La Ballet d'État de Bavière a proposé en ouverture de sa traditionnelle semaine de fête un "triple bill", trois chorégraphies respectivement signées par Nacho Duato, Andrew Skeels et Sharon Eyal, qui déploient en une seule soirée la grande variété tant des langages chorégraphiques que des expressions musicales, qui vont de la musique d'un classicisme plastique de Karl Jenkins au technobeat électronique d'Ori Lichtik en passant par la bande cinématographique d'Antoine Seychal.
Monter trois ballets en une même soirée relève de l'exploit sur le plan de l'organisation des répétitions, ce que ne perçoit pas le public, confortablement installé pour partir dans un voyage spatial et temporel à la découverte de trois mondes de la danse contemporaine. Un élément commun relie pourtant ces mondes si différents, un fil rouge traverse ces trois huis clos, celui des stratégies de fuite que leurs habitants tentent de mettre en place pour s'en échapper, et la mort ou la dépersonnalisation qui peuvent en résulter.
White Darkness © Nicholas MacKay
C'est en novembre 2001 au Teatro de la Zarzuela de Madrid que la Compañía Nacional de Danza créa White Darkness de Nacho Duato, une oeuvre qui fut inspirée au chorégraphe valencien par la tragédie du décès d'une de ses sœurs. Le ballet, accompagné d'œuvres pour quatuor à cordes et orchestre à cordes de Karl Jenkins, traite de la fascination et de l'addiction aux drogues. " Je suis profondément frappé par la tristesse des jeunes qui laissent la drogue envahir leur vie et glissent dans un monde sombre, un monde si sombre qu'il n'y a pas d'échappatoire. " expliquait Nacho Duato au moment de la création. White Darkness est un requiem dédié à la mémoire de sa soeur morte prématurément. L'oxymore du titre peut s'expliquer de la manières suivante : le white de la poudre blanche, cocaïne ou héroïne, est associé à l'obscurité, à la nuit sombre de la darkness. La poudre lumineuse tombe du ciel comme une manne, comme une messagère d'espérance et de joie de vivre, les junkies la recueillent dans la paume de leurs mains et s'en abreuvent, mais cette consommation ne leur procure qu'une agitation fiévreuse. Le ballet illustre plus qu'il ne raconte, il évoque la recherche avortée d'une histoire d'amour intense, d'une profonde déception que l’héroïne cherche à oublier en l'anesthésiant. Mais la drogue ne peut offrir qu'un paradis artificiel, elle égare, aliène l'esprit et conduit à l'isolement et à la mort. Les danseurs évoluent sur la belle musique de Karl Jenkins qui, influencée par le new age et la world music, est d'un classicisme moderne. La chorégraphie est interprétée par dix danseurs, tous excellents, un groupe au sein duquel Madison Young et Jakob Feyferlik tiennent la vedette.
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Chasm © W. Hoesl |
Post Apocalypse Now ! On rentre dans un tout autre univers avec la première mondiale de Chasm (Le gouffre, l'abîme ou la déchirure) du Nord-Américain Andrew Skeels, qui travaille pour la première fois avec le Bayerisches Staatsballett. Skeels nous introduit dans un monde futur lointain, à des milliers d'années de notre ère, un monde dans lequel s'est développée une nouvelle espèce humaine qui est le fruit d'un processus d'évolution. Le chorégraphe explique avoir été fortement impressionné par le film Dune de Denis Villeneuve, et plus particulièrement encore d'avoir été comme hypnotisé par l'arsenal sonore du compositeur Hans Zimmer qui génère l'atmosphère du film. Ici ce sont les ambiances sonores cinématographiques du compositeur Antoine Seychal qui accompagnent la progression du scénario de science-fiction du ballet. La nouvelle humanité de Chasm vit sous terre dans un réseau de grottes dont les ramifications sont inspirées par le mycelium, l'appareil végétatif des champignons. Des changements climatiques contraignent la communauté à changer son mode de vie et, par des pratiques rituelles, à tenter de provoquer une déchirure par laquelle s'échapper du huis-clos de la grotte. Mais ses membres qui tentent de rejoindre la lumière meurent les uns après les autres et en fin de ballet ne reste debout d'un seul humain qui tend les bras dans un espoir de salut vers une déchirure lumineuse dont on ne saura jamais si elle lui aurait été salutaire. Le langage chorégraphique est empreint d'une esthétique cinématographique caractérisée par la vitesse et le goût du risque. Il insiste sur la coordination des mouvements des danseurs souvent inspirée par l'observation de phénomènes naturels. Ainsi d'une extraordinaire couronne de danseurs dont les corps imbriqués imitent le cercle concentrique et la danse des tentacules radiaires d'une anémone de mer. Un moment saisissant de beauté dans l'univers oppressant de la grotte.
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Autodance © S. Gherciu |
Munich avait déjà pu découvrir l'art de la chorégraphe d'origine israélienne Sharon Eyal lors des festivals DANCE en 2015 et 2017, puis en 2020 au Bayerisches Staatsballett avec Bedroom Folk, une chorégraphie qu'Eyal avait présentée pour la première fois en 2020 au Bayerisches Staatsballett avec son partenaire artistique Gai Behar. Autodance est la deuxième œuvre issue de leur collaboration. Le préfixe grec "auto" fait référence à une danse qui puise son énergie en elle-même. On assiste à la création d'un nouveau monde, un monde dont le moteur est le mouvement.
Au Commencement était le Mouvement
Et le Mouvement s'est fait Chair
Et il s'est allongé
C'est bien ce qu'énonce Sharon Eyal qui affirme que la chorégraphie Autodance a été créé à partir du mouvement pur. Un mouvement qui accentue l'élongation des bras et des jambes et qui nous a semblé avoir des connotations animalières, dans ce que les animaux ont de plus parfait. Cela nous évoque l'évolution des chevaux lipizzans dans l'école d'équitation de Vienne, l'élégante silhouette des flamants roses et leur magnifique parade nuptiale, celle encore des grèbes huppés. C'est aussi comme une mécanique huilée dont on aurait recherché la perfection. Tout cela dans l'environnement sonore de la musique énorme, pulsante du beat électronique créé par Ori Lichtik. Son tempo de sons percussifs et ses rythmes semblent le déclencheur des mouvements des danseurs. Autodance est une création fascinante qui joue sur les concordances entre le mouvement, la lumière et les pulsations de la musique. On se trouve aussi au sein d'un monde postmoderne dans lequel les danseurs, tous revêtus d'un même costume qui aplatit les poitrines et souligne le galbe des corps, n'ont pas l'air d'être sexués. La dualité des sexes a disparu au profit d'un monde unifié dont les habitants célèbrent de concert l'esthétique suprême du mouvement. Autodance intègre harmonieusement la danse, la techno et la technique, tantôt explosive, tantôt sublime. Un ensemble visuel, émotionnel, bien structuré et hautement esthétique. S'il y a ici une fuite de la réalité, c'est une fuite en avant qui tend vers la perfection. Une chorégraphie d'une beauté confondante.
Distribution
White Darkness (2001)
Chorégraphie Nacho Duato
Musique Karl Jenkins
Décors Jaafar Chalabi
Costumes Lourdes Frías
Lumière Joop Caboort
Répétitions Thomas Klein
Avec Madison Young, Jakob Feyferlik, Bianca Teixeira, Zachary Rogers, Elvina Ibraimova, Andrea Marino, Margarita Fernandes, António Casalinho, Eline Larrory et Severin Brunhuber
Chasm (2024)
Chorégraphie Andrew Skeels
Musique Antoine Seychal
Costumes Marija Djordjevic
Décors Michel Ostaszewski
Lumière Christian Kass
Assistance chorégraphique Jean-Sébastien Couture Nicolas Grosclaude
Avec Maria Chiara Bono, Polina Bualova, Dani Gibson, Ana Gonçalves, Margarita Grechanaia, Jasmine Henry, Marina Mata Gómez, Polina Medvedeva, Laura Orsi, Chelsea Thronson, Anastasiia Uzhanskaia, Margaret Whyte, Tommaso Beneventi, Matteo Dilaghi, Alexey Dobikov, Vladislav Dolgikh, Konstantin Ivkin, Nikita Kirbitov, Soren Sakadales, Florian Ulrich Sollfrank
Autodance (2018)
Chorégraphie Sharon Eyal
Collaborateur chorégraphique Gai Behar
Musique Ori Lichtik
Costumes Rebecca Hytting
Lumière Alon Cohen
Répétitions Olivia Ancona
Solo Elvina Ibraimova
1er duo Rhiannon Fairless et Zhanna Gubanova
2e duo Severin Brunhuber et Andrea Marino
Avec Carollina Bastos, Madeleine Dowdney, Rhiannon Fairless, Zhanna Gubanova, Elvina Ibraimova, Eline Larrory, Elisa Mestres, Ksenia Shevtsova, Daniella Venter, Severin Brunhuber, Vladislav Kozlov, Andrea Marino, Zachary Rogers, Rafael Vedra