mercredi 23 août 2023

Maxime Pascal déploie les ors de la Passion Grecque de Martinů au Festival de Salzbourg


Le Festival de Salzbourg 2023 met pour la première fois de son histoire The Greek Passion de Bohuslav Martinů à l'affiche. Le chef d'orchestre français Maxime Pascal, lauréat 2014 du prix annuel des jeunes chefs d'orchestre du Festival de Salzbourg, est au pupitre. L'été dernier, il avait dirigé à Salzbourg Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger et Lenz de Wolfgang Rihm. Simon Stone en a conçu la mise en scène. Il est déjà connu du public salzbourgeois pour ses mises en scène de Lear d' Aribert Reimann en 2017 et de Médée de Cherubini en 2019.

Bohuslav Martinů et The Greek Passion

Le compositeur est né en 1890 à Policka, une ville de Bohême située juste au-delà de la frontière morave (dans l'actuelle République tchèque, alors dans l'Empire austro-hongrois). Après l'indépendance de l'État tchécoslovaque, Martinů a l'occasion de partir à l'étranger. Il s'établit à Paris en 1923. Là, il devient le disciple d'Albert Roussel. Il est marqué à ses débuts par la musique française, celle de Maurice Ravel, Albert Roussel, Paul Dukas et surtout Claude Debussy. C'est à Paris, dans les années 1920 et 1930, qu'il a atteint la maturité en tant que compositeur. En 1941, en tant que membre de la Résistance française, il fuit les nazis pour les États-Unis, dont il obtiendra la nationalité. Martinu mourra en Suisse, en 1959, ne pouvant retourner dans son pays natal pour des raisons politiques.

On le comprend, The Greek Passion avait une résonance personnelle pour Martinů, qui avait perpétuellement le mal du pays dans les dernières années de sa vie. Après avoir longtemps cherché un sujet tragique qu'il pourrait personnellement adapter dans un livret. Il a découvert les romans de Nikos Kazantzakis et a obtenu de Kazantzakis lui-même l'autorisation d'adapter son livre Le Christ recrucifié. Martinu a collaboré étroitement avec Kazantzakis pendant qu'il travaillait à son opéra à partir de la traduction anglaise du roman. Ales Brezina, directeur de l'Institut Bohuslav Martinu, a expliqué que l'histoire, en tant que telle, revêtait une importance particulière pour le compositeur dans le contexte de la politique de la guerre froide qui opposait des personnes d'une même nation. Ayant pris la nationalité américaine, Martinu était considéré comme un traître dans son pays d'origine. Aux États-Unis, il a dû faire face aux répercussions de son appartenance à la nation tchèque pendant l'ère anticommuniste de McCarthy. " Dans le contexte d'un monde bipolaire où tout était suspect ", a déclaré M. Brezina, " a été touché par le thème de ce que les gens étaient capables de faire à leurs compatriotes".

Sara Jakubiak (Katerina), choeur et choeur d'enfants

Maxime Pascal déploie les ors de la Passion grecque de Martinů au festival de Salzbourg

Simon Stone et la scénographe Lizzie Clachan ont revêtu d'un gris uniforme les parois et le sol de la très large scène du Manège des Rochers (La Felsenreitschule, une des trois salles de spectacle du Festival de Salzbourg), un gris triste, homogène et neutre qui oblitère toute référence contextuelle ou temporelle. L'action de l'opéra de The Greek Passion (La Passion Grecque) s'en voit conférer une portée intemporelle : la leçon morale humanitaire du récit tiré du Christ recrucifié de Kazantsakis peut s'appliquer à n'importe quel moment de l'histoire où une population connaît un afflux soudain de réfugiés, et précisément aujourd'hui à l'histoire de notre société. Tout se passe à l'intérieur d'une boîte grise dans laquelle s'ouvrent de temps à autre des portes et des fenêtres dans les parois et des orifices dans le sol. La costumière Mel Page a habillé la communauté villageoise du village grec anatolien de Lycovrissi de vêtements du même gris, triste couleur également de la robe du pope orthodoxe qui la dirige. Ce village qui tous les sept ans met en scène un Jeu de la Passion mène une vie terne extrêmement réglée et codifiée dont la routine va être soudainement brisée par l'arrivée d'une masse de réfugiés qui entrent en scène porteurs de vêtements colorés, de gilets de sauvetage oranges, de tentes vertes,... un violent contraste visuel au regard de l'homogénéité de la communauté locale.

À l'organisation routinière confortable des villageois s'oppose la désorganisation du groupe des réfugiés totalement démunis, épuisés, affamés, malades ou mourants. Au christianisme conventionnel des premiers s'opposent les valeurs chrétiennes originelles révolutionnaires que revendique la situation désastreuse des seconds. La figure du pope hiératique hostile qui règne sur le village en dictateur et répand une doctrine de la haine se voit confrontée à l'authenticité messianique originelle du pope des réfugiés. Ce sont deux visions du monde qui se heurtent. Au fur et à mesure de l'action, certains des protagonistes du Jeu de la Passion, Manolios qui incarne le Christ, Katerina qui joue le rôle de Marie Madeleine ou Yannakos celui de Pierre, s'insurgent contre des diktats de la tradition, ce que la mise en scène traduira par des vêtements plus colorés pour ces personnages.

La distribution est immense avec les deux grands groupes choraux et les choeurs d'enfants, et tout l'art de Simon Stone est mis au service des placements et des déplacements de ces grands ensembles sur la vaste scène. Les effets scéniques créés sont admirables, Simon Stone signe ici une mise en scène exceptionnelle, toute au service des tensions du livret et de l'extraordinaire musique de Martinů. Il a su transposer à la scène la puissance émotionnelle explosive de la musique, c'est d'une beauté bouleversante. Pour représenter le rejet des réfugiés il dégage de son revêtement gris la rangée supérieure des fameuses arcades du Manège des Rochers que parcourent avec lenteur les malheureux méprisés. Les grandes scènes de groupe alternent avec celles, individualisées, des confrontations des protagonistes que Simon Stone réussit avec une force de conviction peu commune. Lorsque le pope Grigoris bannit le petit groupe des villageois insurgés qui se sont portés au secours des réfugiés à l'encontre de ses injonctions haineuses, Simon Stone les fait disparaître par les gradins de la salle, procédé connu mais efficace qui rapproche l'auditoire de l'action.

C'est une conjonction astrale des plus heureuses qui a présidé à la cooptation du metteur en scène Simon Stone et du chef Maxime Pascal. La construction particulière de la salle de la Felsenreitschule fait en sorte que l'on peut observer et la scène et l'orchestre. Le chef français semble possédé par la musique de Martinů et est visiblement parvenu à conquérir la pleine collaboration du merveilleux Wiener Philharmoniker pour rendre la force expressive de l'oeuvre et sa puissance hypnotique et extatique. Il en rend la régularité rythmique qui utilise la forme d'une perpétuelle syncope, il en souligne les amalgames musicaux aux sources diverses, cela va de matériaux en provenance du folklore tchèque et slovaque, de la musique orthodoxe grecque, du jazz et de l'influence d'un Stravinsky ou d'un Copland. Il passe comme par magie du raffinement de la musique de chambre aux orages des ensembles choraux. La musique byzantine occupe une place prépondérante dans la construction de l'oeuvre, et cela dès le départ puisque Martinů commence son opéra avec l'hymne qui marque le début de la Semaine Sainte dans l'église orthodoxe. Maxime Pascal est à la fois un stratège compétent face aux complexités orchestrales et vocales de l'oeuvre et un visionnaire exalté. Le final est grandiose, il le donne avec une intelligence musicale, une énergie et un engagement physique inouïs, tout son être vibre de la musique : il faut le voir les bras levés au-dessus de l'orchestre et les mains qui virevoltent comme celles d'un magicien pris d'un délire extatique au-dessus du grand chaudron de l'orchestre.

Dans le rôle de Manolios, le berger choisi pour incarner le Christ dans le Jeu de la Passion, le ténor allemand Sebastian Kohlhepp suit avec un jeu d'acteur confondant les hésitations et l'évolution de son personnage qui finit par oser confronter la vindicte haineuse de la communauté villageoise. La beauté lyrique de l'interprétation est fascinante. Le baryton sombre du Hongrois Gábor Betz exprime de manière percutante la morgue hautaine et haineuse du pope Grigoris, dont l'autorité est attaquée lors de sa confrontation avec le pope Fotis, interprété par l'excellent baryton-basse Łukasz Goliński. La soprano Sara Jakubiak donne une Katerina bouleversante d'authenticité dramatique. Christina Gansch rend fort bien le personnage de Lenio, une jeune femme davantage intéressée par le mariage que par la relation. La scène du mariage est d'ailleurs un des moments les plus surprenants de la composition : alors que l'union de Lenio avec Nikolio vient d'être consacrée, Grigoris stigmatise Manolios comme bouc émissaire, ce qui conduit à son assassinat : le Christ est recrucifié.

Distribution salzbourgeoise

Opéra en quatre actes (créé en 1961, deuxième version, dite aussi version zurichoise). Livret de Bohuslav Martinů d'après le roman de Nikos Kazantzakis Le Christ recrucifié
Nouvelle production.

Maxime Pascal Chef d'orchestre
Simon Stone Mise en scène
Lizzie Clachan Décors
Mel Page Costumes
Nick Schlieper Éclairages
Christian Arseni Dramaturgie

Gábor Bretz Prêtre Grigoris
Luke Stoker Patriarcheas
Robert Dölle Ladas
Matthäus Schmidlechner Michelis
Alejandro Baliñas Vieites Kostandis
Charles Workman Yannakos
Sebastian Kohlhepp Manolios
Julian Hubbard Panait
Aljoscha Lennert Nikolio
Matteo Ivan Rašić Andonis
Sara Jakubiak La veuve Katerina
Christina Gansch Lenio
Helena Rasker Une vieille femme
Łukasz Goliński Prêtre Fotis
Teona Todua Despinio
Scott Wilde Un vieil homme

Association des concerts du Chœur de l'Opéra d'État de Vienne
Huw Rhys James Chef de chœur
Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor (chœur d'enfants du festival et du théâtre de Salzbourg)
Wolfgang Götz Chef de chœur
Orchestre philharmonique de Vienne

Visuels © Salzburger Festspiele/ Monika Rittershaus

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