von triste Tristan was sîn nam (Gottfried von Straßburg)
Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse,
tu auras pour nom Tristan (Béroul)
Le metteur en scène islandais Thorleifur Örn Arnarsson (46 ans) qui fait cet été ses débuts à Bayreuth est bien connu dans le monde du théâtre allemand. Après avoir suivi des études à Berlin, il a depuis 2010 réalisé des mises en scènes de théâtre et d'opéra dans de nombreux théâtres allemands. Passionné de mythologie, il a au cours de la saison 2017/18 réalisé à Hanovre une nouvelle narration de l'Edda, le grand récit sur la mythologie nordique et l'histoire des dieux, qui a obtenu en 2018 le prix Faust dans la catégorie mise en scène. La pièce fut ensuite reprise au Burgtheater de Vienne. Arnarsson dit apprécier la complexité et la profondeur des oeuvres de Wagner. Après son Lohengrin d'Augsburg, son Siegfried de Karlsruhe et son Parsifal de Hanovre. Son Tristan und Isolde est le quatrième opéra de Wagner qu'il met en scène.
À Bayreuth, il s'est donné pour objectif de proposer des pistes de lecture de la complexité de l'opéra et d'inviter le public à embarquer sur un vaisseau pour une croisière émotionnelle. Il compare l'œuvre à une formule mathématique complexe, une immense algèbre qui ne mène pas automatiquement à un résultat défini. Son approche suggestive nous a paru évocatoire et symboliste, un sublimé de sensations et de perceptions qui se refuse à la démonstration mais connote la complexité en ouvrant le champ à l'interprétation personnelle. Son approche invite le spectateur à devenir l'acteur de sa réception de l'œuvre. On est, — enfin ! — aux antipodes de ce Regietheater où le metteur en scène s'arroge le droit de donner le pas à ses propres idées par rapport aux idées du poète-compositeur. Arnarsson, fasciné par la complexité wagnérienne, refuse de l'appréhender en lui appliquant une formule simplificatrice, tout en étant conscient que le matériau du livret et la composition restent inépuisable.
Embarquons donc pour cette croisière mortifère ! Le décor du premier acte est dépouillé : le pont d'un vaisseau est suggéré par une vingtaine de drisses qui, tombant des cintres, encadrent la scène comme une tente ouverte ; l'arrière-scène est recouverte par un tapis de nuages ; le pont a subi en son centre une avarie non réparée et non déblayée qui forme un trou béant. Toute l'attention se porte sur le large ovale de la robe à crinoline blanche d'Isolde dont le bas s'élargit comme une nappe et qui porte une multitude d'inscriptions dont on s'aperçoit bientôt qu'elles ont été écrites ou dessinées au moyen d'une large plume par la princesse d'Irlande. La robe focalise toute l'attention et entraîne une foule d'associations et d'interrogations. La robe blanche peut être une robe de mariée, mais, mauvais présage, la blancheur est tâchée de noir. L'ampleur du contour de la robe empêche le déplacement, Isolde est immobilisée, prisonnière de sa robe de mariée comme elle l'est du vainqueur du Morholt . Les manches aux épaules bouffantes surdimensionnées lui donnent la silhouette d'un ange. Mais que sont ces inscriptions noires qu'Isolde dessine sur sa robe et qu'on ne peut déchiffrer de la salle. S'agit-il de vers du poème wagnérien? De runes magiques qui la protégeraient ? Écrit-elle l'histoire de son peuple, de l'assassinat de son champion, le Morholt ? Est-ce un journal intime, une plongée dans l'inconscient dont elle veut garder la trace ? La mise en scène ouvre la boîte de Pandore des possibles. Quand elle se débarrassera de sa robe on lui verra un jupon formé de longues bandes étroites de tissus qui toutes portent les phylactères de la prisonnière. Et des lambeaux de cette robe l'accompagneront jusqu'au moment de la mort. Tristan en gardera un pan dans lequel il plongera son visage pour y respirer le parfum de la femme aimée.
Tout au long du premier acte, les protagonistes ne font que des déplacements infimes. Isolde, tout en étant immobilisée, se débat dans l'impossibilité de ce qu'elle désire. Et si l'action extérieure est pauvre, tout l'accent est mis sur ce qui se déroule à l'intérieur de sa personne, sur l'incommensurable charge émotionnelle qu'exprime la musique et qui s'extériorise dans le chant. Le troisième acte est en miroir avec le premier, ce sera au tour de Tristan d'être immobilisé dans son attente d'un vaisseau ramenant sa bien-aimée et plus avant par son agonie au cours de laquelle il rampera à terre écrasé de douleur avant que d'expirer.
Au dépouillement scénique du premier acte, entièrement centré sur la figure hiératique d'Isolde, succède en opposition l'encombrement extrême du deuxième acte que le metteur en scène a placé dans la cale du navire, dont on voit la carlingue. Elle recèle un capharnaüm qui comporte une série incalculable d'objets entassés confusément, un amas d'objets qui auraient pu faire les délices d'un cabinet de curiosités. On y voit deux statues d'atlantes soutenant un balcon, des vasques de marbre, des roues dentées, des statues antiques grecques ou romaines, des bas-reliefs encadrés, une petite Vénus emprisonnée dans une grande cage d'oiseaux, des animaux empaillés, des tableaux dont un paysage portuaire romantique de Caspar David Friedrich, un tableau qui, comme une mise en abyme, évoque le voyage, le temps qui s'écoule avec lenteur, une invitation à plonger dans l'infini des possibles, mais aussi une certaine mélancolie. La petite Vénus pudique et encagée semble regarder une statue athlétique nue et casquée, — s'agit-il du dieu Mars ? — et Tristan viendra ôter la cage qui l'emprisonne, comme s'il voulait libérer l'amour que la cage rendait impossible et permettre le rapprochement des statues. On y voit aussi des trophées et des armures, une mappemonde ancienne, de ces objets qui constituent la panoplie d'un personnage héroïque, mais qui ont été mis au rebut dans cette cale, comme une métaphore de la transformation de Tristan qui a mis fin à sa vocation de héros. Au plafond de la cale on voit les planches effondrées du pont avarié. Cette trouée est comme une porte ouverte entre deux mondes : le monde ancien qui a vu le combat des héros et la victoire du guerrier Tristan, le monde plus mystérieux des profondeurs intimes des deux protagonistes. Tristan et Isolde sont descendus dans ce lieu où s'amoncellent les choses anciennes comme pour se débarrasser des scories de leur propre passé et réaliser la nouveauté lumineuse de leur amour qui, malgré la ferveur qui les anime, restera chaste. Ils s'approchent sans encore se toucher, ils s'effleurent et iront jusqu'au baiser. Les éclairages de la cale, d'abord plongée dans l'obscurité, la rendront peu à peu visible. Une source lumineuse dorée venue d'un plus profond illuminera les deux amants. Le fond de la cale recèle peut-être lui aussi une trouée, mais qui serait le passage vers un autre univers, plus lumineux, comme la promesse d'un au-delà meilleur qui répondrait à la promesse de l'ange et où l'amour pourrait enfin s'épanouir ? Lors de son arrivée imprévue, on distingue mal le roi Marke, en long manteau noir, qui semble perdu parmi les souvenirs du passé et paraît en faire partie au point d'y disparaître. Mais cette arrivée met à jamais un terme, du moins dans le monde des vivants, à l'union naissante de Tristan et Isolde.
Le décor du troisième acte s'inscrit dans la continuité des deux premiers. Le navire est à présent démantelé, il ne reste plus que quelques grandes pièces de charpente de renforcement de la coque. Les objets de collection ou au rebut sont compactés en un grand tas de déchets prêts à être évacués ou livrés aux flammes, Tout le monde ancien se délite. Tristan alangui et à bout de forces, se confond avec le tas d'ordures dont on le verra émerger bientôt. Le grand acte de Tristan met en scène une épave moribonde qui chante en se traînant couché sur le sol.
Au côté de la robe d'Isolde dont des pans et des lambeaux accompagneront toute la mise en scène, on trouve d'autres leitmotifs scéniques comme le thème de l'ange, déjà mentionné dans l'évocation de la silhouette de la princesse. Au deuxième acte un ange doré à taille humaine surplombe le haut de la coque. Il semble porter d'une main un rameau et tendre de l'autre une boule dorée qui pourrait être un fruit d'or, osons une pomme. Est-il là comme la promesse d'un avenir meilleur dans un au-delà où la paix et l'amour régneront en maître ? Au troisième acte le manteau du berger lui donne aussi le profil d'un ange. La fiole contenant le filtre de mort réapparaît également comme un leitmotive, à de plus nombreuses reprises que dans le livret nous a-t-il semblé, ainsi remplace-t-elle le coup d'épée porté à Tristan par Melot.
La mise en scène a sans doute bien d'autres richesses que l'on aura loisir d'examiner en regardant la captation*. Nous sommes bien trop loin de la scène pour en recueillir tous les détails, de même que nous n'avons pu examiner les mimiques des personnages.
Andreas Schager en Tristan |
" Dans Tristan und Isolde, il n'y a pas d'arrivée, seulement la nostalgie de l'inaccessible, de l'endroit «où mon cœur me promettait la fin de l'illusion ». Deux personnes qui aspirent à sortir des rôles qui leur sont attribués, à échapper au mensonge supposé de la vie quotidienne. Deux êtres qui souffrent de la vie et dont la déclaration d'amour consiste à vouloir recréer un moment irrémédiablement passé. Deux noctambules qui, dans leur désir régressif d'être pris en charge et de s'abandonner complètement, perdent le contact avec la réalité et qui, dans leur désir de pouvoir abandonner leur moi à un autre et d'échapper à leur propre histoire, doivent finalement échouer contre eux-mêmes. « Désirer en mourant, ne pas mourir de désir »." (Conclusion tirée de la présentation de l'opéra par les Bayreuther Festspiele)
Symon Bychkov, grand directeur straussien, malhérien et wagnérien, nous a livré un des meilleurs Tristan entendus ces dernières années. Le maestro, pour avoir déjà dirigé Parsifal à Bayreuth, connaît bien l'acoustique particulière de la fosse. Il respecte scrupuleusement les indications de tempo et de nuances données par le compositeur ("sehr lebhaft", "bewegt"), mais aussi les silences. Il fait rendre avec précision les leitmotivs dans le développement de leurs variations, qui illustrent aussi l'évolution intérieure des protagonistes. Dès le prélude, dès l'accord de Tristan, — avec toute la tension qu'il comporte et qui ne sera jamais résolue, un accord que le maestro définit comme une prison (mais aussi comme un rêve et un désir ardent, une prison dont on veut s'échapper), — on comprend qu'il va faire rendre à l'orchestre les tensions émotionnelles et le cheminement psychologique des personnages. Au-delà de l'évidence de la qualité technique, Bychkov, tout au service de la musique et très respectueux des chanteurs, nous touche intimement par son rendu de l'esprit et de l'intensité émotionnelle de l'œuvre. Et cela seul déjà aurait rendu la soirée magique.
Camilla Nylund a fait ses débuts bayreuthois en 2011 dans le rôle d'Elisabeth. Chanter Isolde est l'aboutissement d'un long parcours et d'un travail intense dont la chanteuse récolte aujourd'hui les fruits. elle a donné une Isolde accomplie, et fait preuve d'une endurance exceptionnelle jusqu'au dernier souffle, "höchste Lust", d'un remarquable Liebestod. Emprisonnée, quasi immobilisée dans sa robe surdimensionnée du premier acte elle exprime la complexité des sentiments et des variations émotionnelles de la princesse prisonnière. Excellent acteur, Andreas Schager porte son Tristan à un niveau de perfection et de puissance rarement atteint, qui transcende encore celui que nous avions pu entendre à Vienne il y a deux ans : la projection et le phrasé sont impeccables, le volume de la voix laisse pantois, son troisième acte au cours il campe un être à l'agonie, ravagé par la douleur de l'attente, se réveillant de la mort qui semblait l'avoir emporté pour mourir encore est d'une beauté dramatique fulgurante. Quelle énergie ! Quelle trempe ! Quelle vitalité ! Christa Mayer, qui a remplacé Ekaterina Gubanova souffrante quasi au pied levé, donne une Brangäne dont on pressent la force intérieure intense, elle aborde ce rôle qu'elle a pratiqué à plusieurs reprises avec succès sur la colline verte avec une grande puissance expressive. La qualité de son élocution rend son texte parfaitement compréhensible. De son baryton aux sonorités graves et profondes, Olaf Sigurdason campe un Kurwenal solide, les pieds bien ancrés dans le sol. Seul Günther Groissböck semble perdu dans la confusion du décor du deuxième acte, dont il émerge à grand peine, et reste en deçà de l'expression attendue du pathos du roi Marke. Les rôles secondaires sont tous de belle tenue.
Les chanteurs, l'orchestre et le maestro Byschov ont récolté une énorme ovation. L'équipe de production a reçu un accueil plus mitigé partagé entre applaudissements et huées. Nous avons préféré le olé au tollé.
* La captation de 3Sat (et ses plans rapprochés) est disponible jusqu'au 27 août 2024 sur la médiathèque de la chaîne ARD.
Direction musicale Semyon Bychkov
Mise en scène Thorleifur Örn Arnarsson
Scénographie Vytautas Narbutas
Costumes Sibylle Wallum
Dramaturgie Andri Hardmeier
Lumières Sascha Zauner
Tristan Andreas Schager
Mark Günther Groissböck
Isolde Camilla Nylund
Kurwenal Olafur Sigurdarson
Melot Birger Radde
Brangäne Christa Mayer
Un berger Daniel Jenz
Un timonier Lawson Anderson
Jeune marin Matthew Newlin
Crédit photographique © Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele
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