En 1890, Jean Lorrain (1855-1906) publia dans L'Écho de Paris une série d'articles intitulés Une femme par jour, qu'il signe du pseudonyme Raitif de la Bretonne. Parmi ces portraits, on trouve celui d'une " tête couronnée " qu'il ne nomme pas, mais dans laquelle on reconnaîtra sans peine l'impératrice Élisabeth d'Autriche. Il présente son récit comme un conte ou une légende. Il ne faut y chercher un portrait historique, ce n'en est pas un. C'est un récit fantasmé mais bien informé qui dévie de la réalité et pratique ici et là l'amalgame.
En 1932, les éditions de la Madeleine reprirent certains de ces textes sous le titre Femmes de 1900 (Jean Lorrain. Préface de Paul Morand, notes et commentaires de Pierre-Léon Gauthier. Éditions de la Madeleine, Paris, 1932.)
Carl Rudolf Huber- Titania in ihrer wunderbaren Täuschung begriffenChambre de l'impératrice à la villa Hermès |
Tête couronnée
Elle a quitté Paris avant-hier pour Bordeaux où elle trouvera le yacht qui l’'emmène aujourd'hui sur les côtes d'Espagne ; un simple fiacre l'a conduite de l’hôtel Meurice à la gare, et, tant que le yacht impérial cinglera sur les côtes ibères, elle gardera l'incognito, cette svelte et un peu folle impératrice de Bohème, souveraine à la fois de l'ile de Thulé et des sept vieux châteaux du feu roi de Bavière, ce roi des contes bleus, chimérique et charmant comme un récit de fées écrit par Tennyssen et illustré par Orane.
Halles au fond des bois, vieux châteaux de Bohème,Lieds et retours de chasse aux sons lointains du cor ;Souvenir triste et doux comme un adieu suprême,Sommets blancs el neigeux que le couchant fait d'or.
Et c’est là toute sa vie, tout son caractère et toute son histoire, à cette impériale toquée, oseuse et fantaisiste à la manière des héroïnes des comédies de Musset et des drames amoureux de Shakespeare. Son mariage, un conte d'amour : A SUMMER NIGHT DREAM, A LOVE AND FAIRY TALE. |
Il était une fois un vieux duc très pauvre, qui vivait retiré dans une forêt obscure, enchevêtrée de ronces et presque impénétrable, au fond d'un très ancien et très vaste château ; ce vieux duc oublié avait dans son trésor trois perles, au gynécée trois filles, en son jardin trois roses.
Trois fils de rois, chassant dans la forêt ducale, entrevirent les filles du vieux seigneur ruiné, filant au rouet, assises à la croisée ouverte ; l'un était roi de Naples, l'autre prince de Gaule, le troisième, un peu cousin du duc, empereur de Bohême.
Et ainsi Elsa, car elle s'appelle Elsa comme la fiancée du chevalier du Cygne et la Sainte de Hongrie du miracle des Roses, devint impératrice de toutes les Bohêmes, en épousant, quoique sans dot, sans état et sans couronne, l'impérial chasseur, son beau-cousin.
J'avais promis un conte, c'est presque une ballade, une légende des bords du Rhin.
Dans les Idylles du Roi du poète Tennyssen, les chastes et sveltes héroïnes : Enilde, Geneva, Elaine surgissent nimbées d'or et des lys dans les mains ; dans l’idylle de l'empereur, il pleut mieux que des lys, des pâles edelweiss, la fleur même de neige.
Neigeuse et pure idylle qui eut un cruel réveil : à la suite de quelle humble déception l'impératrice devint-elle presque folle et cela presque au début de son mariage, bien avant le suicide princier qui ensanglanta, l'autre hiver, le palais impérial, et tout le peuple, et la cour, dans un deuil que nul ne quittera plus jamais.
Ô ces hautaines têtes froides et exaltées, aux yeux clairs et vides de l'aristocratie allemande, quel vent de folie semble depuis dix ans s'être déchaîné en elles. Drames sur catastrophes, suicides sur suicides, dénouements mystérieux : le roi Louis de Bavière, le joli prince de Hesse, évanoui il y a deux ans comme un fantôme, une pâle nuit de novembre, sur la mer brumeuse, à bord de son yacht, enfui par un hublot et jamais retrouvé ; enfin Rudi, notre Rudi, trouvé la tempe fracassée, dans la maison des bois, et, près de lui, la baronne, celle dont on ne prononce plus même le nom là-bas.
Et debout au milieu de tous ces désastres, fauchant autour d'elle fils, neveux et cousins, elle, la douce fiancée aux edelweiss du vieux manoir de la forêt profonde, se révélant tout-à-coup là Waltküre [sic] effrénée de mouvement et d'espace, des opéras de Wagner, et emplissant soudain ses états et l'Europe d’une chevauchée d’amazones affolées : elle chassait, l’autre hiver, da grouse en Ecosse ; il y a trois ans, elle bondissait, épique silhouette, sa robe noire à toutes les rafales, au bord de l'Océan, éveillait au galop de son cheval l'écho chuchoteur d’histoires du passé des falaises normandes.
Puis d’autres fantaisies... presque de Byzantine et d’Augusta du Bas-Empire cette fois ; un jour elle se déclare l’intime amie d’Elisa, une écuyère, et affiche, devenue alors impératrice de cirque, cette compromettante amitié. L’aristocratie de là-bas, la plus fermée qui soit au monde, s'effarouche et veut faire froide mine ; le lendemain, elle apparaît au bal de la Cour, toute sa chevelure noire étalée sur ses épaules et piquée tout partout d'étoiles de diamants ; coiffure de Titania que les taillis et la rosée nocturne ont décoiffée.
Enfin, cet été, l’ourlet de sa robe de deuil, encore tiède du sang de l'héritier, cette adorable et déroutante reine de fantaisie s’envole incognito vers les rives d’Espagne, tel le sylphe railleur des féeries de Shakespeare.
« Sur le dos de la chauve-souris je m'envole à la fin de l’été, gaiement. »
Ô têtes folles, ô têtes couronnées.
Certes, si la Folie est une enchanteresse, tous ces principules esclavons et allemands, tous petits Tannhausers captifs de leurs nerfs et de leurs fantaisies, ont entendu le chant de la sirène et, pis, ont pris plaisir à l’écouter… gaiement.
RAITIF DE LA BRETONNE.
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