vit les deux anarchistes bien connus, le complaisant commissaire — était-il réellement commissaire ? — et le docteur Insogna — était-il réellement docteur ? — conspirer en mangeant le macaroni chez la duchesse de Castro, reine détrônée et belle-sœur de l'empereur d'Autriche. « Quel beau sujet d'opérette, pensais-je. Il n'y manque que la musique d'Offenbach. » Et, pour corser le comique, le profil discret du bon épicier Romanini, celui même d'une demoiselle du téléphone sur qui cet étourdissant Insogna avait jeté son dévolu et qu'il eût été capable d'impliquer dans l'aventure.
Mais l'aventure finit désagréablement pour lui.
Ayant pris contact avec la reine, Malatesta, en attendant le moment de l'action insurrectionnelle, était retourné'à Londres ; Leroux, au Havre ; moi, j'élaborais sans bruit quelques plans de campagne, rêvant descente par la Suisse dans l'Italie du nord et construction d'automobiles blindées, armées de mitrailleuses sur pivot. Insogna, lui, était parti pour l'Italie, afin de précipiter les négociations permettant à la reine de toucher son douaire. Mais il commit de si extraordinaires imprudences de langage, annonçant l'imminence d'une révolution, que la police l'arrêta à Rome pour l'enfermer à la prison Regina Coeli.
Chose troublante, il 'en sortit au bout de quatre jours, après avoir reçu la visite d'un député. Mais le recouvrement du douaire était dès lors tombé à l'eau. La police française, informée, s'en fut rôder boulevard Maillot, munie de la photographie de Malatesta et de la mienne. Mais Malatesta, déjà à Londres, était hors d'atteinte, et moi, reconnu Français depuis cinq ans, je n'étais plus expulsable. Hélas! le pauvre Romanini, le plus innocent de tous, car il n'avait pris aucune part active à la conspiration, paya pour tous : il fut expulsé et perdit son commerce.
La reine exilée eut assez de lucidité pour juger la situation et voir qu'il importait d'ajourner sine die toute tentative. Et quand Insogna eut annoncé d'Italie son prochain retour, elle me demanda d'aller au-devant de lui pour le prier de ne plus se montrer chez elle.
J'exécutai galamment cette mission désagréable et Insogna l'accueillit avec un beau geste de comédien.
— Disgracié ! clama-t-il, en étendant sa dextre vers le ciel impassible. Depuis l'avortement de cette tentative j'ai, de moi-même, cessé mes visites chez Marie-Sophie, ne voulant, sans nécessité, ni la compromettre davantage aux yeux de la police et du gouvernement français, ni me compromettre moi-même aux yeux de mes coreligionnaires qui, en finissant par apprendre ces visites, eussent pu leur supposer des motifs équivoques.

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