jeudi 25 avril 2024

Météo littéraire. Le temps des saints grêleurs, geleurs et gâteurs de bourgeons : les Cavaliers du froid.

Saint Marc (Άγιος Μάρκος)
Dans le Tiers Livre de Pantagruel, Rabelais évoquait le personnage de Tinteville, évêque d’Auxerre : " Le noble pontife aimait le bon vin, comme fait tout homme de bien. Pourtant avait-il en soin et cure spéciale le bourgeon, père aïeul de Bacchus. Or est que, plusieurs années, il vit lamentablement le bourgeon perdu par les gelées, bruines, frimas, verglas, froidures, grêles et calamités advenues par les fêtes des saints Georges, Marc, Vital, Eutrope, Philippe, sainte Croix, l’Ascension et autres, qui sont on [au] temps que le soleil passe sous le signe de Taurus, et entra en cette opinion que les saints susdits étaient saints grêleurs, geleurs et gâteurs du bourgeon."

Du 23 avril au 6 mai, on fête les Cavaliers du froid : Saint Georges  le 23 avril, Saint Marc le 25 avril, Saint Eutrope le 30 avril, Sainte Croix le 3 mai et Saint Jean Porte Latine le 6 mai, dont on dit qu'il ferme la porte du froid.

Des dictons les mentionnent :

“Gelées de Saint-Georges, Saint-Marc, Saint-Robert, récoltes à l’envers.”

“Entre Saint-Georges et Saint-Marc, est un jour d’hiver en retard.”

“Saint Georges et saint Marc sont réputés saints grêleurs ou saints vendangeurs.” 
 
“Jorget, Marquet, Troupet e Crouset soun lou quatre cavaliès de la frech.”  
[Georges, Marc, Eutrope et Croix, sont les quatre cavaliers du froid]

lundi 22 avril 2024

Les marionnettes de Judith Gautier racontées par Jean Lorrain en 1899

Fille de Théophile Gautier, Judith Gautier (1845-1917) a conçu et réalisé des spectacles (notamment des mises en scène de pièces de son père Théophile Gautier et d'opéras de Richard Wagner) pour son Petit Théâtre dans lesquels étaient utilisées des figurines et des marionnettes. Ces dernières, en cire ou en bois, étaient fabriquées, habillées et manipulées par Judith elle-même. Derrière le castelet, aux pupitres et dans le public, prenait place la fine fleur de la belle société parisienne, aristocrates et artistes, proches du Parnasse notamment.

Judith Gautier chez elle, avec, sur ses genoux, ses chats Bibelot et Satan
Photo BnF Gallica

Jean Lorrain, qui se disait " l'arbitre des élégances ", signa un article consacré à ces marionnettes sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne. Il fut publié dans une chronique du Journal du 30 mai 1899.

" Jeudi 25 mai. — 31, rue Washington, dîné chez Mme Judith Gautier. Judith Gautier, la fille du grand Théo, cette médaille syracusaine devenue, par la culture d'elle-même, une Japonaise d'Hokousaï, face régulière et pâle on dirait modelée dans du kaolin, sous les cheveux noirs comme de l'encre de Chine.

Mme Judith Gaulier est aussi directrice de théâtre, un merveilleux théâtre de marionnettes, où à la fois imprésario, machiniste, décorateur, régisseur et costumier, elle modèle et sculpte de ses mains les personnages des drames qu'elle représente. Un petit cercle d élus a déjà applaudi sur cette scène la Valkyrie et Parsifal pour l'œuvre de Wagner, et Une larme du Diable, de Théophile Gautier ; et les drames wagnériens furent bel et bien joués avec chœurs et orchestre comme à Bayreuth.

Cette année, enfreignant les statuts de la Société des auteurs, Mme Judith Gautier monte sur sa scène un drame en vers dont elle est l'auteur, Tristane.

Comme elle me dit elle-même en me communiquant les maquettes des décors : « Cette fois, j aurai tout fait, les acteurs et la pièce » et comme je m'extasie sur l'ingéniosité de ces maquettes: « Que serait-ce si vous aviez vu celle de la Valkyrie ? soupire-t-elle; j'avais alors un collaborateur précieux, un jeune peintre, René Gérin. Pauvre garçon ! mort à trente ans ! Voyez s'il avait du talent.» Et prenant une lampe elle l'approche d'un grand tableau où trois sirènes à la chevelure d'algues, bercent le sommeil d'un chevalier d'une musique de coquillages, de madrépores et de coraux : « jolie imagination ! et pourtant, ce n'est qu'une ébauche! »

Sur l'andrinople des murs, autour de nous, dans le salon, rasant presque les coussins des divans, c'est une galopade grimaçante de dieux indous, de masques japonais, d'armes d'Orient, de foukousas et de Boudhas ; çà et là, un portrail deWagner, le dieu du lieu : un autre de Gautier, puis un de Leconte de Lisle, des pochades, dont l'une de Sargent, représentant la maîtresse de céans, interrompant cette fresque de soie et de bronze sous le rond lumineux de la lampe, nous feuilletons, maintenant les albums du Japon. Il y a là des estampes amusantes aux détails exquis et minutieux de poissons et des fleurs, des singes se balançant dans des guirlandes, et toute une animalité souriante et malicieuse, parmi une végétation de rêve, que je préfère même aux scènes de personnages et de guerriers. Une page me requiert entre toutes, celle où deux lapins, un noir et un blanc, s'allongent en courant sur la crête des vagues ; et l'atmosphère de ce logis de chimère et de rêve, l'ambiance même de cet appartement parisien, où la fille de Gautier s'attarde et se complaît dans des évocations d'un Orient légendaire, me semblent résumés dans cette estampe du Japon, représentant la galopade de deux lapins-fées sur la mer.

RAITIF DE LA BRETONNE "

Judith Gautier et Richard Wagner, les débuts d'une longue amitié

Le texte que vous venez de lire date de 1899. L'adoration que Judith Gautier (1845-1917) porta à Richard Wagner et à son œuvre était alors déjà très ancienne. Elle remonte à son adolescence. Judith entendit prononcer le nom de Wagner pour la première fois en 1861, le soir de la très chahutée première parisienne du Tannhäuser, et découvrit ensuite la partition du Vaisseau fantôme. Elle ne manqua ensuite aucun des concerts parisiens dont le programme annonçait des extraits des oeuvres de Wagner et se mit à rédiger des articles les concernant. En 1869, elle se rendit à Tribschen en compagnie de son mari Catulle Mendès et de leur ami Villiers de l'Isle-Adam et y firent la connaissance de Wagner et de sa famille. Le trio, qui avait projeté de couvrir la première mondiale du Rheingold à Munich, avait spécialement fait le crochet par Lucerne pour rencontrer le Maître. Nous avons recherché tous les documents de la presse française de 1869 relatant ce voyage, dont la grande majorité sont de la plume des trois compères, et les avons publié en 2019 dans notre ouvrage Les Voyageurs de l'Or du Rhin. La réception française de la création munichoise du Rheingold (BoD, 2019). 


#JeanLorrain #RichardWagner #Wagner #Lucerne #Tribchen #marionnettes #JudithGautier

dimanche 21 avril 2024

Opera incognita — In the Penal Colony de Philip Glass au Palais de Justice de Munich


Opera incognita, une compagnie qui sort des sentiers battus

Opera Incognita est une compagnie bavaroise tout ce qu'il y a de plus dynamique qui, depuis 2005, monte à Munich des spectacles pleins d'inventivité et de grande qualité. Une de ses spécificités est le choix du lieu pour jouer ses opéras : ce sont le plus souvent des lieux insolites mais adaptés à l'oeuvre choisie : le beau bassin de natation Jugendstil du Müllersches Volksbad, le Cirque Krone, un vieil amphithéâtre de l'Université, un grand passage souterrain désaffecté, l'église royale de la Résidence, une salle jouxtant le palais de Nymphenburg,... Pour In the Penal Colony, de Philip Glass, quoi de plus adapté que le palais de justice de Munich ? Le choix du lieu du spectacle fonctionne selon le principe de l'adaequatio rei intellectus, l'adéquation du lieu de la représentation à la thématique de l'opéra représenté.

Les spectacles d'Opera Incognita sont très appréciés par les amateurs d'opéra, mais ils attirent aussi un public plus large, et cela correspond bien à la philosophie des maîtres d'œuvre de la compagnie. L'objectif et l'idée directrice d'Opera Incognita est de sélectionner des opéras exceptionnels et de les rendre accessibles à un public établi ainsi qu'à un jeune public. Le metteur en scène Andreas Wiedermann et le chef d'orchestre Ernst Bartmann choisissent des oeuvres qui doivent représenter un défi scénique et musical. Le projet a vu le jour en 2005 avec Armide de Chr. W. Gluck , il s'est poursuivi en 2006 avec Axur de Salieri, puis en 2007 avec Les Perses d'Eschyle et Dardanus de Jean-Philippe Rameau. Depuis, des productions des époques stylistiques les plus diverses ont suivi chaque année, dont quelques premières munichoises de grandes œuvres. La particularité de ces mises en scène est l'étroite collaboration entre le directeur musical et le metteur en scène : tous deux sont présents lors des répétitions et étudient les pièces de concert. Il en résulte une symbiose plus forte entre la musique et la mise en scène, ce qui représente une approche qui ne serait pas réalisable dans les maisons établies. Les acteurs, souvent encore très jeunes et parfois encore inconnus, sont pour la plupart diplômés des conservatoires de musique. Ils ont ainsi la possibilité d'acquérir de l'expérience avec de grandes œuvres scéniques et de s'ouvrir ainsi la porte à d'autres projets de renom.


In the Penal Colony de Philip Glass

Le musicien et compositeur de musique contemporaine américain Philip Glass (né en 1937) a composé son opéra de chambre en un acte et 16 scènes sur un livret en anglais de Rudy Wurlitzer. L'opéra est basé sur la nouvelle en langue allemande, In der Strafkolonie, que Franz Kafka composa en 1914. L'opéra fut composé suite à une commande de l'ACT Theater à Seattle, où il fut créé le 31 août 2000. Comme dans la nouvelle  de Kafka, seuls deux des personnages s'expriment, l'Officier et le Visiteur. Leurs rôles dans l'opéra sont confiés respectivement à un baryton-basse et à un ténor. Le Prisonnier et le Garde restent silencieux. 

En décembre 2000, Philip Glass expliquait sa motivation pour la composition de l'opéra, des propos reproduits par Stephen Kinser dans un article du New York Times

« C’est le thème de l’illumination et de la transfiguration qui m’a motivé. Il y a un moment crucial quand on découvre que le vieux commandant avait l’habitude de réserver la priorité aux enfants pendant les exécutions, pour qu’ils soient juste en face. Il dit qu’à ce moment-là, la connaissance et la compréhension inonde le visage [des condamnés]. Si vous écoutez la musique, il est difficile de manquer cela. »


Synopsis

L'action se déroule sur une île où a été installée la colonie pénitentiaire d'un pays puissant qui n'est pas désigné.

Un visiteur de haut rang arrive dans la colonie pénitentiaire. Il a été invité à assister à l'exécution publique d'un prisonnier à l'aide d'une étrange machine inventée par l'ancien commandant de la colonie. La machine grave lentement dans la chair du condamné une description de ses crimes et, après des heures de torture atroce, le tue. L'appareil est utilisé par l'officier responsable de la prison, qui est totalement dévoué à la machine et à la mémoire du défunt commandant qui l'a inventée. Il est troublé par l'état de délabrement de la machine et par les critiques croissantes concernant son utilisation, notamment de la part du commandant actuel de l'île. Il espère que le visiteur sera impressionné par la machine et qu'il parlera de ses " pouvoirs rédempteurs " au commandant. Le visiteur est consterné par la machine mais chante : "Il est toujours risqué de s'immiscer dans les affaires des autres [...] Je m'oppose à cette procédure, mais je n'interviendrai pas". Lorsque l'officier se rend compte que le visiteur ne le soutiendra pas activement, il libère le prisonnier condamné de la machine et y monte lui-même, cherchant la rédemption d'une mort lente et douloureuse. La machine, cependant, fonctionne mal et, au lieu de le tuer lentement, le tue presque instantanément en lui perçant le crâne. Elle s'autodétruit ensuite. Le visiteur monte à bord d'un bateau et quitte l'île.


La production munichoise

Opera incognita a choisi de monter In the Penal Colony pour commémorer le centième anniversaire de la mort de Franz Kafka, décédé en 1924  :

" Avec sa mise en musique pour quintette à cordes et 2 chanteurs, le maître de la musique minimale Philip Glass a créé un décor sonore inquiétant et hallucinant pour cette histoire, qui transforme le fantasme surréaliste de Kafka sur un système de punition inhumain en un opéra de chambre virtuose et fantomatique. L'atrium du palais de justice de Munich devient un décor spectaculaire, véritablement "kafkaïen", pour cette soirée d'opéra d'un genre particulier. "  (Extrait de la présentation d'Opera Incognita, traduit de l'allemand)

Le hall et la grand escalier du Palais de Justice de Munich

Le Palais de Justice fut construit de 1890 à 1897 par l'architecte Friedrich von Thiersch dans un style néo-baroque. Le bâtiment du Gründerzeit est dominé par un dôme en verre central (67 mètres). Le bâtiment mesure 138 mètres de long et 80 mètres de profondeur. Le centre du bâtiment, conçu autour de deux cours, est le hall central de 19 m sur 29 m. Lors de la réunion du hall central et de l'escalier principal, le souhait de répondre aux exigences d'une circulation aisée et aussi confortable que possible vers tous les étages s'était imposé. Un escalier d'apparat monumental permet d'accéder aux 1er et 2e étages.


Les spectateurs sont installés dans l'espace central du hall, sous la fameuse coupole. Ils font face au majestueux escalier. Le quintette à cordes se trouve derrière les spectateurs. L'immense hall a une résonance magnifique qui amplifie la musique et le chant. Le public est en immersion sonore totale, ce qui va encore accroître la terrible épreuve psychique que le contenu de cet opéra nous fait traverser, une épreuve que va encore amplifier la proximité physique, à trois mètres du premier rang de spectateurs, des deux chanteurs et de l'acteur qui joue le prisonnier. Il n'y a que peu d'éléments de décor : la scénographe Aylin Kaip a installé à peu de mètres des spectateurs un bureau et deux chaises, deux cordes pour attacher le prisonnier sur les premières marches de l'escalier, un immense tube de tissu rouge foncé qui descend du haut de la troisième volée d'escaliers pour se terminer en pointe. Le tube symbolise la machine à torturer, dont la pointe va venir tracer de plus en plus profondément les mots de la sentence dans la chair du condamné. Le metteur en scène Andreas Wiedermann a détourné la statue du Prince Régent Luitpold, — qui comme un Grand Commandeur domine le hall depuis la balustrade du premier étage, — en la désignant comme étant la statue de feu le commandant inventeur de l'ignominieuse machine. Les éclairages, avec une salle baignée dans des lumières mauves ou rougeâtres, exacerbent la tension. Aylin Kaip a également créé les costumes et les grimages. Le choeur et les figurants sont tous habillés de costumes noirs avec des plastrons noirs sur lesquels sont imprimées des coulées rouge sang. Tous portent des petits chapeaux ronds de couleur noire. Les maquillages des visages sont d'un blanc cendreux avec des lèvres peintes de noir. L'officier arbore un costume noir avec les mêmes coulées sanguinolentes, un pantalon de chasse et des bottes de cuir noir. Le visiteur, très raffiné, porte un élégant costume blanc avec de fines rayures, plus rapprochées dans la veste et plus larges dans le pantalon. 


Andreas Wiedermann fait circuler le chœur et les figurants sur les trois volées du double escalier monumental et il les installe également sous les couloirs en balcons donnant sur le hall. La circulation incessante de ces personnages affairés aux regards fixes, portant serviettes, rappelle celle des corridors interminables que parcourent des fonctionnaires hautains et inaccessibles que l'on retrouve dans nombre d'œuvres de Franz Kafka (Le château, le Procès). Ils font partie de la machinerie imperturbable de l'oppression, au service d'un pouvoir qui édicte des lois souvent informulées et forcément incompréhensibles par les assujettis qui y sont soumis. 

L'opéra est chanté en anglais, à l'exception de quelques passages choraux en allemand. L'acoustique du hall de 67 mètres de hauteur est parfaite et l'unisson impeccable du choeur fait merveille. Le baryton allemand Manuel Kundinger compose avec une ligne de chant impeccable un officier au regard halluciné, obsédé par la perfection technique de l'instrument de torture, hanté par le personnage du commandant qui l'a inventé. La voix dispose d'une belle amplitude capable de vibrer dans l'aigu pour souligner l'hystérie obsessionnelle du personnage ou de souligner dans le grave les noirceurs de ses entreprises aveuglées par le respect de la hiérarchie et des lois, aussi iniques soient-elles. Le ténor canadien Dan Chamandy campe avec brio le personnage du visiteur que les règles protocolaires de la diplomatie contraignent à la neutralité. Son excellent jeu de scène tout en retenue souligne la bassesse compromettante de ce type de position. Le rôle du prisonnier est tenu avec un talent impressionnant par le jeune acteur bavarois Stefan Boschner (né en 1998), qui met ses prouesses de danseur et d'acrobate au service de la scène. Il porte le rôle muet d'un prisonnier condamné à la torture sans savoir de quoi il est accusé et sans avoir l'occasion de se défendre. Boschner force l'admiration par la véracité de ses mimiques et de l'expression corporelle, avec une présence scénique époustouflante. On le voit stupéfait, affolé, terrorisé, exprimant toute la gradation de la douleur physique, suppliant, rendu stupide et hébété au moment de la libération. Il offre le kaléidoscope étourdissant du chant de son corps et de la gamme de ses expressions pour donner la réplique aux deux chanteurs. Le quintette de cordes conduit par Ernst Bartmann rend admirablement la progression obsédante d'une musique qui se fait de plus en plus lancinante et entêtante.

C'est de la part d'Opera Incognita un trait de génie d'avoir choisi de représenter In the Penal Colony devant et sur les gradins de l'escalier monumental du grand hall du Palais de Justice. Les concepteurs de la fin du 19e siècle avaient voulu que le public, lorsqu'il se trouve devant cette volée de marches, se sente  submergé par la puissance du droit. Mais de quel droit s'agit-il ? Celui qui protège et soutient  nos démocraties, ou celui que promulgue un régime totalitaire. Il faut savoir que ce Palais de Justice connut  en février 1943, devant un tribunal populaire, les procès des membres du groupe de résistance Weiße Rose, le groupe de résistants au régime nazi de la Rose blanche que venait d'arrêter la Gestapo et qui furent condamnés et exécutés avant la fin de la même année. 

Ce spectacle est crucifiant. Le public, qui ne peut ignorer l'actualité terrifiante des guerres, des régimes totalitaires, de la pratique quotidienne des persécutions, de l'emprisonnement et de la torture, n'a d'autre choix que de s'identifier au visiteur et/ou au condamné. L'action de la Colonie pénitentiaire se déroule aujourd'hui à nos portes et la peste brune menace nos sociétés. Si on est ébloui par la beauté des lieux et la qualité d'une représentation proche de la perfection, on sort de ce spectacle profondément ébranlés, avec le sentiment effarant de  notre propre impuissance.

Distribution du 21 avril 2024

In the Penal Colony (Dans la colonie pénitentiaire)
Opéra de Philip Glass
Livret de Rudolph Wurlitzer d'après la nouvelle de Franz Kafka

Direction musicale : Ernst Bartmann
Direction scénique : Andreas Wiedermann
Décors et costumes : Aylin Kaip
Conception de l'éclairage : Joachim Hübner
Dan Chamandy (Le Visiteur)
Manuel Kundinger (L'Officier)
Stefan Boschner (Le Condamné)

Chœur et figurants d'Opera Incognita
Quintette à cordes

Crédit photographique© Aylin Kaip 
Dan Chamandy (costume blanc) en visiteur
Manuel Kundinger (costume sombre, casquette à visière) en officier
Stefan Boschner (torse nu) en délinquant

jeudi 18 avril 2024

Triptych, une trilogie apocalyptique de la compagnie Peeping Tom au Théâtre National de Munich

Photo © Virginia Rot

La compagnie Peeping Tom a fait cette année sa grande entrée sur la scène du Théâtre National de Munich où elle vient de présenter pour deux soirées la trilogie de son spectacle TRIPTYCH en tant que spectacle invité de la Semaine festive du ballet organisée par le Ballet d'État de Bavière.  

Peeping Tom est une compagnie basée en Belgique fondée en 2000 par  Gabriela Carrizo et Frank Chartier, bientôt rejoints par Euridike De Beul. La principale marque de fabrique de Peeping Tom est une esthétique hyperréaliste, soutenue par une scénographie concrète. Les scénographes créent dans un espace défini : un jardin, un salon et un sous-sol dans une première trilogie créée de 2001 à 2007,  deux caravanes résidentielles au milieu d'un paysage enneigé dans 32 rue Vandenbranden en 2009, un théâtre brûlé dans À Louer en 2011. Les chorégraphes y créent à chaque fois un univers instable qui défie la logique du temps et de l’espace. L’isolement y mène vers un monde onirique de cauchemars, de peurs et de désirs dans lequel les créateurs mettent habilement en lumière la part sombre de l’individu ou d’une communauté. Le huis clos de situations familiales ou de groupes humains confinés dans un espace défini constitue une source importante de créativité pour la compagnie. En 2015, Peeping Tom présentait à Munich deux spectacles, The Land et Vader au Festival munichois de danse contemporaine DANCE 2015.

Le titre du spectacle TRIPTYCH rappelle celui du Trittico, la trilogie de Puccini que l'on a récemment pu revoir sur la scène du Théâtre National. Le terme se réfère aux peintures ou sculptures composées en trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu, un format qui s'est développé à partir du 12ème siècle dans les retables religieux, avec une nécessaire connexion thématique des trois panneaux. TRIPTYCH est une pièce de danse-théâtre dont les trois parties, The missing door, The lost room et The hidden floor (La porte manquante, La chambre perdue, Le sol caché), ont été  au départ créées à l'origine pour le Nederlands Dans Theater avant d'être réunies dans un spectacle unique présenté au Teatro Central de Séville en janvier 2021

Photo © Maarten Vanden Abeele

Le spectacle montre le monde des pensées d'un homme dont la vie défile devant lui comme un film. En conséquence, le décor se compose de trois plateaux de tournage, dans lesquels les personnages sont confrontés à différentes réalités. L'aspect cinématographique caractérise également l'environnement sonore et les bruits : on peut entendre un verre qui tombe, des portes qui claquent, un cœur qui bat ou les grincements et les raclements d'un bateau. Triptych crée un maelström fascinant à partir de moyens théâtraux anciens et nouveaux.

L'action se situe sur un transatlantique dont on découvre trois espaces où se déroulent des événements étranges. Cela commence par une espèce de comédie macabre dans laquelle les objets ont une vie autonome. Un serveur découvre le corps gisant d'une femme et se met à nettoyer le sol au moyen d'un chiffon dont on s'apercevra bientôt qu'il est taché de sang. La femme est morte. Le chiffon semble doté d'une vie propre car il se met à se déplacer rapidement sur le sol, poursuivi par le serveur qui tente de le contrôler. Des portes s'ouvrent et se ferment en claquant sans l'intervention d'une main humaine, des chaises se déplacent. Les personnages sont emportés par le tangage et le roulis du navire. La fin de la première partie est ouroborique : le cadavre de la femme est à nouveau au centre de la scène, le serveur se remet à nettoyer le sol, comme si le film rebobiné reprenait en son début. 

Chaque partie de cette trilogie a son propre cadre unique, tel un décor de cinéma. The missing door évoque un salon ou un couloir aux portes multiples. L’action dans The lost room se déroule dans une cabine de bateau, et se concentre sur le monde intérieur des personnages. The hidden floor a lieu dans le cadre d'un restaurant abandonné en raison du naufrage imminent. Les pauses et les entractes font partie du spectacle : les changements de décors entre les trois pièces se font à vue, comme cela se passe sur le plateau de tournage d'un film. 

Photo © Maarten Vanden Abeele

Les décors, les accessoires et les lumières sont dotés d'une vie propre et participent de la chorégraphie. En troisième partie, les éléments se déchaînent, le paquebot est pris dans une tempête d'une force inouïe, un  violent incendie se déclare, tous les passagers sont promis à une mort certaine, l'eau s'infiltre de partout, le bateau va sombrer. Dans cette situation extrême et totalement désespérée où l'humour et le burlesque ne sont (presque) plus de mise, les passagers dévoilent de plus en plus leur inhumanité, on assiste à des scènes de panique, des cadavres sont précipités dans la mer, des couples tentent une dernière fois de faire l'amour, il y a sans doute des scènes de sadisme,  des meurtres, des viols, pour d'autres de l'apathie et de la résignation, tout le bateau, hommes, femmes et objets,  est saisi d'une grande folie. L'environnement sonore, déjà éprouvant en première et deuxième parties avec l'utilisation de bruitages typiques des films d'horreur, devient tonitruant, au point que le théâtre a mis à l'entracte des tampons auriculaires à la disposition des spectateurs.

Les chorégraphes poussent les danseurs à dépasser leurs propres limites dans des mouvements et des expressions paroxystiques. Il y a un travail corporel digne des plus grands numéros des acrobates et de contorsionnistes au cirque, mais il est ici une partie essentielle de la mise en scène, dans une esthétique qui mêle le burlesque à l'horreur. Les enchaînements sont d'une précision millimétrée qui laisse pantois. La compagnie Peeping Tom réalise une oeuvre d'art total dans un spectacle apocalyptique où les corps des danseurs sont à la limite de la désarticulation, de l'écartèlement ou encore de l'apesanteur et où les nerfs des spectateurs sont soumis à un tension extrême, insoutenable, cathartique sans doute. Un spectacle dont on ne sort pas indemne.

lundi 15 avril 2024

Duato / Skeels / Eyal — Trois univers chorégraphiques en ouverture de la Semaine festive du Bayerisches Staatsballett

La Ballet d'État de Bavière a proposé en ouverture de sa traditionnelle semaine de fête un "triple bill", trois chorégraphies respectivement signées par Nacho Duato, Andrew Skeels et Sharon Eyal, qui déploient en une seule soirée la grande variété tant des langages chorégraphiques que des expressions musicales, qui vont de la musique d'un classicisme plastique de Karl Jenkins au technobeat électronique d'Ori Lichtik en passant par la bande cinématographique d'Antoine Seychal. 

Monter trois ballets en une même soirée relève de l'exploit sur le plan de l'organisation des répétitions, ce que ne perçoit pas le public, confortablement installé pour partir dans un voyage spatial et temporel à la découverte de trois mondes de la danse contemporaine. Un élément commun relie pourtant ces mondes si différents, un fil rouge traverse ces trois huis clos, celui des stratégies de fuite que leurs habitants tentent de mettre en place pour s'en échapper, et la mort ou la dépersonnalisation qui peuvent en résulter.

White Darkness © Nicholas MacKay

C'est en novembre 2001 au Teatro de la Zarzuela de Madrid que la Compañía Nacional de Danza créa White Darkness de Nacho Duato, une oeuvre qui fut inspirée au chorégraphe valencien par la tragédie du décès d'une de ses sœurs. Le ballet, accompagné d'œuvres pour quatuor à cordes et orchestre à cordes de Karl Jenkins, traite de la fascination et de l'addiction aux drogues.  " Je suis profondément frappé par la tristesse des jeunes qui laissent la drogue envahir leur vie et glissent dans un monde sombre, un monde si sombre qu'il n'y a pas d'échappatoire. " expliquait Nacho Duato au moment de la création. White Darkness est un requiem dédié à la mémoire de sa soeur morte prématurément. L'oxymore du titre peut s'expliquer de la manières suivante : le white de la poudre blanche, cocaïne ou héroïne, est associé à l'obscurité, à la nuit sombre de la darkness. La poudre lumineuse tombe du ciel comme une manne, comme une messagère d'espérance et de joie de vivre, les junkies la recueillent dans la paume de leurs mains et s'en abreuvent, mais cette consommation ne leur procure qu'une agitation fiévreuse. Le ballet illustre plus qu'il ne raconte, il évoque la recherche avortée d'une histoire d'amour intense, d'une profonde déception que  l’héroïne cherche à oublier en l'anesthésiant. Mais la drogue ne peut offrir qu'un paradis artificiel, elle égare, aliène l'esprit et conduit à l'isolement et à la mort. Les danseurs évoluent sur la belle musique de Karl Jenkins qui, influencée par le new age et la world music, est d'un classicisme moderne. La chorégraphie est interprétée par dix danseurs, tous excellents, un groupe au sein  duquel Madison Young et Jakob Feyferlik tiennent la vedette.

Chasm © W. Hoesl

Post Apocalypse Now ! On rentre dans un tout autre univers avec la première mondiale de Chasm (Le gouffre, l'abîme ou la déchirure) du Nord-Américain Andrew Skeels, qui travaille pour la première fois avec le Bayerisches Staatsballett. Skeels nous introduit dans un monde futur lointain, à des milliers d'années de notre ère, un monde dans lequel s'est développée une nouvelle espèce humaine qui est le fruit d'un processus d'évolution. Le chorégraphe explique avoir été fortement impressionné par le film Dune de Denis Villeneuve, et plus particulièrement encore d'avoir été comme hypnotisé par l'arsenal sonore du compositeur Hans Zimmer qui génère l'atmosphère du film. Ici ce sont les ambiances sonores cinématographiques du compositeur Antoine Seychal qui accompagnent la progression du scénario de science-fiction du ballet. La nouvelle humanité de Chasm vit sous terre dans un réseau de grottes dont les ramifications sont inspirées par le mycelium, l'appareil végétatif des champignons. Des changements climatiques contraignent  la communauté à changer son mode de vie et, par des pratiques rituelles, à tenter de provoquer une déchirure par laquelle s'échapper du huis-clos de la grotte. Mais ses membres qui tentent de rejoindre la lumière meurent les uns après les autres et en fin de ballet ne reste debout d'un seul humain qui tend les bras dans un espoir de salut vers une déchirure lumineuse dont on ne saura jamais si elle lui aurait été salutaire. Le langage chorégraphique est empreint d'une esthétique cinématographique caractérisée par la vitesse et le goût du risque. Il insiste sur la coordination des mouvements des danseurs souvent inspirée par l'observation de phénomènes naturels. Ainsi d'une extraordinaire couronne de danseurs dont les corps imbriqués imitent le cercle concentrique et la danse des tentacules radiaires d'une anémone de mer. Un moment saisissant de beauté dans l'univers oppressant de la grotte. 

Autodance © S. Gherciu

Munich avait déjà pu découvrir l'art de la chorégraphe d'origine israélienne Sharon Eyal lors des festivals DANCE en 2015 et 2017, puis en 2020 au Bayerisches Staatsballett avec Bedroom Folk, une chorégraphie qu'Eyal avait présentée pour la première fois en 2020 au Bayerisches Staatsballett avec son partenaire artistique Gai Behar. Autodance est la deuxième œuvre issue de leur collaboration. Le préfixe grec "auto" fait référence à une danse qui puise son énergie en elle-même. On assiste à la création d'un nouveau monde, un monde dont le moteur est le mouvement.

Au Commencement était le Mouvement
Et le Mouvement s'est fait Chair
Et il s'est allongé

C'est bien ce qu'énonce Sharon Eyal qui affirme que la chorégraphie Autodance a été créé à partir du mouvement pur. Un mouvement qui accentue l'élongation des bras et des jambes et qui nous a semblé avoir des connotations animalières, dans ce que les animaux ont  de plus parfait. Cela nous évoque l'évolution des chevaux lipizzans dans l'école d'équitation de Vienne, l'élégante silhouette des flamants roses et leur magnifique parade nuptiale, celle encore des grèbes huppés. C'est aussi comme une mécanique huilée dont on aurait recherché la perfection. Tout cela dans l'environnement sonore de la musique énorme, pulsante du beat électronique créé par Ori Lichtik. Son tempo de sons percussifs et ses rythmes semblent le déclencheur des mouvements des danseurs. Autodance est une création fascinante qui joue sur les concordances entre le mouvement, la lumière et les pulsations de la musique. On se trouve aussi au sein d'un monde postmoderne dans lequel les danseurs, tous revêtus d'un même costume qui aplatit les poitrines et souligne le galbe des corps,  n'ont pas l'air d'être sexués. La dualité des sexes a disparu au profit d'un monde unifié dont les habitants célèbrent de concert l'esthétique suprême du mouvement. Autodance intègre harmonieusement la danse, la techno et la technique, tantôt explosive, tantôt sublime. Un ensemble visuel, émotionnel, bien structuré et hautement esthétique. S'il y a ici une fuite de la réalité, c'est une fuite en avant qui tend vers la perfection. Une chorégraphie d'une beauté confondante.

Distribution

White Darkness (2001)

Chorégraphie Nacho Duato
Musique Karl Jenkins
Décors Jaafar Chalabi
Costumes Lourdes Frías
Lumière Joop Caboort
Répétitions Thomas Klein
Avec Madison Young, Jakob Feyferlik, Bianca Teixeira, Zachary Rogers, Elvina  Ibraimova, Andrea Marino, Margarita Fernandes, António Casalinho, Eline Larrory et Severin Brunhuber

Chasm (2024)

Chorégraphie Andrew Skeels
Musique Antoine Seychal
Costumes Marija Djordjevic
Décors Michel Ostaszewski
Lumière Christian Kass
Assistance chorégraphique Jean-Sébastien Couture Nicolas Grosclaude

Avec Maria Chiara Bono, Polina Bualova, Dani Gibson, Ana Gonçalves, Margarita Grechanaia, Jasmine Henry, Marina Mata Gómez, Polina Medvedeva, Laura Orsi, Chelsea Thronson, Anastasiia Uzhanskaia,  Margaret Whyte, Tommaso Beneventi, Matteo Dilaghi, Alexey Dobikov, Vladislav Dolgikh, Konstantin Ivkin, Nikita Kirbitov, Soren Sakadales, Florian Ulrich Sollfrank

Autodance (2018)

Chorégraphie Sharon Eyal
Collaborateur chorégraphique Gai Behar
Musique Ori Lichtik
Costumes Rebecca Hytting
Lumière Alon Cohen
Répétitions Olivia Ancona

Solo Elvina Ibraimova
1er duo Rhiannon Fairless et Zhanna Gubanova
2e duo Severin Brunhuber et Andrea Marino
Avec Carollina Bastos, Madeleine Dowdney, Rhiannon Fairless, Zhanna Gubanova,  Elvina Ibraimova, Eline Larrory, Elisa Mestres, Ksenia Shevtsova, Daniella Venter, Severin Brunhuber, Vladislav Kozlov, Andrea Marino, Zachary Rogers, Rafael Vedra

dimanche 14 avril 2024

Grandes maisons d'opéra — Le Teatro Massimo Vicenzo Bellini à Catania

 

Photo  © Luc-Henri Roger

Le projet initial du Grand Théâtre Massimo Bellini de Catane fut confié en 1870 à l'architecte italien Andrea Scala, chargé de trouver un site approprié pour la construction d'un nouveau théâtre polyvalent (Teatro Politeama est le nom donné – principalement en Italie - aux théâtres spécialisés dans différents arts du spectacle, chorégraphie, art lyrique, cinéma, etc.).. Après avoir examiné les différentes options, le choix se porta sur la zone de la Piazza Cutelli. Malgré les incertitudes financières, le projet de Scala fut approuvé et, avec l'aide de l'architecte milanais Carlo Sada, il réalisa les travaux, financés par le groupe d'actionnaires de la Società Anonima del Politeama. 

En 1880, la société dut rapidement être mise en liquidation et elle fut remplacée par le conseil municipal, qui décida de transformer la structure en opéra en imposant des modifications au projet.  En raison du peu d'incitations financières à l'époque, la construction du théâtre ne fut achevée qu'en 1887. Il ne fut cependant inauguré que trois ans plus tard, en raison notamment de l'épidémie de choléra qui s'abattit sur la ville en 1887 et, encore une fois, en raison du manque de fonds. Il fallut attendre le 31 mai 1890 pour que le théâtre soit enfin inauguré. Comme il se doit, on y donna la Norma de Bellini, un enfant du pays qui y naquit en 1801. La recette de cette représentation s'éleva à 16.000 francs français. Catania comptait alors 80000 habitants et disposait enfin d'un grand théâtre.

Photo © Teatro Massimo V. Bellini Catania

Avec sa magnifique façade néo-baroque, le style du théâtre de Catane s'inspire de l'éclectisme français du second empire imposé à Paris par Charles Garnier avec l'Opéra de Paris. Le portique d'entrée pour les carrosses, fermé par des grilles en fer, est très élégant. La salle en fer à cheval, avec quatre niveaux de loges et une galerie, comporte 1200 places. Elle est d'une grande richesse décorative. Le plafond est peint de fresques par le peintre Ernesto Bellandi qui y a fait figurer une apothéose du compositeur ainsi que ses plus grandes œuvres : Norma, La Sonnambula, I Puritani et Il Pirata

Le théâtre est considéré comme l'un des plus beaux au monde, et son acoustique est réputée. D'éminents artistes comme Maria Callas ou Beniamino Gigli ont souligné l'exceptionnelle qualité de l'acoustique. Cette caractéristique de première importance est due au travail de Carlo Sada, dont la statue décore la salle ronde.

Photo © Teatro Massimo V. Bellini Catania

Les données au moment de l'inauguration du théâtre sont les suivantes. La salle est assez vaste : le parterre a 19 mètres de largeur sur 22 de long ; la scène est très grande : 11 mètres de large sur 33 de profondeur. Le tout est éclairé par 1,600 becs de gaz. Le rideau est en amiante ; des réservoirs d’eau d’une capacité de 60 mètres cubes sont disposés de manière à combattre efficacement le feu. s’il venait à se déclarer.

Reportage photographique













Photos © Luc-Henri Roger

vendredi 12 avril 2024

Clotilde, un poème de Guillaume Apollinaire

Photo Marco Pohle

Clotilde

L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain

Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra

Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

Photo Luc-Henri Roger

jeudi 11 avril 2024

Le monument à Richard Wagner à Munich Bogenhausen

 







Photos © Luc-Henri Roger


Ce monument à Richard Wagner est dû au sculpteur alsacien Heinrich Waderé (Colmar, 1865-.Munich 1950). Il a été érigé aux abords de la Prinzregentenplatz (place du Prince-Régent) dans le quartier de Bogenhausen à Munich, à deux pas du  Prinzregententheater (Le théâtre du Prince-Régent, dont l'architecture s'inspire de celle du Palais des Festivals de Bayreuth et dont l'ouverture eut lieu en août 1901). Parmi les projets que présenta le sculpteur, ce fut celui présentant le compositeur assis dans une pose similaire à celle de  Goethe dans le célèbre portrait de Tisbchein  Goethe dans la campagne romaine, qui fut retenu. Il figure Richard Wagner, commodément installé, enveloppé de plaids ou d'un manteau de voyage et tenant une partition à la main gauche.

Johann Heinrich Tibschein ,Goethe dans la campagne romaine. 1787
Städel Museum de Francfort


Le bloc de pierre qui servit à la réalisation du monument est en marbre d'Untersberg, il avait un volume de 14 mètres cubes et pesait 600 quintaux. Il fut très difficile de le transporter. A Unterberg plus de trente chevaux furent  nécessaires pour amener le bloc à la gare de chemin de fer. Le bloc de marbre fut sculpté  dans un atelier à la gare de l'est (Ostbahnhof). Une fois achevé, le monument pesait encore 450 quintaux. On mit deux jours 2 jours à le transporter jusqu'à son emplacement actuel à l'aide d'une d' une locomotive de route spéciale de la firme Maffei .

Transport du monument depuis la gare de l'est de Munich

La cérémonie de l' inauguration en 1913. Au fond à droite, le théâtre du Prince Régent.
Photo conservée au Photo Stadtarchiv München

Le monument a été dévoilé le 21 mai 1913, un jour avant le 100e anniversaire du compositeur.. Le dévoilement a eu lieu en présence du Prince Régent et de l'initiateur du projet, Ernst von Possart, célèbre acteur et directeur de théâtre qui participa activement à la conception et à la réalisation du Théâtre du Prince Régent. Son inauguration fut perçue par beaucoup comme la juste réparation  que devait la ville de Munich à Richard Wagner, qui avait dû quitter les lieux à la hâte en 1865. Cosima, la veuve de Richard Wagner, et leur  fils Siegfried ont refusé d'assister à l'événement vraisemblablement parce que le Festival d'opéra de Munich, les "Münchner Opernfestspiele", faisait concurrence à Bayreuth. L'ouverture d'une salle supplémentaire à Munich, qui plus est d'architecture wagnérienne, accroissait la concurrence.

mardi 9 avril 2024

Un plateau somptueux pour la reprise du Trittico de Puccini à l'Opéra de Munich

Ermonela Jaho (Suor Angelica)

Le titre Triticco, le tryptique de Giacomo Puccini,  se réfère aux peintures ou sculptures composées en trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu. Ce format s'est développé à partir du 12ème siècle dans les retables religieux, avec une nécessaire connexion thématique des trois panneaux.  La metteure en scène Lotte de Beer s'est nécessairement inspirée de ce titre pour résoudre l'équation complexe de la mise en relation de ces trois opéras qui appartiennent à trois genres différents : Il tabarro (La houppelande), un mélodrame vériste, Suor Angelica, un court opéra lyrico-mystique et, Gianni Schicchi, une farce aussi macabre que drôle et savoureuse. Au registre tragique du drame naturaliste qui se déroule sur une péniche amarrée sous un pont parisien succède le registre romantique de la tragédie d'une nonne princière cloîtrée de force dans un couvent toscan pour avoir mis au monde un enfant adultérin, suivi du registre comique d'une farce  qui a lieu dans le cadre cossu d'une maison patricienne médiévale.

Lotte de Beer et son conseiller Peter te Nuyl résolvent le problème de la diversité des trois opéras en en respectant l'inscription temporelle, comme en témoignent les costumes très réussis de Jorine van Beek, qui rendent bien l'atmosphère du pauvre milieu des débardeurs parisiens du début du 20ème siècle, celle de d'un couvent clôturé du 17ème siècle et celle enfin de la Florence du 13ème siècle. C'est par le truchement d'un extraordinaire décor unique dû à Bernhard Hammer et par la thématique commune de la mort que les trois panneaux du Tryptique se trouvent reliés. Le décor figure un tunnel fait de tronçons qui vont s'élevant et s'étrécissant vers le fond de scène et dont une des fonctions symboliques est de représenter le temps qui passe et de permettre le défilé des siècles de l'action. Lors de l'ouverture du Tabarro, c'est un cortège funèbre qui parcourt le tunnel avec deux cercueils, un grand cercueil contenant un corps adulte et un petit cercueil pour enfant. Ensuite, par le biais des accessoires, le tunnel figurera la péniche et les bords de Seine, le couvent et enfin la chambre funèbre de Gianni Schicchi. Les éclairages d'Alex Brok et des enfumages bien calibrés accentuent le rendu des  atmosphères. Les effets visuels s'enchaînent avec souplesse, avec des moments plus intenses à la fin du premier et du deuxième opéras, où l'anneau du second tronçon du tunnel effectue un mouvement complet de rotation, une grande roue qui entraîne le cadavre de Luigi fixé à la paroi et plus tard le fils mort de Suor Angelica qui lui est apparu enchâssé dans une grande croix formée d'un pourtour de lampes à la blanche incandescence. La répétition du procédé crée l'attente d'une répétition dans le troisième opéra, dans lequel Lotte de Beer a opté pour l'effet miroir inversé de la suspension d'un lit à baldaquins reproduisant le lit sur lequel repose le cadavre de Gianni Schicchi. La difficile équation est brillamment résolue, la spécificité de chacun des opéras est parfaitement rendue et cependant des charnières solides  relient les panneaux du triptyque: le tunnel et ses rotations, les thèmes de la mort et des amours illicites ou interdites par le jeu des conventions sociales. 

Commedia dell'arte dans Gianni Schicchi

La réussite de la mise en scène s'accompagne d'un plateau prestigieux et d'une interprétation orchestrale dirigée par le chef tchèque Robert Jindra, qui a su rendre avec un enthousiasme communicatif les émotions, les tendresses, les surprises et l'humour de la partition.  La Bayerische Staatsoper a engagé les meilleurs interprètes, dont le seul énoncé des noms fait rêver. Dans le Tabarro, le baryton italien Ambrogio Maestri prête son imposant gabarit et sa voix puissante au personnage de Michele. Les hésitations de Giorgetta sont subtilement rendues par le jeu de scène magistral et le soprano vibrant, de la grande interprète wagnérienne Lise Davidsen, que l'on découvre ici dans le répertoire italien, un avant-goût prometteur de sa Tosca munichoise annoncée pour la saison prochaine. On retrouve avec bonheur le ténor coréen Yonghoon Lee qui avait déjà interprété Luigi en 2018 et qui séduit par son timbre chaleureux,  son volume intense, la plénitude et les richesses de son chant. La Suor Angelica d'Ermonela Jaho était un des moments attendus de la soirée, c'est ce rôle qui a révélé la chanteuse albanaise en 2011 et qui lui vaut encore aujourd'hui la plus grande des ovations. La soprano a donné une interprétation aux qualités dramatiques bouleversantes qui exprime l'agonie d'une mère écartelée que le désespoir conduit au suicide, d'une religieuse par contrainte dont la foi s'avère inefficace et que seul un miracle peut sauver.  La mezzo-soprano Michaela Schuster rend admirablement la rigidité sordide et glaçante de la tante-princesse, avec un jeu de scène magistral. Enfin,  dans le troisième opéra, Ambrogio Maestri brûle les planches avec son Gianni Schicchi à la truculence pantagruélique, avec une puissance d'interprétation au phrasé exemplaire, inénarrable de drôlerie dans son imitation nasillée de Buoso Donati. Un grand interprète, dont le Falstaff est rentré dans les annales, qui rend aussi bien le désespoir misérable de Michele que les bouffonneries joviales et rusées de Buoso Donati. Elsa Dreisig donne un délicieux "O mio bambino caro", la seule aria de la soirée.  L'orchestre et le chef ont réussi avec brio le difficile exercice de l'accompagnement des dialogues aux répliques très rapides du dernier opéra du Trittico.

Une énorme ovation a salué cette somptueuse soirée d'opéra.

Distribution

Direction musicale Robert Jindra
Mise en scène Lotte de Beer
Décors Bernhard Hammer
Costumes Jorine van Beek
Lumières Alex Brok
Chœurs Franz Obermair

Il tabarro

Michele Ambrogio Maestri
Luigi Yonghoon Lee
Il Tinca Kevin Conners
Il Talpa Martin Snell
Giorgetta Lise Davidsen
La Frugola Natalie Lewis
Un vendeur de chansons Zachary Rioux
Un couple d'amoureux Elsa Dresig Granit Musliu

Suor Angelica 

Suor Osmina Ruth Irene Meyer
Suor Angelica Ermonela Jaho
La zia principessa Michaela Schuster
La badessa Victoria Karkacheva
La suora zelatrice Ursula Hesse von den Steinen 
La maestra delle novizie Noa Beinart
Suor Genovieffa Eirin Rognerud
Suor Dolcina Seonwoo Lee
La suora infirmiera Emily Sierra
1ère chercheuse d'aumône Eliza Boom
2e chercheuse d'aumône Natalie Lewis
1ère infirmière laïque Eliza Boom
2e infirmière laïque Natalie Lewis

Chœur d'enfants du Bayerische Staatsoper

Gianni Schicchi

Gianni Schicchi Ambrogio Maestri

Lauretta Elsa Dresig
Zita Noa Beinart
Rinuccio Granit Musliu
Gherardo Zachary Rioux
Nella Eliza Boom
Gherardino David Geberth
Betto di Signa Christian Rieger
Simone Martin Snell
Marco Daniel Noyola
La Ciesca Emily Sierra
Maestro Spinelloccio Donato Di Stefano
Ser Amantio di Nicolao Andrew Hamilton
Pinellino Roman Chabanarok
GuccioThomas Mole

Orchestre de l'État de Bavière
Opéra national de Bavière

Crédit photographique : Wilfried Hösl


La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Quatrième partie

Maria Taglioni (1804-84) in  La Sylphide, Souvenir d'Adieu  (6 lithographies d'Alfred-Édouard Chalon, 1845) Nous poursuivons notre e...